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Adopté à l’âge de 6 mois, Colin Kaepernick met le racisme à genoux

Le quarterback californien a lancé un mouvement de protestation nationale contre les violences policières touchant les Afro-Américains, qui lui vaut aujourd’hui la une du magazine « Time ».


Libération - 23 septembre 2016 - Par Guillaume Gendron -

Le footballeur Colin Kaepernick, sur la couverture du magazine TIME

Il y a un mois, Colin Kaepernick n’était qu’une star déchue de la National Football League (NFL), relégué sur le banc des remplaçants des 49ers de San Francisco, après deux saisons ternes qui avaient estompé le souvenir des extravagantes courses du quarterback en finale du Superbowl 2013. Aujourd’hui, Kaepernick, le regard grave, un genou à terre, défie l’Amérique en couverture de Time. Certes, le prestigieux magazine a un peu perdu de son lustre, mais ses couvertures n’en restent pas moins des marqueurs historiques. Et si Kaepernick en fait la couverture, rien à voir avec le sport. Il est l’homme qui a, pour reprendre la formulation de la publication, ouvert un débat national sur les notions de « privilège, fierté et patriotisme ».

La renaissance de Kaepernick en symbole politique a une date précise : le 26 août. Son équipe affronte les Green Bay Packers à l’occasion d’un match de présaison. Comme c’est l’usage à l’occasion de chaque rencontre sportive aux Etats-Unis, quel que soit l’enjeu, la Star-Spangled Banner résonne et le stade se lève – il est même de bon ton de mettre la main sur le cœur. Kaepernick, lui, reste assis. Les commentateurs médusés s’empressent de lui tendre un micro à la fin du match. Pourquoi ? Comment a-t-il osé ? Il ne se défile pas. « Je ne vais pas afficher de fierté pour le drapeau d’un pays qui opprime les Noirs, explique-t-il. Et de paraphraser l’écrivain Ta-Nehisi Coates en constatant qu’il y a « des cadavres dans les rues et des meurtriers qui s’en tirent avec leurs congés payés », en référence à l’interminable et effrayante liste de bavures racistes qui rythme l’actualité depuis l’été 2014 et la mort du jeune Michael Brown dans les rues de Ferguson.

Liberté d’expression

La tornade politico-médiatique s’abat immédiatement sur Kaepernick. Un cadre haut placé de la NFL le qualifie publiquement de traître, son maillot, le numéro 7, est brûlé par des fans pendant que les messages de haine inondent ses comptes sur les réseaux sociaux. Un syndicat de police menace de ne plus assurer la sécurité du stade tant qu’il serait dans l’équipe. De nombreuses tribunes considèrent que le non-respect de l’hymne est un affront aux soldats américains. Donald Trump, égal à lui-même, juge que le quarterback « devrait chercher un pays qui lui convienne mieux. »

On va jusqu’à interroger le Président en visite en Chine, qui préfère ne pas trop se mouiller. Barack Obama reconnaît à Kaepernick le droit « d’exercer ses droits constitutionnels » mais admet que le geste peut être dur à avaler pour les militaires. Un ancien quarterback adulé devenu éditorialiste influent – la NFL est une religion aux Etats-Unis – l’accuse de diviser son équipe. Les 49ers répliquent dans un communiqué : « Dans le respect de grands principes américains telles que la liberté de religion et la liberté d’expression, nous reconnaissons le droit d’un individu de participer, ou non, à la célébration de notre hymne national. »

#VeteransForKaepernick

Dans le même temps, le footballeur à la luxuriante afro (quand il ne porte pas des tresses plaquées) devient le héraut du mouvement Black Lives Matter, particulièrement actif sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, des anciens des forces armées, Noirs et Blancs, lancent le hashtag #VeteransForKaepernick. Dans les magasins, le maillot de Kaepernick s’arrache : il est désormais le plus vendu de la ligue. Le joueur, dont le salaire s’élève à 11,9 millions de dollars par an, a promis de reverser toutes ses royalties à des associations de lutte contre le racisme, en plus d’un chèque d’un million de dollars.

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Le véritable coup de génie de Kaepernick est sa décision, lors des matchs suivants, de s’agenouiller durant l’hymne plutôt que de rester assis : une manière de rendre à la fois hommage aux militaires tout en manifestant sa colère. Un geste mis au point après une rencontre médiatisée avec un vétéran. Rapidement, le quarterback est rejoint par son coéquipier Eric Reid, puis par plusieurs athlètes à travers le pays.

Malgré cette concession formelle, Kaepernick ne mâche pas ses mots et s’en tient à un certain radicalisme, à l’image de ses chaussettes où figure un cochon coiffé d’une casquette de police, ou de son refus de soutenir Hillary Clinton à cause de propos sur les ados noirs « superprédateurs » tenus il y a vingt ans, et dont elle s’est depuis longtemps excusée. Dans la presse, constitutionnalistes, philosophes et autres plumitifs s’escriment à définir le patriotisme, valeur cardinale aux Etats-Unis. Est-ce le respect aveugle des symboles ou la volonté de rendre le pays meilleur, quitte à se rebeller contre ces derniers ?

« Mec en conditionnelle »

Dès ses débuts professionnels, Kaepernick (drafté en 2011) fascine. Qui est ce type capable de partir dans des runs fous à travers le terrain, qui ne fait rien comme les autres ? Enfant métis, adopté à l’âge de six semaines par un couple de Blancs middle-class qui venaient de perdre successivement deux petits garçons à cause de maladies cardiaques, Kaepernick a toujours été un outsider.

Un gamin dont les amis à l’école lui demandaient sans cesse s’il était Noir ou Blanc. Un surdoué autant branché foot que basket et baseball. Pas le genre à avoir cultivé le rêve depuis le berceau d’être un quarterback, poste déifié dans la psyché américaine. Un type dont la mère biologique a refait surface au moment de son plus haut fait de gloire - le Superbowl après seulement dix matchs en tant que titulaire - enchaînant les interviews pour réclamer de le rencontrer malgré ses refus répétés, encouragé par une presse avide de mélodrame. Un homme au torse à 70% couvert de tatouages bibliques, au point qu’un chroniqueur en vue avait trouvé judicieux de comparer son goût pour l’encre à celui d’un prisonnier de Saint Quentin. « Les quarterbacks sont les PDG d’une équipe, et tu ne veux pas que ton PDG ait le look d’un mec en conditionnelle », avait-il écrit, cachant mal un vieux sous-entendu raciste niché au cœur du football américain.

« Casser le moule »

Car si presque 70% des joueurs de la NFL sont noirs, c’est généralement à un Blanc qu’on confie le poste de quarterback, censé diriger le jeu. Un état de fait au cœur des débats lors de la saison 2015 avec l’émergence de Cam Newton et sa désormais célèbre phrase : « Je suis un quarterback afro-américain, et ça fait peur à beaucoup de gens. » Autant dire que Kaepernick qui, déjà en 2013, claironnait son intention de « casser le moule du parfait footballeur » à l’occasion d’un portrait pour Sports Illustrated, avait l’habitude de la controverse, bien avant sa transformation en activiste, somme toute récente. Ironiquement, Kaepernick a reçu une amende de 11 000 dollars en 2015 pour avoir traité un joueur adverse de « fucking nigga » pendant un match, ce qu’il a toujours nié.

Néanmoins, depuis plusieurs mois, Kaepernick apparaissait très engagé en ligne sur le sujet des violences policières, à l’instar de nombreux autres athlètes. Son acte est révolutionnaire car il emmène son activisme sur le terrain, alors que les Américains considèrent les enceintes sportives comme un espace neutre et sacré et l’amour du football comme l’un des seuls points de consensus dans un pays ultra-polarisé.

Pourtant, comme l’ont rappelé de nombreux éditorialistes, Kaepernick s’inscrit dans une longue lignée de sportifs faisant preuve de désobéissance civile, depuis le refus de Mohamed Ali de rejoindre l’armée il y a exactement un demi-siècle au salut « black power » de Tommie Smith et John Carlos sur le podium du 200 mètres aux Jeux Olympiques de 1968. Plus récemment, l’icône du basket LeBron James s’était affichée avec un très remarqué tee-shirt « I can’t breathe » (« Je ne peux pas respirer ») durant un échauffement, en référence aux derniers mots prononcés par Eric Garner, un Afro-Américain étranglé par des policiers à l’occasion d’un contrôle. Si le mouvement Black Lives Matter est, comme de nombreux historiens commencent à le penser et à l’écrire, un nouvel écho des luttes pour les droits civiques des sixties, alors la génuflexion de Colin Kaepernick est le poing ganté de notre époque.

(c) Vignette illustrant l’article : Photo MIKE MCCARN / AP : Eric Reid n°35 et Colin Kaepernick n°7, le 18 septembre 2016, un genou à terre pendant l’hymne américain, pour protester contre les violences policières faites aux noirs.


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 24 septembre 2016

 

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