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"Pour tous les séropositifs ivoiriens, les séquelles seront là"

Tribune publiée dans Le Monde sous le titre : "L’attention aux malades du sida, baromètre de l’humanité"


LeMonde.fr | 05.04.11 | par Xavier Anglaret, Françoise Barré Sinoussi, Renaud Becquet, Christine Danel, Eric Fleutelot

Le sida  , au début "maladie des homosexuels et des drogués", puis des "pays pauvres qui n’auraient jamais les moyens d’y faire face", est devenu un des symboles du combat universel pour l’accès aux soins. Parce que son équation initiale paraissait insoluble – comment traiter à vie des dizaines de million de personnes, avec des médicaments chers, dans des pays à ressources limitées – le sida   a décuplé les énergies militantes. Son émergence en pleine mondialisation et sa position au carrefour d’autres grandes maladies infectieuses a fait le reste, cristallisant autour de ce fléau une nouvelle forme de lutte.

Avec ses acquis évidents – la levée de fonds internationaux, la mise en place rapide de grands programmes, l’accès aux médicaments génériques, la lutte contre les discriminations, la création de réseaux associatifs sans frontières… –, et malgré ses échecs et ses doutes, cette lutte a ouvert une brèche dans le sacro-saint raisonnement du "chacun dans son pays et selon ses moyens, et la charité fera le reste". Désormais, on rêve de mécanismes de solidarité internationale pérennes pour les maladies chroniques. Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit bien là d’un embryon de sécurité sociale mondiale, au nom d’une vision humaniste du droit à la santé.

La Côte d’Ivoire a été à la pointe de ce processus. En ce moment, elle le piétine. Les malades y perdent leurs droits. Certains sont terrés chez eux ou fuient leur domicile, de peur d’être ciblés sur leur patronyme, et tués. Quand ce n’est pas le cas, ils accèdent à des centres de soins qui se dégradent à grande vitesse, où un personnel brave des difficultés sans nom pour venir travailler sans salaire. Le système est désorganisé, les commandes non faites, la peur du lendemain constante… La prévention est stoppée et les femmes enceintes séropositives ne peuvent plus recevoir les traitements qui éviteraient la transmission du VIH   à leur futur bébé. Une minorité d’idéologues populistes a réussi à créer en quelques semaines les conditions d’une gigantesque et cynique partie d’échec dans laquelle les malades sont des pions. Ceux qui vivent avec le VIH   ont un besoin vital de renouveler leur traitement et font partie des plus fragiles, donc des plus intéressants : après les déplacés de guerre, les civils morts ou blessés à l’arme lourde, on s’envoie ainsi maintenant à la figure les malades privés de médicaments, comme autant de chair à canon médiatique.

C’est l’occasion de le dire haut et fort : l’humanité se mesure à l’attention qu’on porte aux faibles, aux enfants, aux aînés et aux malades. Les femmes, les hommes et les enfants vivant avec le VIH   sont vulnérables parce que leur traitement ne souffre aucune interruption et que la moindre perturbation dans la chaîne des soins les met en difficulté. Il serait indécent d’assister à leur calvaire actuel en se bornant à constater que "c’est la guerre" ! Un malade qui a peur de franchir un barrage de miliciens en raison de son origine, ce n’est pas "la guerre", c’est le retour de la bête immonde. Les politiciens aventuriers jouent avec le feu, en se disant "tout rentrera dans l’ordre, on oubliera". L’héroïsme quotidien – le mot n’est pas trop fort – constaté en ce moment chez le personnel de santé en Côte d’Ivoire permet de conforter l’idée que le pays s’en sortira et que le circuit de soins repartira. Mais pour tous les séropositifs, les séquelles seront là. Aux morts pendant la crise vont s’ajouter ceux qui petit à petit vont mourir, au fil des années, en raison des conséquences à long terme de ces interruptions de traitement intempestives.

Ce qui se passe actuellement en Côte d’Ivoire doit donc servir de leçon. A ceux, minoritaires, qui ici ou ailleurs voudraient se servir des malades comme d’une arme politique, et se permettent de remettre brutalement en question des années d’efforts et de progrès, il faut une réponse basée sur la justice. On a tout dit sur la nécessaire protection des civils pendant les conflits, et sur les crimes de guerre que constituent les atteintes aux plus faibles. Parmi les crimes à sanctionner doit figurer en bonne place l’entrave à l’accès aux soins.

Xavier Anglaret, Médecin (Abidjan), Françoise Barré Sinoussi, docteur es sciences, lauréate 2008 du prix Nobel de médecine, administratrice de Sidaction (Paris), Renaud Becquet, docteur es sciences, administrateur de Sidaction (Bordeaux, Abidjan), Christine Danel, médecin (Abidjan) Eric Fleutelot, directeur général adjoint International de Sidaction (Paris)


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 5 avril 2011

 

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