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Côte d’Ivoire : La peur et le silence mettent les filles en danger


MAN, 3 juillet - Plusnews - Quand les parents de la petite fille sont venus à l’hôpital régional pour que l’on constate le viol de leur enfant de huit ans, les médecins n’ont pu être d’aucun secours : l’agression avait eu lieu trois ans auparavant.

“Ils voulaient un papier parce qu’une action en justice était en cours. Ils n’ont pas compris les conséquences du viol sur l’enfant ni ce qu’on pouvait faire pour éviter le VIH  ”, se désole le docteur Louis Kakudji, le coordinateur médical de l’organisation internationale Médecins sans frontières (MSF  ), qui gère l’hôpital de Man, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, depuis près de quatre ans.

Les populations de cette région proche du Liberia et de la Guinée ont souffert de multiples exactions et de nombreux viols ont été perpétrés sur les femmes et les jeunes filles, pour une large part par les soldats qui se sont battus pour le contrôle de cette zone riche et stratégique.

“Les violences sexuelles n’avaient pas cette ampleur avant, les viols sur mineures sont nés avec la crise”, estime Albert Seu, le président d’IDE Afrique, une ONG ivoirienne qui soutient 750 personnes, surtout des enfants et des veuves de Man et de Danané, une petite ville située 80 km plus à l’ouest.

Mais pour les acteurs humanitaires, rien n’est plus difficile que d’identifier les victimes de ces violences, afin de les mettre à l’abri des infections sexuellement transmissibles (IST), dont le VIH  , et des grossesses indésirées.

Alors que les IST sont la deuxième cause de consultation à l’hôpital de Man, MSF   n’a répertorié que de deux cas de viol en mars et avril dernier, dont l’un s’était passé sept mois auparavant : la jeune fille venait consulter pour la grossesse qui en résultait.

Or si le viol a été commis plus de 72 heures avant la visite chez le médecin, il est impossible d’administrer la prophylaxie post exposition au VIH   dont dispose MSF   à l’hôpital, un établissement qui prend en charge les victimes de sévices et les personnes infectées au VIH  .

Si les cas de violences sont rares, l’organisation humanitaire doit néanmoins faire face à de nombreux cas d’interruption clandestine de grossesse et à leurs conséquences, souvent désastreuses, selon le docteur Kakudji.

“La situation est encore très instable”, raconte-t-il. “Nous voyons des cas d’avortements traditionnels à l’hôpital : on devrait avoir beaucoup de cas de violences. Or, on en a aucun... Est-ce que ça veut dire qu’il n’y en a pas ?”

Pour les acteurs de la protection de l’enfance, la peur des représailles — dans le cas de violences perpétrées par les forces armées — et la culture du silence — entretenue par les familles et les communautés - expliqueraient en grande partie cette chape de plomb.

La peur des représailles

“Il y a beaucoup de militaires ici : ce sont eux qui ont la force, les armes. La loi, c’est les armes, on préfère se tenir à l’écart”, poursuit le docteur Kakudji. “La peur des représailles existe même chez les médecins, ils ont peur de dénoncer ou d’en parler.”

C’est également ce que constate un acteur humanitaire, qui travaille dans la région de Man et qui a souhaité garder l’anonymat : le viol, dit-il, est “monnaie courante maintenant parce qu’il y a un vide juridique. Qui va punir ? Il n’y a personne ici qui protège les populations”.

Outre la sensibilisation des combattants de la rébellion à un comportement responsable et soucieux des droits de l’Homme, l’organisation américaine Comité international de secours (ou International Rescue Committee, IRC, qui garantit l’adoption prochaine d’un code éthique) a mis en place des centres d’accueil communautaire pour environ 80 femmes, victimes de violences, pour les mettre à l’abri et leur donner un métier.

En deux mois, trois cas de violences sexuelles ont été identifiés par les équipes de Kenneth Laura, le coordinateur d’IRC à Man.

“Malgré la sensibilisation que nous faisons sur les antennes des radio ou dans les communautés, il n’y a pas beaucoup de cas, c’est loin d’être dramatique”, note-t-il.

Le programme d’IRC devrait néanmoins être prolongé jusqu’en mai 2007.

Pour le psychologue de l’équipe, Ernest Anda, beaucoup d’atrocités ont eu lieu pendant la guerre, les femmes en ont été victimes mais “le temps a passé”.

“Nous constatons des syndrômes post-traumatiques, les filles ont géré leur stress seules, comme elles ont pu. Les viols ne se déclarent pas comme ça.”

Selon M. Anda, les filles-mères, le plus souvent âgées entre 14 et 25 ans, sont celles qui souffrent le plus de cette situation — et qui vivent dans la plus grande précarité.

Souvent, admet-il, ce sont les familles elles-mêmes, appauvries par la guerre, qui poussent les adolescentes à aller chercher de l’argent.

Les activistes d’IDE Afrique, et la dynamique Soeur Geneviève, du Foyer Notre Dame à Man, connaissent bien cette loi du silence, les violences quotidiennes et les traumatismes dissimulés dans l’intimité des cours familiales.

“Il y a une évidente ambivalence des familles”, explique ainsi Soeur Geneviève, qui gère avec Père Emmanuel ce Foyer modèle du Diocèse aux confins de Man, un ensemble de bâtiments en partie neufs entouré d’un jardin tropical qui inspire le calme et l’étude.

“Les filles se donnent facilement, il y a peu de résistances”, poursuit-elle. “Il y a de nombreux parents qui l’encouragent : ça apporte à manger à la maison, la voiture du beau gars est pimpante, c’est une garantie pour l’avenir. Et puis, il y a des parents qui sont incapables de redresser leurs enfants, parce qu’elles deviennent puissantes.”

Parmi les 150 jeunes filles âgées entre 12 et 20 ans qu’abrite le Foyer, une trentaine est déjà mère. Elles ont toutes été abandonnées ou négligées par leur famille (ou orphelines) au point d’avoir des comportements qui mettent en danger leur vie ou, au moins, leur santé.

Certaines ont été rejetées par leur communauté pour avoir été avec des soldats, d’autres ont été violées ou blessées — à l’instar de cette jeune fille de 14 ans, tombée enceinte après avoir été victime d’un viol collectif perpétré par des soldats pour punir son village.

Toutes s’initient à la lecture et au calcul (seulement un cinquième des filles a un jour été à l’école), se forment à un métier et à une vie en collectivité tandis que les bébés, tous de moins de deux ans, ont une crèche, à proximité des salles de cours.

“La plupart des filles-mères a fréquenté des check-points [barrages de contrôle posés par les soldats] et a été associée aux forces combattantes”, explique Soeur Geneviève.

“Il faut avoir le courage de parler, les hommes en armes sont partout. Même si les gens sont par nature pacifiques, il y a beaucoup de haine, beaucoup d’humiliations et de traumatismes”, poursuit-elle.

Le bouleversement des systèmes sociaux né de la guerre provoque des renversements de situation difficile à gérer pour les communautés, admet Soeur Geneviève.

Elle explique que “les filles peuvent facilement faire souffrir leurs parents, en raison de leurs accointances avec les rebelles” qui ont tenté de prendre le pouvoir en septembre 2002.

Mais si le Foyer Notre-Dame fait ce qu’il peut, et sans beaucoup de moyens, pour mettre les jeunes filles à l’abri de la précarité, rien n’est fait pour les protéger contre le VIH   et les IST, au grand dam de Soeur Geneviève.

“Personne ne nous aide à prendre soin de la santé des filles, c’est une grande préoccupation, une grande frustration : nous avons énormément de besoins”, explique-t-elle. “Après 18 heures, les filles quittent le Foyer et peuvent avoir, de nouveau, des comportements à risque.”

Mobiliser les communautés

Or les IST sont les “grands problèmes pour les femmes violentées : elles ne disent rien et transmettent les infections à leurs petits amis”, selon le docteur Kakudji, de MSF  .

Les militants d’IDE Afrique tentent, eux aussi, de répondre à la difficulté et, pour cela, s’adressent aux communautés, en amont, tout en se lançant dans des activités de dépistage, de conseils et d’écoute psychosociale.

“La définition des violences ne s’accorde pas avec notre culture”, commente Frédéric Lion, responsable de l’ONG à Man. “Mais si on arrive à définir avec la communauté qu’est-ce que la violence et pourquoi on doit s’en occuper, on peut arriver à quelque chose.”

Outre un centre de conseil et de dépistage volontaire du VIH  , IDE Afrique sensibilise les populations dans les villages et visite les patients à leur domicile, une proximité qui permet à la cinquantaine d’agents communautaires de détecter facilement les cas de violences et d’abus sexuels.

“Le fait d’être implantés dans les communautés nous aide, les gens nous acceptent, c’est plus facile d’évoquer les violences et d’aborder les implications psychologiques et médicales de tels actes”, constate M. Lion. “Quand il y a un problème médical, on peut susciter la parole et trouver la solution.”

Selon les acteurs humanitaires de Man, de Danané et même de Bouaké, une ville située à 450 km plus à l’est, la situation de guerre que vit la Côte d’Ivoire, notamment dans sa partie nord, privée de contrôle gouvernemental, contribue à alimenter ces situations de précarité, en n’offrant que peu de solutions pour les victimes.

“Les filles et leurs parents ont réalisé qu’elles pouvaient ramener quelque chose à manger à la maison. Beaucoup de très jeunes filles sont aujourd’hui dans la rue, vulnérables à toutes sortes de violences et d’abus”, explique ainsi Penda Touré, la responsable du centre SAS (Santé Afrique Solidarité), un centre intégré de prise en charge des personnes vivant avec le VIH   en plein coeur de Bouaké, le quartier général de la rébellion des Forces nouvelles.

Comme IDE Afrique, le centre SAS a intensifié les visites à domicile dès l’apparition des premières, et très jeunes, filles-mères.

“Si l’on ne tombe pas sur ces cas lors de nos visites, il y a peu de chances qu’on les retrouve à l’hôpital. Même si la personne veut venir se faire soigner... encore faut-il qu’elle ait l’argent pour se déplacer”, ajoute Albert Seu. “La zone est à risque : une fille, on l’a déjà vu, peut devenir du bétail sexuel.”


Publié sur OSI Bouaké le lundi 3 juillet 2006

 

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