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Somalie : une enquête de l’ONU confirme le détournement de l’aide alimentaire

Un pays où 50% de l’aide alimentaire fournie par le PAM est détournée par un cartel d’hommes d’affaires


Posts Afrique - 13/03/2010 - Par Christophe Ayad

Le rapport d’experts des Nations unies sur l’aide alimentaire en Somalie doit être rendu public la semaine prochaine. Mais l’essentiel de ses conclusions ont fuité dans la presse. Et elles sont accablantes : près de la moitié de l’aide distribuée par le Programme alimentaire mondial (PAM) est détournée et une grande partie d’entre elle est contrôlée par un « cartel » de trois hommes d’affaires somaliens, qui se partagent 80% du marché de sa distribution. Cette enquête confirme les révélations de notre correspondante à Nairobi, Stéphanie Braquehais, dans Libération du 12 octobre 2009 (article ci-dessous).

Selon le Groupe de contrôle sur la Somalie, 30% de l’aide alimentaire est détournée par des partenaires locaux et les personnels de l’agence, 10% par les transporteurs routiers et 5 à 10% par les groupes armées, dont la milice islamiste des Shebab, en guerre avec le gouvernement fédéral de transition. Le PAM ne peut pas travailler en Somalie en raison de l’insécurité qui y règne : l’agence onusienne est donc obligée de recourir à des entrepreneurs locaux, qui se partagent un marché de 200 millions de dollars. Le PAM a d’ailleurs cessé de travailler avec les trois hommes d’affaires mis en cause par les experts du Groupe de contrôle. Mais cette enquête, aussi salutaire que nécessaire, pourrait avoir des effets dévastateurs si les donateurs en prenaient prétexte pour diminuer leur aide aux Somaliens, qui en ont plus besoin que jamais alors que les combats redoublent de violence à Mogadiscio.


Aide alimentaire de l’ONU   : la faille somalienne

Libération - Monde 12/10/2009

L’assistance humanitaire internationale, sous-traitée à une poignée d’entrepreneurs locaux, pourrait être détournée par les milices islamistes du groupe Al-Shebab.

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Par STÉPHANIE BRAQUEHAIS correspondante à Nairobi

« Ici, l’aide humanitaire, on l’appelle le robinet. Le problème, c’est qu’il est rempli de trous, et ce qui arrive à la population n’est plus qu’un mince filet d’eau ! » Ce constat cynique dressé par Mohammed, un habitant de Mogadiscio, ancien employé d’une ONG internationale, commence à se répandre au plus haut niveau, parmi les bailleurs de fonds, de plus en plus préoccupés par des allégations de détournement de l’aide alimentaire. Il pourrait bénéficier aux milices islamistes extrémistes Al-Shebab, qui mènent une guérilla acharnée contre le gouvernement de transition soutenu à bout de bras par la communauté internationale.

Renforcé par des centaines de combattants étrangers, venus de Tchétchénie, du Pakistan, ainsi que des Somaliens de la diaspora des Etats-Unis ou de Suède, Al-Shebab, revendique désormais clairement son affiliation à Al-Qaeda. Une vidéo, intitulée Labaik ya Osama (« A ton service Oussama ») a été diffusée, il y a deux semaines, sur plusieurs forums jihadistes, montrant des camps d’entraînement et des miliciens au visage entouré d’un keffieh, se battant dans les rues de Mogadiscio. Les milices radicales contrôlent près des trois quarts du pays et les deux tiers des 3,6 millions de personnes qui, selon l’ONU  , ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence, se situent dans leur zone d’influence.

Les Etats-Unis, qui ont inscrit Al-Shebab sur la liste des groupes terroristes en février 2008, sont également les principaux financiers de l’aide en Somalie (237 millions de dollars l’an dernier, environ 160 millions d’euros) et fournissent les deux tiers des fonds du Programme alimentaire mondial (PAM). Mais, depuis quelques mois, sans le clamer haut et fort, ils ont suspendu leur aide à la Somalie de peur de contribuer indirectement au financement… du terrorisme islamiste. Et tout aussi discrètement, Washington a missionné l’Ofac, un organisme de contrôle des avoirs étrangers qui dépend du Trésor américain, afin d’identifier les voies de financement du terrorisme et, le cas échéant, de sanctionner. Confrontée à ce coup dur, l’ONU   multiplie les appels à l’aide internationale car le manque à gagner cette année (57% de dons reçus sur un milliard de dollars demandés), dû également à la crise financière, pourrait conduire à une « catastrophe humanitaire », selon les termes d’un communiqué du PAM début septembre.

Sous-traitants. « Je ne suis pas certain du niveau de détournement et pour le moment il n’y a aucune preuve que les Shebab en bénéficient directement, mais c’est un problème majeur auquel nous sommes actuellement confrontés », reconnaît Mark Bowden, le coordonnateur permanent des Nations unies pour la Somalie. Depuis juin, une enquête est en cours au sein du PAM, par un organisme interne chargé de déterminer le niveau de détournement de l’aide alimentaire. Visiblement peu à l’aise, Peter Smerdon, porte-parole du PAM à Nairobi, refuse de commenter ces allégations. « Nous ne pouvons rien dire tant que l’enquête est en cours. »

Parallèlement, le groupe de contrôle des Nations unies chargé d’évaluer l’application de l’embargo sur les armes en Somalie (qui date de 1992) enquête plus particulièrement sur les contrats négociés par l’agence de l’ONU   avec des entrepreneurs somaliens. En effet, toute l’aide alimentaire du PAM passe par des sous-traitants locaux. Or, sur la liste de 29 sociétés présélectionnées pour l’acheminement, trois riches entrepreneurs bénéficieraient majoritairement des contrats, à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars : Abdulkadir Abukar Omar Adani, ancien financier des Tribunaux islamiques, Abdulkadir Eno, un Somalien de nationalité américaine, et Mohammed Deylaf, un homme d’affaires somalien. D’après un rapport interne de l’ONU   daté de février, obtenu par Libération, les agences onusiennes « ont tendance à se reposer sur un groupe restreint d’entrepreneurs […] depuis une longue période, donnant l’impression d’un marché fermé. Les mêmes individus pourraient être derrière de nombreuses sociétés en compétition pour les mêmes contrats. Si les appels d’offres ne sont pas authentiques, alors un cartel pourrait être en train d’opérer. » Un cartel qui aurait pris le PAM en otage et qui disposerait d’un pouvoir d’influence disproportionné… Le volume de l’aide, multipliée par vingt en l’espace de huit ans, « pose des risques considérables en terme de crédibilité et de réputation, en raison notamment de l’exploitation involontaire de l’assistance ».

Ces hommes d’affaires répliquent que pour acheminer les convois de camions dans les zones contrôlées par les Shebab, ils sont parfois contraints de payer, mais qu’en tant que commerçants, ils restent neutres et ne sont engagés auprès d’aucune faction. « Sur trente camions transportant des sacs de maïs ou d’autres denrées alimentaires, la moitié est récupérée par des groupes armés, que ce soit les Shebab, leurs alliés, ou même des milices progouvernementales, raconte Abdiaziz, un habitant de Mogadiscio qui vit dans une zone sous contrôle Shebab. La nourriture est ensuite revendue au marché de Bakara, où on voit encore les emballages estampillés Nations unies. »

Les déplacés, sans recours, ne peuvent que se plier à ces règles. En guerre civile depuis dix-huit ans, la Somalie est devenue une zone de non-droit, où les expatriés ne peuvent plus poser un pied sans risquer d’être kidnappés ou tués. Depuis janvier 2008, 42 travailleurs humanitaires ont été tués, 38 kidnappés et 10 sont toujours captifs. La distribution de l’aide ou les projets reposent donc sur des ONG locales et ces entrepreneurs somaliens, qui disposent de leur propre escorte armée pour acheminer l’aide dans les camps de déplacés, qui abrite, estime-t-on, 1,5 million de personnes, répartis essentiellement aux alentours de Mogadiscio, le long de la route menant vers Afgoye (à 30 kilomètres de la capitale). Difficile dans ce contexte de contrôler la destination finale de l’aide. « On est pris en otage, témoigne un employé d’une agence onusienne. On ne peut presque pas aller sur le terrain pour vérifier ce qui se passe. Tout repose sur la confiance envers les ONG locales et les employés somaliens. Mais le problème, c’est qu’ils risquent aussi leur vie s’ils dénoncent les malversations. Parfois, un de mes employés me raconte un détournement de plusieurs camions à Mogadiscio par des milices, ou par le gouvernement lui-même, mais il est terrifié que je puisse le répéter. Les bureaux des Nations unies se contentent des documents signés qui leur arrivent à Nairobi et c’est tout. En fait, si je veux savoir si certains projets ont vraiment été mis en place, je risque ma vie et celle des employés locaux. »

Faux camps. Contrairement à d’autres pays en conflit, où le Haut-Commissariat aux réfugiés assure une présence permanente, les camps de déplacés en Somalie sont gérés localement et le responsable de chaque camp, un Somalien, est chargé de transmettre le nombre de réfugiés. Le plus souvent « fantaisiste », admet un humanitaire, témoin à quelques reprises de ce genre de manipulation. Les rares visites d’internationaux sur le terrain pour vérifier ces données sont minutieusement anticipées. « Quand une visite a lieu, des centaines de familles se précipitent dans des faux camps, parsemés de tentes fabriquées à la hâte avec des bâches en plastique et du bois. Ces camps ressemblent à s’y méprendre aux vrais. On les appelle en somali les buush bariis, camps spontanés pour le riz », explique un journaliste somalien, qui se garde bien d’écrire sur le sujet car il sait qu’il pourrait le payer de sa vie. « L’aide alimentaire gérée par l’ONU   constitue, pour les hommes d’affaires somaliens, une manne financière importante, confie un officiel du gouvernement de transition sous couvert d’anonymat. On ne voit pas de résultats sur le terrain, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi les bailleurs continuent aveuglément à donner autant d’argent. L’aide humanitaire en Somalie ne fait que nourrir la guerre depuis de nombreuses années, c’est un système bien en place. »

Pour plusieurs diplomates à Nairobi, une des difficultés réside également dans le fait que le gouvernement de transition est jeune et réunit beaucoup de ministres qui n’ont pas toujours la formation pour coordonner l’aide. « L’aide bilatérale n’est pas viable pour le moment et nous sommes contraints de passer par les agences onusiennes, admet un représentant d’une ambassade dont le pays fournit une aide importante pour la Somalie. C’est loin d’être la situation idéale. Ce débat risque de décrédibiliser l’aide humanitaire en Somalie et nous pourrions avoir des difficultés à continuer à donner. Nous ne voulons pas être utilisés, et si nous avons la preuve qu’il y a détournement, on devra se retirer. Mais alors, des millions de personnes ne pourront pas être assistées… » Comme le résume un responsable de l’ONU  , le choix pourrait se résumer à « laisser des millions de personnes mourir de faim, ou risquer de nourrir la guerre et financer des groupes terroristes ».

http://www.liberation.fr/monde/0101...


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 13 mars 2010

 

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