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« Ce que je suis est foncièrement douteux »

Retour sur la pensée et la vie de Paul Ricoeur, orphelin-philosophe


OSI Bouaké - 30 mars 2013 - SD -

Retour sur la pensée et la vie d’un homme passionnant, ayant fécondée la psychologie que nous aimons.


Paul Ricœur. « Ce que je suis est foncièrement douteux »

Sciences Humaines n°67 - 21/01/2013 -

Il y a cent ans naissait Paul Ricœur. Grande figure de la pensée française du siècle dernier, il a contribué, avec le concept d’identité narrative, à repenser le sujet comme le récit que chacun se raconte à lui-même. En guise d’hommage, nous publions un entretien réalisé en 1997 et inédit en France, où ce pupille de la nation livrait, avec une étonnante sincérité, son propre récit.

Paul Ricœur, qui aurait eu 100 ans le 27 février 2013, considérait comme sa principale chance d’avoir eu pour interlocuteurs les plus grandes figures de la philosophie du XXe siècle et de s’être trouvé mêlé à toutes les questions fondamentales soulevées par la phénoménologie, l’existentialisme, la psychanalyse, le structuralisme… C’était un homme qui se savait de multiples « dettes ». Le mot était venu dans sa bouche dès notre première rencontre téléphonique, en 1986, lorsque nous l’avions sollicité pour un entretien centré sur sa passionnante trilogie Temps et Récit. C’était oui, nous avait-il répondu, mais il y avait d’autres « dettes » dont il devait d’abord s’acquitter. Notre seconde rencontre eut lieu en 1997, à Châtenay-Malabry, dans sa grande maison, Les Murs blancs, qui fut celle d’Emmanuel Mounier (1905-1950, philosophe et fondateur de la revue Esprit). Ses préoccupations immédiates étaient de deux ordres. L’affaire des sans-papiers agitait la France, un jeune Africain expulsé, mis à la rue, venait de sortir de chez lui… Par ailleurs, dans les deux grandes pièces lumineuses qui lui servaient de bureau – livres et manuscrits empilés jusque sur les chaises –, il s’attelait, avec un rien d’inquiétude, à la relecture des épreuves de son livre d’entretiens avec Jean-Pierre Changeux, La Nature et la Règle. Ce qui nous fait penser. Il avait répondu positivement à la demande de Changeux et d’Odile Jacob mais tenait à éviter toute confusion  : quoiqu’il fût un fervent lecteur d’ouvrages sur les neurosciences, il fallait absolument distinguer le discours de la connaissance scientifique de celui de l’expérience vive. Complètement disponible, chaleureux, émouvant, évidemment brillant, il nous a accordé une bonne part de son après-midi, s’exprimant volontiers et en complète sincérité sur le parcours d’un pupille de la nation devenu maître en herméneutique et l’auteur de Soi-même comme un autre.

Paul Ricœur en huit dates

  • 1913 Naissance et mort de sa mère
  • 1915 Mort de son père sur le front, dans la bataille de la Marne. Ricœur, élevé dans la foi protestante par ses grands-parents, trouve refuge dans les livres
  • 1935 Reçu second de l’agrégation de philosophie, il fréquente la rédaction de la revue Esprit
  • 1940/45 Fait prisonnier comme officier de réserve, il traduit les Ideen de Husserl en captivité en Poméranie (Allemagne)
  • 1956 Élu professeur à la Sorbonne, il s’installe avec sa femme et ses cinq enfants aux Murs blancs, à Châtenay-Malabry, où Emmanuel Mounier avait créé une communauté autour d’Esprit
  • 1970 Démissionne de son poste de doyen de la Faculté de lettres de l’université de Nanterre suite aux troubles post-68. Devient professeur à Chicago
  • 1990 Publication de Soi-même comme un autre qui marque sa consécration tardive en France
  • 2005 Meurt à Châtenay-Malabry

Entretien avec Paul Ricoeur

La mort a été présente très tôt dans votre vie. Vous avez perdu votre mère quand vous aviez quelques mois, et votre père a été tué lors de la guerre de 14-18 quand vous aviez 2 ans. Comment évaluez-vous le fait d’être devenu très tôt un pupille de la nation  ?

Paul Ricœur  : C’est assez curieux parce que c’est à mesure que j’ai grandi et vieilli que c’est devenu une question. Jeune, j’étais plutôt rebelle à l’égard des plaintes plus ou moins feintes que j’entendais  : « Ah  ! le pauvre orphelin  ! » Ça m’agaçait. Au fond, je ne me rappelle pas avoir souffert de l’absence de mes parents. Parce que j’avais un très bon rapport avec mes grands-parents et ma tante, qui m’ont élevé. Et surtout, parce que j’avais une vie privée très tôt intense.

Que voulez-vous dire  ?

Une vie de lecteur. J’ai plongé dans la littérature très tôt. Et puis j’étais bon à l’école. Je ne ressentais pas de manque. Plus tard, lorsque j’ai atteint et dépassé l’âge de mon père, j’ai eu l’impression d’un rapport bizarre avec cette personne qui était sur les photographies plus jeune que moi. J’ai retrouvé cela en lisant Le Premier Homme de Camus. À propos de son père, il parle de son « père cadet ». J’ai éprouvé la même chose. Peut-être qu’en vieillissant on accorde de plus en plus d’importance à la filiation, en amont et en aval de soi, et qu’on fonctionne moins comme un électron libre, et de plus en plus comme un chaînon dans une suite de générations.

Votre vie semble d’emblée placée sous le signe de la culpabilité. Vous l’évoquez très souvent  : à propos de votre pacifisme avant la guerre, de la découverte des camps de la mort, et même à l’occasion de l’épisode de Nanterre en 1968, quand vous avez dû gérer la contestation des étudiants. Mais c’est un sentiment qui est d’abord né à l’égard de votre sœur.

Oui. Par rapport à ma sœur. J’ai eu le sentiment d’avoir pris toute la place, de lui avoir pris sa part. C’est un sentiment en grande partie fantasmé de ma part, mais les fantasmes sont vécus… J’avais l’impression d’avoir peut-être plus reçu qu’elle. Je réussissais très bien à l’école, et elle était plus lente, plus terne. C’est d’ailleurs ma femme, qui était alors sa meilleure amie, qui m’a ouvert les yeux sur cette inégalité, cette injustice. Une injustice qui était peut-être celle de mes éducateurs, mes grands-parents et ma tante, mais qui n’en était pas moins partagée, acceptée par moi.

Est-ce l’une des origines de ce mot de « dette » qui revient très souvent dans votre bouche  ?

« Dette » est un mot ambigu, qui ne veut pas forcément dire coupable, mais simplement qu’on a une ardoise. Ce que le mot allemand Schuld dit mieux que le terme français.

On a l’impression, quand on vous écoute, que tout être a une sorte de dette fondamentale à l’égard des autres, et de la vie.

Oui, et j’ajouterais une dette insolvable.

Pourquoi insolvable  ?

Parce qu’on a reçu plus qu’on ne paiera en retour. J’ai beaucoup réfléchi, à la suite de Merleau-Ponty, sur le cas de Cézanne. Et je me suis toujours posé cette question  : pourquoi peindre indéfiniment la montagne Sainte-Victoire, comme s’il n’avait jamais fini de la rendre. Au sens esthétique, au sens moral. C’est comme si la beauté du site exigeait du peintre un rendu qui ne sera jamais atteint. De là, le caractère inadéquat de la réponse.

Vous pensez qu’artistes, peintres, écrivains, musiciens paient une dette  ?

Je suis frappé par le sentiment d’obligation de travail des grands artistes. Ils se traitent durement, impitoyablement. Or, qu’est-ce qui les oblige, sinon, je dirais, « la chose à faire ». Ça paraît un cercle vicieux  : la chose à faire exige d’être faite. Il y a là une exigence profonde, de caractère moral même. Je suis très sensible à la vie d’un Beethoven ou d’un Wagner, s’enfermant dans ces châteaux bavarois et travaillant comme des brutes.

Je ne comprends toujours pas. De quelle dette cherchent-ils à s’acquitter  ?

Je ne le sais pas. C’est en s’en acquittant qu’on crée cette dette. C’est être obligé par ce qu’on est en train de faire.

Expliqueriez-vous ainsi votre vie de philosophe  ?

Non. Ce n’était pas pour m’acquitter d’une dette mais pour résoudre une contradiction. Pour ne pas devenir schizophrène. Parce que j’ai toujours été entre deux influences, entre lesquelles il me fallait jeter un pont. Entre la démarche philosophique critique et mes convictions religieuses, puisque je suis protestant. Protestant mais pas moins philosophe.

Revenons à des aspects plus biographiques, vous parlez très peu de votre mère.

Parce que je ne l’ai pas connue du tout et que mes grands-parents, qui m’ont élevé, la connaissaient peu. Je suppose qu’ils n’avaient pas accepté le mariage de mon père. Enfin, il y a une sorte de black-out de ce côté-là, au point qu’aujourd’hui, je n’ai pas de photo crédible de ma mère.

Vous ne savez pas comment votre mère était  ?

Non. Je sais qu’elle venait d’une famille nombreuse, savoyarde, genevoise, du nom de Favre. J’ai retrouvé quelques papiers de famille, fait des recoupements, mais il n’y a plus personne pour me donner l’information, personne n’a jamais pu me dire  : « J’ai connu votre mère. » J’ai entendu le mot « maman » quand ma femme s’adressait à sa mère à elle, ou quand mes enfants s’adressaient à leur mère, mais moi, c’est un mot que je n’ai jamais prononcé.

Même pas lorsque vous parliez de leur mère avec vos enfants  ?

Non, je disais « votre mère », ou « Simone ». J’évitais « maman ». C’est une place qui doit rester vide, sans plus.

Vos vrais parents ont donc été les livres  ?

Exactement. Même si, progressivement, à l’école, j’ai rencontré des figures paternelles.

L’école était ce lieu où se conciliaient la figure du père et celle de l’enfant  ?

Sûrement. J’ai estimé beaucoup de mes professeurs. Et je n’ai jamais douté que je serais professeur moi-même. Mon sentiment, c’était  : comment rester à l’école ? Eh bien, en y enseignant. Ma famille était tellement close, et moi solitaire. L’école, c’était pour moi le plein air… Je suis toujours stupéfait quand j’entends des enfants dire qu’ils sont enfermés à l’école. Moi, j’y étais comme un poisson dans l’eau.

N’étiez-vous pas terriblement en avance du fait de vos lectures  ? Et donc sujet à l’ennui en classe  ?

Oui, mais j’amusais aussi les autres. J’étais agité, surtout. On me notait comme « élève intelligent mais agité ».

On a un peu de peine à l’imaginer.

Mais je plaisante beaucoup, je suis amateur de jeux de mots. Avec mes petits-enfants, j’ai toujours joué le rôle du clown, et pas celui du vieux prof (rires).

« Je suis devenu philosophe pour ne pas devenir schizophrène »

Fait prisonnier pendant la guerre, vous êtes envoyé dans un camp de travail. Avec d’autres, vous pouvez, néanmoins, constituer une bibliothèque, organiser des cours universitaires…

C’était un camp d’officiers. Et jusqu’au livre de Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler [1996  ; Seuil, 1997], j’étais persuadé que l’armée allemande avait une éthique différente de celle du parti nazi. Dans les camps que j’ai connus, tous des camps d’officiers, il n’y a pas eu de violations flagrantes des accords de La Haye ou de Genève, simplement des privations de sorties parce qu’il y avait eu des évasions. Mais nos conditions de détention étaient correctes, nous étions nourris comme la population, c’est-à-dire de plus en plus pauvrement. Dans notre chambre, nous étions un petit groupe d’intellectuels, qui comptait deux Juifs, dont Roger Ikor, l’écrivain. Emmanuel Levinas a aussi sauvé sa vie parce qu’il était prisonnier dans un camp d’officiers.

Vers la fin de votre détention, vous traduisez Husserl.

Oui, Ideen I. Et avec mon camarade Mikel Dufrenne, nous avons également lu toute l’œuvre publiée de Karl Jaspers, sur lequel nous avons écrit un premier livre, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, publié en 1947.

Que pensez-vous du livre de Goldhagen  ?

Il y a dans ce livre des faits incontestables, peut-être trop ciblés. Et une thèse générale qui me paraît intolérable  : une inculpation en masse de tout un peuple. Il faut rester fidèle aux traditions occidentales, selon lesquelles la culpabilité juridique pénale doit toujours être individuelle. Goldhagen met presque la culpabilité du peuple allemand dans ses gênes, dans son « hérédité » chrétienne. L’antisémitisme théologique du christianisme est ici majoré aux dépens de ce qu’il y a quand même eu de résistance spirituelle autour de Karl Barth. Et il y a aussi eu des actes d’héroïsme en Allemagne. Mon information sur tout cela est de deux natures. Il y a ce que j’ai vécu – qui n’est qu’un tout petit canton de l’histoire – et les lectures que j’ai faites sur les déportations. La déportation, je l’ai découverte le jour de ma libération, puisque c’était à Bergen-Belsen, à la sortie du camp  : nous avons vu sortir ces cadavres vivants. Un choc terrible.

De Heidegger, vous dites qu’il avait un tempérament de maître d’école.

Il ne m’a pas impressionné, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais je l’ai surtout rencontré à travers mes lectures.

Pour certains, son œuvre philosophique est indissociable de son engagement aux côtés des nazis  ? Quelle est votre position  ?

Je fais le lien de la façon suivante. La philosophie de Heidegger est tellement axée sur la question de l’être, de l’ontologie, que les critères de choix moraux et politiques en sont complètement absents. C’est une ontologie qui a été incapable de produire une éthique. Et donc qui n’avait pas de ligne de défense interne. Heidegger était alors dans une phase de refondation de sa propre philosophie  : la figure du héros a pu parfaitement y occuper une sorte de niche vide. Mais c’est vrai que certains thèmes parahéroïques étaient déjà dans Sein und Zeit… Et son œuvre a des composantes éthiques, ne serait-ce que la résolution face à la mort. Mais ce problème, qui est profondément un problème de face-à-face avec soi-même, dès que vous en faites une transposition communautaire, politique, vous aboutissez à une monstruosité. Ce n’est plus le face-à-face avec sa propre mortalité. C’est de la mort des autres qu’il s’agit… Il y a là une responsabilité indirecte et par défaut de l’œuvre de Heidegger.

On lui a surtout reproché de ne pas avoir manifesté le moindre regret après la guerre.

Oui. Il y a eu de sa part une attitude de fuite et d’arrogance. Humilié par les Français qui l’avaient déchu de sa chaire, il n’était pas disposé à faire des confessions. Mais ce que je trouve monstrueux, c’est la deuxième source de son erreur politique  : l’idée, que je trouve insensée, que la technique est un grand projet humain, qui prend la suite de la métaphysique. Dans cette optique-là, l’extermination des Juifs devient réellement un détail à l’intérieur du règne de la technique. Je pense qu’il y a eu, chez Heidegger, une contamination par certaines idées d’Ernst Jünger. Je dirais  : une sorte de polémisation de la vie économique et de la vie sociale. C’est une question à laquelle nous devons d’ailleurs encore réfléchir, liée à la situation politique de l’Europe actuellement.

Pouvez-vous préciser  ?

Les grands penseurs du XVIIIe siècle, tels qu’Adam Smith et d’autres, voyaient dans le commerce, dans l’entreprise, et donc dans le capitalisme, le développement de ce qu’ils appelaient les passions douces, opposées aux passions guerrières. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que l’entreprise génère la guerre économique par la concurrence et que nous sommes en guerre économique. Si bien qu’il y a, comme je le disais, une polémisation de l’économique et du social, que Jünger définissait par le concept de mobilisation générale. C’est un problème très troublant, sur lequel je n’avais encore jamais rien dit jusqu’à présent.

Et qui pourrait se résoudre comment  ?

C’est aujourd’hui le problème de toute l’Europe occidentale. Où, pour survivre, nous devons maintenir une éthique et une politique de la solidarité. Le combat à mener se fait sur deux fronts  : d’une part, nos économies doivent rester compétitives, d’autre part, elles ne doivent pas perdre leur âme – leur sens de la redistribution et de la justice sociale. Une énorme affaire, presque aussi difficile à résoudre que la quadrature du cercle…

Cela rejoint votre actuelle réflexion sur ce que vous appelez « le moins souffrir ».

Nous n’en avons pas fini avec l’héritage de la violence et de la dernière guerre. Ni avec la dureté et la brutalité du système capitaliste, qui est vainqueur par K.-O. sur le communisme, et sans rival désormais. Il est aujourd’hui la seule technique de production des richesses, mais à un coût humain exorbitant. Les inégalités, les exclusions sont insupportables. En France, j’ai été mêlé à l’affaire des sans-papiers, et heureux de ne pas me battre pour rien, mais c’est une goutte d’eau dans l’océan…

Quelles lignes devrions-nous suivre pour résoudre ces questions  ?

Je suis un peu tenté par une solution qu’on pourrait appeler cynique. Ça peut vous étonner de ma part, mais tant que ce système n’aura pas produit des effets insupportables pour un très grand nombre, il continuera sa course, puisqu’il est sans rival. Donc augmentation des souffrances… Je pense qu’on va connaître en Europe occidentale une traversée du désert extrêmement dure. Parce que nous ne sommes plus capables de payer le prix que les plus pauvres que nous paient. La montée des jeunes économies asiatiques, celle même de la Chine, suppose un dur labeur que nous serons incapables de supporter. Non seulement nous ne le voulons pas, mais nous ne le devons pas  ! Nous n’allons pas retourner au temps du travail des enfants… C’est pour cela que je suis très fortement proeuropéen  ; seule une économie de grande taille pourra permettre à l’Europe de s’en sortir. Qu’est-ce qui vaut mieux  ? Aux États-Unis, où nos acquis sont taxés de « rigidité », des millions de gens travaillent pour de très bas salaires mais restent dans le système… Vaudrait-il mieux chez nous travailler pour moins cher  ? Culturellement, nous répondons  : non  ! Devons-nous lutter pour cette position-là ou battre en retraite  ? Voilà vraiment des problèmes de mise en question de nos choix culturels de base et de notre image de nous-mêmes.

Sartre, Merleau-Ponty, Derrida ont été vos contemporains. Que reste-t-il de Sartre aujourd’hui  ?

Sartre m’a très peu influencé. Au contraire de Merleau-Ponty, son ennemi absolu, dont j’étais très proche. Entre eux deux, la parenté de pensée est très superficielle. On ne peut être que d’un côté ou de l’autre.

Qu’y aurait-il pour vous à sauver de la pensée de Sartre ?

Ah, mais d’abord une diversité, unique en son genre, d’instruments de discours  : la littérature, le théâtre, l’essai, l’autobiographie et les grands traités philosophiques comme L’Être et le Néant. Bien qu’il y ait aussi des essais que je pense manqués, comme Questions de méthode.

Quel est son ouvrage majeur, à votre avis  ?

L’Être et le Néant. Il y a là de belles, de très grandes pages. C’était un très grand cours de première supérieure, même si, aujourd’hui, je trouve cela un peu bavard  ; mais c’est mon passage par la sobriété de la philosophie analytique anglo-saxonne qui me fait porter ce jugement.

Que pensez-vous de la partie de L’Être et le Néant qui imagine une psychanalyse existentielle  ?

C’est justement le point où je m’éloigne le plus de Sartre, parce qu’il entretient là un rêve de transparence. Pour lui, toute allégation de non-transparence, c’est ce qu’il appelle de la mauvaise foi, qui occupe chez lui la place du refoulement chez Freud. Sa psychanalyse existentielle n’en est pas une, finalement  : pas de technique psychanalytique, pas de cure, pas de thérapeutique, pas de pratique. Ça reste donc de soi à soi-même. Ce qui, soit dit en passant et pour être juste avec lui, n’est pas le cas chez Heidegger  : il n’a jamais assumé ce thème de la transparence absolue de la conscience, au contraire  ! Il y a là pour lui de l’obscur, pas de maîtrise sur soi-même.

Vous-même, vous avez évolué dans votre compréhension de la psychanalyse…

Oui, dans De l’interprétation, mon livre sur Freud, j’ai essentiellement retenu les écrits les plus spéculatifs de son œuvre. Et sa pensée comme une spéculation à propos de sa pratique. Or, je suis de plus en plus persuadé que l’œuvre théorique de Freud n’est pas à la hauteur de sa découverte. Que son langage est inadéquat à sa découverte. Et que, de ce point de vue-là, nous avons une grande liberté pour la réinterpréter.

Que faites-vous des critiques adressées à Freud par Wittgenstein, Popper, Bouveresse  ?

Ils ont raison dans la mesure où Freud se prétend naturaliste et se place dans une position où l’on peut lui demander des comptes de l’ordre de la preuve scientifique. Mais si, à l’opposé, on tire la psychanalyse, non du côté de la preuve et du vérifiable, mais de l’épreuve de vérité, on la soustrait au critère de la falsification, et elle se trouve alors du même côté que la poésie, l’expérience esthétique, religieuse… En ce sens, je reste très attaché à l’idée qu’il y a dans la relation analytique quelque chose de singulier, une recherche partagée de vérité.

Toute votre œuvre aura été centrée sur l’herméneutique, un perpétuel travail d’interprétation…

Oui. Le fait que je suis n’est pas douteux, mais que ce que je suis est foncièrement douteux. Par conséquent, je ne suis pas proche de moi-même, mais toujours dans un rapport d’interprétation. Il faut donc que je fasse le grand détour des œuvres de culture pour rentrer chez moi : c’est ce grand circuit de l’interprétation qui est le plus court chemin de moi à moi-même.

Cet entretien est initialement paru en 1998 dans Écriture (n° 52), pp. 195-216. © Fonds Ricœur.


Soi-même comme un autre

Sciences Humaines - par Sophie Desbois - 21/02/2013 -

  • Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, 1990, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1997.

Redonner des bases sûres à la philosophie morale à partir d’une redéfinition du sujet : tel est l’objectif de Soi-même comme un autre, objectif qui en fait un ouvrage majeur pour la compréhension éthique et morale à notre époque. Cette entreprise ambitieuse n’est pas aisée, souligne Paul Ricoeur dès la préface, car elle oblige à explorer de nouvelles perspectives. Jusque-là, la philosophie a adopté deux attitudes opposées devant la notion de sujet : la survalorisation d’un côté, le rejet de l’autre. Le fameux cogito cartésien ouvrait la voie d’un moi dit « exalté », fondement de toute pensée, sorte de substance isolée qui existe indépendamment de l’existence du reste du monde. Ce sujet a été bousculé par les sciences humaines. Friedrich Nietzsche, Karl Marx puis Sigmund Freud et leurs successeurs n’ont pas été tendres avec lui : le moi s’est vu « humilié », accusé d’illusion, de superficialité, d’être manipulé par des forces inconscientes... Pour Ricoeur, pas question de poursuivre ces traditions. Il va falloir se placer au-delà de cette alternative. Ricoeur, en ce sens, et cela est notable dans toute son oeuvre, est par excellence le philosophe de la conciliation, celui qui surmonte les conflits.

Au moi, il substitue le soi. Le langage courant, dans différentes langues, indique d’ailleurs cette opposition : soi, selbst, self s’opposent à je, ich, I... Qu’est-ce que cela signifie ? Le soi est plus modeste, souligne l’impersonnalité là où le je renvoie immédiatement à l’égocentrisme. Privilégier le soi, en ce sens, c’est privilégier la distance, c’est oublier l’égoïsme spontané, c’est s’ouvrir à l’altérité.

Se mettre à la place d’autrui.

Ricoeur saisit justement l’éthique dans ce rapport ambigu : le sujet n’est pas d’abord une substance mais avant tout un choix moral. Se penser « soi-même » en tant qu’autre signifie que l’autre est constitutif de ma propre identité. Si l’universalité de cette morale ne peut être fondée par le sujet, elle le sera dans le souci de la pluralité : se mettre à la place d’autrui, voilà la nouvelle source de la norme sociale. Ainsi, dans cette optique, Ricoeur dépasse l’opposition entre une éthique individuelle axée sur la pratique concrète (ce qui me semble bon) et une morale fondée sur des principes rigides (du type : tu ne dois pas...). C’est dans la sagesse pratique que Ricoeur dépasse ces conflits, dans le « bien-vivre » qui s’étend à la société et à son exigence d’égalité.

Aujourd’hui âgé de 90 ans, Ricoeur ne cesse d’étonner par sa foisonnante fécondité intellectuelle qu’il a dernièrement manifestée avec son ouvrage La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000). Sa carrière fut riche et variée : enseignant successivement en France, à Louvain, Montréal, Yale et Chicago, il a gardé cet esprit d’ouverture qui fait de lui un philosophe complexe et original : Soi-même comme un autre, considéré par Ricoeur lui-même comme un ouvrage récapitulatif de son oeuvre fait preuve d’un grand souci de cohérence et de complétude. Sa morale est novatrice car à la fois riche des traditions qui la précèdent et en même temps inédite.

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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 31 mars 2013

 

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