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Essai sur le don de soi

Christian Baudelot publie avec sa femme Olga un saisissant témoignage sur le don d’organe qui, en associant la sociologie à la psychologie, remet en question les préventions des sociologues sur le don et l’altruisme.


La vie des idées - 2 juillet 2008 - par Igor Martinache -

  • Christian et Olga Baudelot, Une promenade de santé , Stock, mai 2008, 236 p., 18,50€.

Voici donc le nouveau « Baudelot », comme on a coutume de dire dans le monde de l’édition. Un nouveau cru dont le seul cépage devrait suffire à attirer les amateurs (de sociologie bien entendu). D’autant que, pour filer la métaphore mercantile, ce n’est pas un, mais deux « Baudelot » pour le prix d’un que nous avons ici. Car voilà, si une fois de plus Christian Baudelot est écrit à quatre mains, rappelant par ce simple fait, qu’en plus d’être un « sport de combat », la sociologie est un sport d’équipe [1], toute ressemblance avec les ouvrages précédents du jeune retraité semble s’arrêter là. D’abord, parce que Roger Establet, le complice de toujours, a cédé sa place à Olga Baudelot, épouse de Christian et chercheuse en psychologie (oui, vous avez bien lu, un sociologue et une psychologue peuvent parvenir à cohabiter !) spécialisée dans la petite enfance à l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP), et surtout parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une enquête sociologique quantitative comme les affectionne ce dernier, mais d’un « récit de vie ». Un récit que les deux auteurs sont particulièrement légitimés à rapporter puisqu’il s’agit de leur propre vie. Le singulier est ici particulièrement signifiant, tout comme la nécessité pour ce texte d’avoir été écrit conjointement par Olga et Christian Baudelot, car l’expérience qu’ils relatent ici interroge tout particulièrement la question de l’identité individuelle, ici dans le couple.

Il ne s’agit cependant pas exactement d’une auto-analyse destinée à donner un éclairage nouveau aux travaux de l’un ou de l’autre, comme avait commencé à l’effectuer Pierre Bourdieu [2], mais d’un besoin né d’une péripétie arrivée au couple il y a maintenant deux ans. Tout a commencé lorsque Olga a découvert qu’elle était atteinte d’une polykystose rénale, une maladie incurable qui dégénère progressivement vers une insuffisance rénale terminale, synonyme de dialyse, d’épuisement et de dépendance. Un scénario qu’Olga ne connaît que trop bien, car, le mal étant génétique, elle a pu assister au calvaire enduré par sa propre mère, mais aussi par son père qui a fidèlement soutenu son épouse « par tous temps », sacrifiant presque autant qu’elle sa vie antérieure à la maladie. Hantée par ces images, et particulièrement par celle de la fistule qui était venue déformer le bras maternel pour permettre à la dialyse de s’effectuer trois fois par semaine, Olga est alors confrontée à un dilemme : faire revivre cette expérience à son mari et ses deux enfants, déjà spectateurs et acteurs de l’épreuve de ses parents, ou demander à l’un d’entre eux l’un de ses reins. Seule la transplantation, en effet, peut permettre d’enrayer les effets de la polykystose.

Christian se porte aussitôt volontaire, arguant en bon lecteur de Marcel Mauss [3] qu’il le fait d’abord dans son propre intérêt. Et c’est là que commence un véritable parcours du combattant (psychologique) pour les deux époux. Car un don d’organes est loin d’être une opération anodine, surtout lorsqu’elle s’effectue à partir d’un donneur vivant – obligatoirement un proche du receveur –, comme cela arrive dans moins d’un cas sur dix en France. C’est ce périple de plusieurs mois, véritable odyssée vers une vie « normale » ponctuée de tests médicaux, psychologiques mais aussi juridiques, qu’Olga et Christian Baudelot retracent donc au fil de ces pages, chacun prenant la plume à tour de rôle pour livrer ses impressions, rendre compte de ses réflexions, motivations et angoisses personnelles, rendant ainsi deux points de vue sur une même expérience.

On y découvre ainsi les multiples intervenants de la chaîne du « don » d’organes, et notamment la fonction importante de réconfort qu’exercent les témoignages de ceux qui sont déjà « passés par là » (ce qui constitue d’ailleurs la raison d’être principale de ce livre), et plus largement un véritable état des lieux de la greffe d’organes en France aujourd’hui. C’est le « métier de sociologue » qui reprend ici ses droits, et Christian Baudelot ne peut s’empêcher de ponctuer son récit de données statistiques quant aux délais moyens d’attente d’une greffe selon l’organe et le centre de transplantation (tous n’étant pas logés à la même enseigne, loin de là) par exemple, ou de considérations relevant du droit comparé, pour expliquer les spécificités et la logique de la législation française qui encadre ce type d’opérations. Ainsi apprend-on entre autres que la gestion des listes d’attente relève d’une science digne des modèles statistiques les plus élaborés afin d’écarter au maximum tout sentiment d’injustice de traitement de la part des receveurs en attente [4], que, depuis la loi Caillavet de 1976 (révisée en 1994), nous sommes tous présumés accepter le don de nos organes en cas de mort cérébrale, que la greffe de la part d’un donneur vivant suscite des réticences de la part de certains chirurgiens, dont l’un des serments est en effet « d’abord ne pas nuire », et qu’enfin nos législateurs ont bien lu Mauss (et surtout observé les précédents aux États-Unis) en instaurant une barrière d’anonymat entre le donneur décédé et le receveur pour éteindre toute velléité de « contre-don » de la part de ce dernier ou de la famille du premier.

Mais on découvre surtout que l’expérience du don d’organes est une aventure davantage psychologique que médicale. Les chirurgiens maîtrisent désormais leur technique sur le bout des doigts, et les progrès pharmaceutiques ont rendu les questions de compatibilité de moins en moins problématiques, c’est une autre paire de manches en revanche lorsqu’il s’agit de mettre à l’épreuve les motivations du donneur comme du receveur à maintes reprises, et un art presque aussi délicat que celui de la salle d’opérations, celui qui consiste à distiller les informations et laisser ouverte la possibilité de rétractation à tout moment du processus. Ce n’est pas sans un certain amusement que l’on voit ainsi Christian Baudelot arriver fanfaronnant à l’entretien psychologique, en sociologue pétri de certitudes quant aux déterminations « intéressées » de son acte, et remiser ensuite ce costume pour accepter d’écouter (et être écouté par) la spécialiste de la discipline « ennemie ». Celle-ci l’aide ainsi à réfléchir réellement aux implications de son « don », ainsi qu’à accepter d’être admiré pour son acte, autrement dit à admettre qu’il y entre bien une part d’altruisme.

Une « promenade de santé ». Le titre présente donc bien un double-sens : c’est d’abord, au sens littéral, le récit intime d’un parcours de soin particulier, pour reprendre l’intitulé administratif de la Caisse nationale d’assurances maladie. Et s’il n’est pas question ici de l’organisation du système de santé français [5], on peut cependant lire « en creux » un certain hommage à son égard de la part des deux auteurs dont l’intégralité du traitement s’est déroulée dans le cadre du public [6]. Cela leur a en effet permis de regarder a posteriori leur aventure comme une véritable « promenade de santé », au sens figuré de l’expression cette fois, comparée aux souffrances endurées par d’autres patients ou aux risques encourus dans d’autres cas de transplantation. C’est sans doute autant pour essayer un tant soit peu de soulager l’angoisse de ceux qui sont amenés à partager leur expérience que pour poursuivre un travail psychologique qu’on pourrait qualifier de « digestion » qu’Olga et Christian Baudelot ont décidé de rédiger ce récit. Mais sa lecture peut faire plus largement écho chez chacun à son propre vécu, familial et médical, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être aussi plaisante qu’une « promenade de santé »...

Cet article est publié en partenariat avec le site liens-socio sur lequel est paru une première version : http://www.liens-socio.org/


[1] Il semble ainsi bien illusoire d’attribuer les idées développées par un auteur à son seul cerveau, aussi « brillant » fût-il, car cela revient à oublier les inestimables influences qu’exercent sur lui tout son entourage par leurs remarques et questions – cf. à propos des activités artistiques, Les mondes de l’art d’Howard Becker, Flammarion, 1988 [éd. originale : 1982].

[2] Cf. Esquisse pour une auto-analyse, Raison d’agir, 2004.

[3] Essai sur le don, PUF, 2007 [1re édition : 1923].

[4] Certaines mauvaises langues plus ou moins weberiennes diraient que dans ce genre de cas, l’opacité est encore le meilleur gage de légitimité...

[5] Même si Christian Baudelot ne peut évidemment s’empêcher en fin d’ouvrages de glisser un petit plaidoyer en faveur du maintien d’un haut niveau de socialisation des dépenses de santé – mais aussi quelques critiques à l’égard de l’insuffisant développement de la transplantation rénale dans l’Hexagone, pourtant bien moins coûteuse et bien plus favorable en termes de « qualité de vie » que la dialyse.

[6] Sur les menaces de privatisation qu’encourt ce système, voir notamment l’ouvrage récent de Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, éditions du Croquant, 2007, dont un compte-rendu est disponible sur Liens socio.


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 24 février 2013

 

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