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Douch fait appel de sa condamnation

Tandis que s’élèvent des cris de colère après le verdict du tortionnaire khmer rouge


Les carnets de Phnom Penh - 27/07/2010 - A.V.

Condamné hier à 35 ans de prison pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, Kaing Guek Eav, alias Douch,va faire appel de sa condamnation par la chambre de première instance des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), a annoncé mardi à l’AFP, son avocat, Kar Savuth.

L’ex-directeur du centre de torture S-21 établi dans la capitale cambodgienne, Phnom Penh, entre 1975 et 1979, devrait donc avoir droit à un deuxième procès dans les prochains mois.

Douch est le premier haut responsable Khmer rouge condamné par une juridiction internationale. Retour en images sur des extraits du verdict dans la vidéo ci-dessous :


Au Cambodge, cris de colère après le verdict du tortionnaire khmer rouge

26 Juillet 2010 Par La rédaction de Mediapart - Un reportage au Cambodge d’Anne-Laure Porée

« Duch a sûrement eu vent des rumeurs qui circulaient dans Phnom Penh... C’est ce que j’ai pensé en le voyant entrer au tribunal, il était très décontracté. La veille, la rumeur circulait qu’il allait prendre vingt ans. » Chum Sirath, vice-président de l’association de victimes Ksem Ksan, ironise. Le verdict rendu contre « l’assassin » de ses deux frères et de sa belle-sœur le désole. Lorsque Duch dirigeait le centre khmer rouge S21, entre 1975 et 1979, plus de 12.273 personnes y furent exécutées. Les estimations des archivistes poussent parfois jusqu’à 20.000 victimes. Hommes, femmes, enfants étaient détenus à S21 parce que soupçonnés d’être des ennemis du régime de Pol Pot, des agents de la CIA ou du KGB. Au royaume de la déshumanisation, ils subirent les pires conditions de détention, la torture destinée à extorquer leurs aveux et l’exécution.

Alors quand les familles des victimes ou les survivants de cet enfer entendent que Duch est condamné à 35 ans de prison, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, ils trouvent que c’est trop peu. Mais ils ne s’attendent pas au deuxième choc. En coulisses les avocats leur expliquent que concrètement, avec les remises de peine, Duch passera 18 à 19 ans en prison. L’homme a 67 ans, il est en pleine forme, les parties civiles l’imaginent déjà libre. « Dix-huit ans, vous vous rendez compte ! On ne peut pas accepter ça. Impossible, impossible ! », glisse Sunthary Phung. « Ça ne reflète pas la gravité des crimes commis même si la responsabilité de l’accusé a été formellement reconnue », approuve Antonya Tioulong. Le plus virulent est sans aucun doute Chum Mey. A 79 ans, il est l’un des trois hommes survivants de S21. Il ne retient pas sa colère : « Si Duch sort de prison après dix-huit ans, est-ce que le peuple khmer sera content ? Et les victimes ? Est-ce que le monde sera content ? Je vous demande si le monde sera content ! Beaucoup de gens ont été tués, beaucoup de dollars dépensés mais le criminel est libéré. Est-ce que vous êtes contents ? Moi, je ne suis pas content ! Je pleure encore une fois ! J’ai été victime du régime des Khmers rouges et aujourd’hui je suis victime encore une fois. »

Pour ces hommes et ces femmes abattus, la seule option convenable était la perpétuité, comme l’explique Theary Seng, de l’Association des victimes des Khmers rouges : « Duch aurait pu recevoir plusieurs sentences à vie, même avec des circonstances atténuantes ! Qu’il soit libre un jour, ne serait-ce qu’une minute, c’est inacceptable. » Chum Sirath parle volontiers de « simulacre de justice ». Comme nombre de Cambodgiens, il compare la peine imposée à Duch et les peines pratiquées dans les tribunaux communs au Cambodge. Un voleur de moto écope couramment de plusieurs années de prisons.

Un accusé manipulateur

Dans le pays, nombre de Cambodgiens qui n’ont pas été victimes de S21 s’identifient aux parties civiles et craignent eux aussi la libération de l’accusé. Peur irrationnelle ? A leur décharge, Duch n’a pas ménagé son public pendant les 77 journées d’audience.

Suivant la ligne de défense de son avocat français, François Roux, il commence en mars 2009 par plaider coupable, il reconnaît en grande partie ses responsabilités, il exprime des remords, il a ses moments de vulnérabilité. En même temps, en ne rentrant pas dans le détail de ses actes, il se cantonne à l’image d’un simple exécutant, certes zélé, mais contraint par la terreur. A l’heure des plaidoiries finales, coup de théâtre, Duch demande sa libération. Il désavoue la stratégie de son avocat français et se rallie à celle de son avocat cambodgien, Kar Savuth. Ce dernier estime que son client n’est pas un haut responsable khmer rouge et donc qu’il n’a pas à être jugé par ce tribunal d’exception.

Les familles des victimes dénoncent un accusé manipulateur. A la lecture du verdict, certaines s’offusquent d’ailleurs de la retenue de circonstances atténuantes liées à la coopération de l’accusé dans le travail pour établir la vérité. L’Association Ksem Ksan déclare : « La soi-disant coopération de Duch est une tactique manipulatrice puisqu’il n’admettait les faits que lorsqu’il y avait des preuves écrites. » Antonya Tioulong, Sunthary Phung, s’accordent à dire qu’elles n’ont en effet rien appris sur le sort de leurs proches. Elles ne sont pas seules à s’en plaindre.

Deux autres points du jugement alimentent la colère. D’abord l’absence de réparations. Rappelant que l’accusé n’était pas solvable, le tribunal s’est en fait déclaré incompétent sur la question. « Les juges ont complètement escamoté le débat de savoir comment les choses pourraient être financées pour ne retenir que les choses immédiatement faisables. Ce n’est pas normal », commente l’avocat Alain Werner.

Le second point de contestation concerne le rejet de certains dossiers de parties civiles. Hang Savan, qui a suivi régulièrement les audiences, s’est constituée partie civile pour défendre la mémoire de son oncle. Elle a retrouvé sa photo à S21 mais les juges ont estimé le dossier insuffisant et ne l’ont pas reconnue comme partie civile. Les avocats sont scandalisés, ils clament combien il est difficile de prouver parfois au Cambodge de simples liens de parenté quand les documents ont disparu ou n’existent pas.

La politique criminelle des khmers reconnue

S’il est un terrain d’accord entre tous, c’est que cette journée restera historique. « Le verdict marque la reconnaissance juridique crédible de la nature criminelle de la politique des Khmers rouges », déclare la procureure cambodgienne Chea Leang. « C’est une date historique pour toute la nation cambodgienne. » Pour Ou Savrith, partie civile, la reconnaissance des crimes de Duch par le tribunal était « quelque chose de presque inespéré. A ce niveau-là, nous avons été compris ».

Le seul en désaccord est l’accusé. Son avocat Kar Savuth prévenait avant même le verdict qu’il ferait appel si son client était condamné à une seule journée de prison. Ainsi, il s’abstenait de toute conférence de presse à la sortie de l’audience. François Roux, quant à lui, a préféré rester discret : « Je forme mes vœux pour que ce procès, notamment par la coopération de l’accusé à la Justice, ait apporté un début de réponse au peuple cambodgien sur la tragédie qu’il a vécue », écrit-il. « Pour qu’il ait pu apaiser un peu la terrible souffrance des victimes, pour qu’il ait servi à poser la nécessaire question de la désobéissance prônée par Gandhi et Hannah Arendt, et plus encore celle de “l’homme derrière le bourreau”, pour qu’il aide Duch à quitter les loups et à revenir parmi les hommes, pour qu’en somme il ait servi la Justice. »

Les parties civiles ne peuvent faire appel des décisions prises que conjointement avec les procureurs. Ces derniers ont trente jours pour agir et pour prendre la température dans le pays. Car pour l’instant la confusion règne. Ceux qui ont regardé les informations à la télévision comprennent que Duch passera ses 35 prochaines années en prison. Et ça leur convient plutôt.

Les inquiétudes se cristallisent sur ce premier jugement car, en toile de fond, il y a le procès suivant, celui de Khieu Samphan (ancien président de l’Etat khmer rouge), Ieng Sary (ancien ministre des affaires étrangères), Ieng Thirith (ancienne ministre des affaires sociales) et Nuon Chea (numéro 2 du régime, bras droit de Pol Pot). Ils sont notamment poursuivis pour crimes contre l’humanité et génocide. Dans ce procès numéro 2, qui débutera en 2011, les parties civiles se comptent par milliers.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 27 juillet 2010

 

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