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Les enfants tabous du Vorarlberg

En 1946, une région enclavée des Alpes autrichiennes enregistre un étrange pic démographique. Deux cents à trois cents bébés naissent de soldats « indigènes » enrôlés dans l’armée française qui occupe alors la zone. Une filiation longtemps passée sous silence.


Libération - 3 mars 2013 - Par BLAISE GAUQUELIN Envoyé spécial dans le Vorarlberg (Autriche) -

Gamines, l’une était surnommée « die Negerpuppe » (« la poupée nègre »), l’autre était montrée du doigt pour son nez épaté et ses cheveux très noirs. Maria Pramendorfer et Karin Trappel vivent dans des villes voisines du Vorarlberg, dans les Alpes autrichiennes, à l’extrême ouest du pays, au-delà du Tyrol. Elles ne se connaissent pas, mais elles partagent la même histoire, celle de quelques centaines de filles et de garçons nés ici dans l’immédiat après-guerre. Fruits de l’union éphémère d’Autrichiennes et de soldats « indigènes » stationnés quelques mois dans le décor d’opérette du Vorarlberg, elles sont les enfants d’une page taboue de l’histoire, dont la mémoire affleure à peine aujourd’hui alors que s’éteignent ses protagonistes.

Le 30 avril 1945, quelques jours seulement avant que l’Allemagne nazie signe à Berlin sa reddition, la première armée française entre au Vorarlberg. Formée en Afrique du Nord par le général de Lattre de Tassigny, rejointe notamment par le régiment des spahis, elle est alors constituée pour bonne moitié de Maghrébins et d’Africains. Dans ce pays coincé entre les glaciers et le lac de Constance, où les mariages endogènes ont fait des yeux bleus une norme dont l’idéologie hitlérienne a martelé l’idéal, les Autrichiens regardent venir la troupe étrangère, médusés. Au sein de ce défilé des vainqueurs, ils entrevoient des visages jamais vus ici, sombres sinon noirs. Après la capitulation, l’Autriche comme l’Allemagne sont divisées en quatre zones d’occupation réparties entre les Alliés. Le Vorarlberg et le Tyrol passent sous le contrôle des forces françaises. Lesquelles y stationneront dix ans, jusqu’au retour du pays à la souveraineté, en 1955.

Nés d’un soldat ennemi, africain et musulman

« Au début, les troupes françaises étaient majoritairement composées de Marocains. A partir de l’automne, ces hommes de troupe "indigènes" ont progressivement été remplacés par des Français, rappelle Renate Huber, spécialiste de l’histoire contemporaine du Vorarlberg. Alors que les soldats autrichiens ne sont rentrés chez eux que plusieurs mois après la fin de la guerre, la presse locale s’est penchée sur le pic de naissances enregistré dans l’année 1946 et sur le faciès très "typé" de nombreux nouveau-nés. » Il y a eu « 200 à 300 naissances "ennemies" dans ces vallées », estime la chercheuse, montrant des articles parus alors dans la presse. En 1946, au terme d’une compilation des registres de naissances entre janvier et juin, un journal local du Vorarlberg interroge : « Les enfants de qui ? » Pour nombre d’entre eux, la question est toujours en suspens, longtemps tue sous l’opprobre d’une liaison cinq fois taboue : hors mariage, avec un soldat ennemi, colonisé, venu d’Afrique et musulman de surcroît.

De son père, Maria Pramendorfer ne sait rien. « Ma mère ne m’a jamais dit quoi que ce soit », énonce-t-elle simplement, assise dans son deux-pièces moderne et impeccablement ciré. Elle habite toujours à Bludenz, une petite ville coquette de 14 000 habitants à la jonction de cinq vallées, où elle est née, le 12 mars 1946. Aujourd’hui arrière-grand-mère, elle témoigne pour la première fois. « Maman s’appelait Anna. Elle était enceinte de six mois quand son mari est rentré du front russe où il avait été fait prisonnier. Elle avait déjà trois enfants, dont l’aîné, mobilisé à 15 ans seulement, était porté disparu. » En apercevant au loin la silhouette de son Ferdinand Grasbon ressuscité, Anna croit sa dernière heure arrivée. Mais la guerre, ça vous change un homme. Et en même temps qu’il part inscrire le nom de son garçon sur le registre du monument aux morts, Ferdinand reconnaît la petite Maria, comme si elle était la sienne. « On m’a raconté qu’il peignait patiemment mes cheveux crépus les soirs de veillée. Il m’a offert tout l’amour qu’il faut, avant de faire un autre enfant à sa femme et de succomber d’un cancer du poumon, quand j’avais 2 ans et demi. » Dans la rue, pourtant, on moque le nez de la petite Maria, considéré comme « bien trop gros ». « Je n’y prêtais pas vraiment attention. Que je puisse être la fille d’un autre, cela ne me venait pas à l’esprit. C’est seulement à l’adolescence que quelqu’un de notre entourage m’a demandé si je savais que mon père était marocain. Ça a été un choc. J’ai gardé cette information pour moi et je me suis tue toute ma vie. » Questionner sa mère, c’eût été, estime-t-elle, lui manquer de respect.

Dans le silence de ce secret de famille, Maria Pramendorfer s’est construit une vie de mère et de femme au foyer. Jusqu’à un gros coup de déprime, il y a trois ans, qui l’amène à l’hôpital. Une psychologue lui demande alors : « Mais d’où venez-vous ? » Elle est habituée à la question. Pourtant, cette fois, elle se livre. Elle parle de son père marocain, dont elle ignore même le nom. La femme l’écoute, et l’incite à le retrouver. La soixantaine passée, elle découvre soudain le besoin de savoir. Trop tard. Anna était morte depuis bien longtemps, emportant avec elle le fil qui aurait pu lui permettre de retrouver son père.

Désir d’origine

A Bregenz, le chef-lieu du Vorarlberg, mignon tout plein, qui compte seulement 28 000 habitants et se situe à 52 kilomètres de Bludenz, Karin Trappel en a soupé aussi, du malheur. Et elle n’aime pas trop ressasser les vieilles histoires. Mais elle raconte. A la fin de la guerre, sa mère, Wilma, n’était qu’une gamine, elle avait 18 ans, lavait le linge pour les « Africains », « ces gaillards qui volaient des poules et pénétraient saouls dans les fermes en recherchant les femmes », comme disaient les gens du coin, avec cette haine coutumière de l’occupant. La rumeur de viols était d’autant plus répandue que les forces françaises interdisaient de verrouiller les portes, même la nuit, afin de faciliter les contrôles. Mais Karin Trappel a été élevée avec l’image de ces Africains « doux et gentils », qui ramenaient du café, du pain blanc et des cigarettes à son grand-père, fumeur invétéré. Elle sait, elle, le nom de son père : Mohamed ben Bouchaïb. « On n’était pas raciste dans ma famille, raconte-t-elle. Mes grands-parents maternels admiraient réellement mon père, qu’ils surnommaient Mimi. Ils disaient qu’il était beau et terriblement superstitieux. Tellement beau que mon grand-père le photographiait quand il venait chercher ma mère pour l’emmener au cinéma. »

Mohamed-Mimi restera huit mois à Bregenz. Mais, pour lui, la guerre n’est pas finie ; en cette année 1946 commence celle d’Indochine. Il part, laissant sa Wilma enceinte et promettant de lui écrire, ce qu’il fait. Sa dernière lettre date de 1950. Wilma se remarie ; Karin, elle, sera élevée par ses grands-parents maternels qui la tiennent à distance d’un beau-père hostile. Elle ne sera pas baptisée, personne dans l’entourage ne voulait être parrain ou marraine d’« un tel enfant ». « Dans la rue, les enfants criaient "Mimi" sur mon passage, tout le monde savait qui était mon père. Je me souviens qu’à 11 ans j’ai menti en classe en affirmant qu’il était algérien. Je ne voulais pas dire qu’il était marocain, parce que les Marocains, dans la tête des gens, c’était les occupants. Alors j’ai dit algérien, parce que les Algériens ne sont pas venus au Vorarlberg après la guerre. Dire qu’il était marocain, c’était reconnaître publiquement que j’étais la fille de l’ennemi, une "mioche de soldat nègre", comme disait la sœur de ma grand-mère en me pointant du doigt. »

Karin Trappel fera sa vie comme femme au foyer puis couturière. Mais, en 1999, à l’âge de 53 ans, un désir d’origine la saisit, elle aussi. Elle part à la recherche de son père, va jusqu’au Vietnam où elle arpente les cimetières militaires, en vain. Dix ans plus tard, elle rencontre le journaliste français Maurin Picard qui, basé à Vienne, s’intéresse au sort de ces enfants de la guerre dans le Vorarlberg. Grâce à lui, elle recevra la copie d’un rapport du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient mentionnant que le soldat Bouchaïb, « matricule 3062 du 8e régiment d’infanterie marocaine est porté manquant le 16 juin 1950 près de Cao Bang, à la frontière chinoise ». Il a disparu lors d’une attaque en pleine jungle, le 27 mai de cette année-là. Karin Trappel n’a jamais pu parler de cette mort au champ d’honneur avec sa mère, décédée en 2000.

Les fantômes de compatriotes

« Les mères de ces enfants arrivent à un âge très avancé », rappelle le psychologue marocain Hamid Lechhab. Originaire de Fez, il a choisi de s’installer en 1990 à Feldkirch, magnifique village médiéval du Vorarlberg, ignorant qu’il croiserait là les fantômes de ses compatriotes enrôlés dans l’armée française. « J’ai entendu parler de ces histoires pour la première fois en 1989. A l’époque, j’habitais encore à Strasbourg avec ma femme, qui est autrichienne, et sa tante nous a raconté qu’elle avait eu une relation avec un soldat marocain, elle en parlait encore avec beaucoup d’émotion. Trois ans après mon arrivée dans le Vorarlberg, j’ai été contacté par un confrère autrichien qui avait besoin d’évoquer avec moi ses origines : son grand-père était un soldat marocain. » C’était en 1993. Près d’un demi-siècle s’était écoulé depuis la fin de la guerre et la naissance de ces enfants métis. Le temps d’un retour de mémoire ? Les langues se délient et, le bouche à oreille aidant, Hamid Lechhab a rencontré, dans les années 1990-2000, « plus de 160 » d’entre eux, dit-il. « Très souvent, les jeunes femmes quittaient la région après avoir accouché dans un couvent capucin. On pense que 70 enfants ont été envoyés en France dans des familles françaises. Un jour, un monsieur de Lyon est venu ici : ses parents adoptifs lui avaient révélé son histoire à la fin de leur vie et il recherchait ses racines. »

En 2006, Hamid Lechhab a conduit une quinzaine d’« enfants perdus » du Vorarlberg au Maroc, à la recherche de traces de leurs pères. Karin Trappel et sa fille en étaient. Aux archives des anciens combattants de Casablanca, tenues par le consulat de France, elles ont rencontré par hasard un vétéran qui se savait être le père d’une fille née en Autriche. « Le vieux monsieur était penché sur sa canne et il a longuement pleuré, se souvient Hamid Lechhab. Mais on n’a jamais pu retrouver sa descendance. Il est devenu le père symbolique de tout le groupe. »


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Publié sur OSI Bouaké le lundi 15 avril 2013

 

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