Accueil >>  Zone Franche

Pourquoi les jeunes Soudanais émigrent-ils ?

Dans un village du Sud Soudan, la pression sociale pousse les jeunes à émigrer pour "réussir". Pour les parents, mieux vaut partir loin que mourir à cause de la guerre ou la pauvreté.


Blog Chemk’Africa, Edgar C. Mbanza, 25/09/2009. Ilek l’institutrice connaît tout le monde, dans ce petit village situé à une dizaine de kilomètres de Juba, capitale du Sud Soudan. Elle salue par la main et cause chaque fois qu’elle croise un groupe, avant de traduire, à nous autres visiteurs étrangers.

Avec la fin de la guerre en 2005, elle est devenue l’informatrice attitrée des rares chercheurs, ONG et autres journalistes qui s’aventurent au-delà de la grande ville voisine. Car ici, il ne reste rien de la grandeur passée des Dinkas - principale tribu. La guerre a tout rasé... Et personne ne veut plus y rester.

A un petit "bonjour" d’introduction devant le bar du coin, le tenancier répond : "Ca semble aller. La nuit est passée et demain sera un autre jour". Bouteille aux lèvres, trois vieillards s’amusent à moquer un jeune passant qui porte sur sa tête un seau d’eau. L’un d’eux lance : "A l’époque, on avait déjà femme et enfants à son âge. Lui, il est toujours chez sa mère. C’est même lui qui vient puiser l’eau...."

Les autres rigolent, et le moqueur poursuit sous les encouragements. "Le fils de mon cousin, qui a son âge, est parti travailler en ville, cela fait 5 ans. Il a déjà de quoi s’en aller ’là-haut’ (loin, à l’étranger, en Occident). Lui, c’est un vrai homme. Il va envoyer régulièrement de l’argent à sa famille".

Histoires de ceux qui sont partis. Les récits de bravoure des enfants partis sont nombreux. Un dernier arrivé dans notre conversation ne tarde pas à raconter le sien. "Vous vous souvenez du garçon qui tenait le bar d’en face. Il est parti à Juba, et aux dernières nouvelles, il est déjà ’là-haut’. On dit que les Blancs l’ont cherché, poursuivi, tiré dessus, et qu’il les a semés. Il a toujours été un vrai guerrier, lui. On dit qu’il envoie déjà de l’argent, qu’il veut construire un immeuble en étage..."

On dit beaucoup de choses ici, à propos des enfants partis... Beaucoup d’histoires sont rapportées par des habitants fascinés par la route vers l’Occident ; mais rien en rapport avec tous ces drames qui frappent les partants.

La mer ne leur fait pas peur. La radio diffuse régulièrement des dépêches d’agence sur les naufragés du Golfe d’Aden. Mais la mort, la mer, personne n’en a peur vraiment. Dans la région, beaucoup de jeunes ont disparu avec moins de gloire, de guerre ou de maladies. De faim surtout. Ceux qui "disparaissent là-haut", "eux au moins ont essayé", comme on dit ici.

La réalité est tue, d’après les explications d’Ilek l’institutrice. "Personne ne dit rien sur les échecs de l’émigration. Il y aurait beaucoup de garçons et de filles dont on n’a plus de nouvelles depuis longtemps. Le mois dernier, une dame a été tuée par des bandits qui croyaient qu’elle avait beaucoup de dollars envoyés par sa fille émigrée. On a récemment appris que sa fille était morte en Grèce depuis très longtemps".

Aucun projet de développement. Notre institutrice remarque que tous les adolescents apprennent l’anglais, rien que pour partir, au moins au Kenya ou en Ethiopie, au mieux dans les pays riches. "Ils manquent d’horizon ici".

La situation est en effet l’une des plus paradoxales. Le Sud Soudan, très pourvu en ressources naturelles, a reçu beaucoup d’argent ces derniers années, de la part d’investisseurs et de bienfaiteurs. Alors que l’activité socio-économique s’est énormément développée à Juba la capitale, les populations rurales et les petits villages demeurent encore dans la situation d’après guerre, sans école ni hôpitaux. Sans emploi, surtout.

Ilek l’institutrice s’exclame : "Que voulez vous qu’ils fassent ici, à part boire et vieillir à 30 ans avant de mourir ? Les jeunes qui ne partent pas, ils tombent vite dans le banditisme ou sont recrutés par les milices". Le cauchemar de la sale guerre des décennies passées ne s’est jamais éloigné dans le pays. Depuis quelques mois, la tension monte entre les ex-belligérants...

Recrutement des enfants soldats. Lorsque les nouvelles politiques sont mauvaises, comme en ce moment, les parents tremblent parce que le recrutement - souvent forcé - des enfants a marqué toutes les familles.

Lors de notre précédente visite chez les Dinkas en juin dernier, une mère de famille rencontrée dans un camp parlait avec le sourire de son fils parti. "Le mien, il s’en est allé chercher la vie ailleurs, depuis la saison dernière". Après quelques vérifications, nous avons appris que le garçon en question se trouverait en Somalie, à la recherche de la "voie". La maman reste compréhensive. "Il donnera des nouvelles quand il sera installé", répète-t-elle aux voisins.

Loin d’eux, donc, le débat européen sur les politiques migratoires. Même la souffrance de ceux qui échouent en mer, tout le monde s’en fout au village. "On dit que c’est dur, pour y arriver. Mais une fois là-bas, les choses sont possibles".

Peu importe les mauvaises nouvelles de ceux qui n’arriveront jamais. Depuis peu, la BBC multiplie les messages pour dissuader les migrants de prendre le large, sans résultats. Pour les candidats à l’exode, c’est à la guerre comme à la guerre. C’est par instinct de survie qu’on part des villages assiégés par la faim. A bientôt.


Publié sur OSI Bouaké le lundi 28 septembre 2009

 

DANS LA MEME RUBRIQUE