Par Jacques Rancière - 14 septembre 2010
« Racisme d’Etat » et « racisme intellectuel “de gauche” »
concourent ensemble à « l’amalgame entre migrant, immigré, arriéré,
islamiste, machiste et terroriste », expliquait samedi 11 septembre
le philosophe Jacques Rancière, à Montreuil (93), lors
du rassemblement « Les Roms, et qui d’autre ? » Mediapart a publié sa contribution, reprise ici par OSI Bouaké.
———
Je voudrais proposer quelques réflexions autour de la notion de
« racisme d’Etat » mise à l’ordre du jour de notre réunion. Ces
réflexions s’opposent à une interprétation très répandue des mesures
récemment prises par notre gouvernement, depuis la loi sur
le voile jusqu’aux expulsions de roms. Cette interprétation y voit
une attitude opportuniste visant à exploiter les thèmes racistes et
xénophobes à des fins électoralistes. Cette prétendue critique reconduit
ainsi la présupposition qui fait du racisme une passion populaire,
la réaction apeurée et irrationnelle de couches rétrogrades
de la population, incapables de s’adapter au nouveau monde mobile
et cosmopolite. L’Etat est accusé de manquer à son principe
en se montrant complaisant à l’égard de ces populations. Mais il
est par là conforté dans sa position de représentant de la rationalité
face à l’irrationalité populaire.
Or cette disposition du jeu, adoptée par la critique « de gauche »,
est exactement la même au nom de laquelle la droite a mis en
oeuvre depuis une vingtaine d’années un certain nombre de lois et
de décrets racistes. Toutes ces mesures ont été prises au nom de
la même argumentation : il y a des problèmes de délinquances et
nuisances diverses causés par les immigrés et les clandestins qui
risquent de déclencher du racisme si on n’y met pas bon ordre. Il
faut donc soumettre ces délinquances et nuisances à l’universalité
de la loi pour qu’elles ne créent pas des troubles racistes.
C’est un jeu qui se joue, à gauche comme à droite, depuis les lois
Pasqua-Méhaignerie de 1993. Il consiste à opposer aux passions
populaires la logique universaliste de l’Etat rationnel, c’est-à-dire
à donner aux politiques racistes d’Etat un brevet d’antiracisme. Il
serait temps de prendre l’argument à l’envers et de marquer la solidarité entre la « rationalité » étatique qui commande ces mesures
et cet autre ?cet adversaire complice ? commode qu’elle se donne
comme repoussoir, la passion populaire. En fait, ce n’est pas le
gouvernement qui agit sous la pression du racisme populaire et en
réaction aux passions dites populistes de l’extrême-droite. C’est
la raison d’Etat qui entretient cet autre à qui il confie la gestion
imaginaire de sa législation réelle.
J’avais proposé, il y a une quinzaine d’années, le terme de racisme
froid pour désigner ce processus. Le racisme auquel nous avons
aujourd’hui affaire est un racisme à froid, une construction intellectuelle.
C’est d’abord une création de l’Etat. On a discuté ici sur
les rapports entre Etat de droit et Etat policier.Mais c’est la nature
même de l’Etat que d’être un Etat policier, une institution qui fixe
et contrôle les identités, les places et les déplacements, une institution
en lutte permanente contre tout excédent au décompte des
identités qu’il opère, c’est-à-dire aussi contre cet excès sur les
logiques identitaires que constitue l’action des sujets politiques.
Ce travail est rendu plus insistant par l’ordre économique mondial.
Nos Etats sont de moins en moins capables de contrecarrer
les effets destructeurs de la libre circulation des capitaux pour les
communautés dont ils ont la charge. Ils en sont d’autant moins
capables qu’ils n’en ont aucunement le désir. Ils se rabattent alors
sur ce qui est en leur pouvoir, la circulation des personnes. Ils
prennent comme objet spécifique le contrôle de cette autre circulation
et comme objectif la sécurité des nationaux menacés par ces
migrants, c’est-à-dire plus précisément la production et la gestion
du sentiment d’insécurité. C’est ce travail qui devient de plus en
plus leur raison d’être et le moyen de leur légitimation.
De là un usage de la loi qui remplit deux fonctions essentielles :
une fonction idéologique qui est de donner constamment figure
au sujet qui menace la sécurité ; et une fonction pratique qui est
de réaménager continuellement la frontière entre le dedans et le
dehors, de créer constamment des identités flottantes, susceptibles
de faire tomber dehors ceux qui étaient dedans. Légiférer sur l’immigration, cela a d’abord voulu dire créer une catégorie de sous-
Français, faire tomber dans la catégorie flottante d’immigrés des
gens qui étaient nés sur sol français de parents nés français. Légiférer
sur l’immigration clandestine, cela a voulu dire faire tomber
dans la catégorie des clandestins des « immigrés »légaux. C’est
encore la même logique qui a commandé l’usage récent de la notion
de « Français d’origine étrangère ». Et c’est cette même logique
qui vise aujourd’hui les roms, en créant, contre le principe
même de libre circulation dans l’espace européen, une catégorie
d’Européens qui ne sont pas vraiment Européens, de même qu’il
y a des Français qui ne sont pas vraiment Français. Pour créer
ces identités en suspens l’Etat ne s’embarrasse pas de contradictions
comme on l’a vu par ses mesures concernant les « immigrés
». D’un côté, il crée des lois discriminatoires et des formes
de stigmatisation fondées sur l’idée de l’universalité citoyenne et
de l’égalité devant la loi. Sont alors sanctionnés et/ou stigmatisés
ceux dont les pratiques s’opposent à l’égalité et à l’universalité
citoyenne. Mais d’un autre côté, il crée au sein de cette citoyenneté
semblable pour tous des discriminations comme celle qui
distingue les Français « d’origine étrangère ». Donc d’un côté tous
les Français sont pareils et gare à ceux qui ne le sont pas, de l’autre
tous ne sont pas pareils et gare à ceux qui l’oublient !
Le racisme d’aujourd’hui est donc d’abord une logique étatique
et non une passion populaire. Et cette logique d’Etat est soutenue
au premier chef non par on ne sait quels groupes sociaux arriérés
mais par une bonne partie de l’élite intellectuelle. Les dernières
campagnes racistes ne sont pas du tout le fait de l’extrême-droite
dite « populiste ». Elles ont été conduites par une intelligentsia
qui se revendique comme intelligentsia de gauche, républicaine
et laïque. La discrimination n’est plus fondée sur des arguments
sur les races supérieures et inférieures. Elle s’argumente au nom
de la lutte contre le « communautarisme », de l’universalité de la
loi et de l’égalité de tous les citoyens au regard de la loi et de
l’égalité des sexes. Là encore, on ne s’embarrasse pas trop de
contradictions ; ces arguments sont le fait de gens qui font par
ailleurs assez peu de cas de l’égalité et du féminisme. De fait, l’argumentation a surtout pour effet de créer l’amalgame requis pour
identifier l’indésirable : ainsi l’amalgame entre migrant, immigré,
arriéré, islamiste, machiste et terroriste. Le recours à l’universalité
est en fait opéré au profit de son contraire : l’établissement
d’un pouvoir étatique discrétionnaire de décider qui appartient ou
n’appartient pas à la classe de ceux qui ont le droit d’être ici, le
pouvoir, en bref, de conférer et de supprimer des identités. Ce
pouvoir a son corrélat : le pouvoir d’obliger les individus à être à
tout moment identifiables, à se tenir dans un espace de visibilité
intégrale au regard de l’Etat. Il vaut la peine, de ce point de vue,
de revenir sur la solution trouvée par le gouvernement au problème
juridique posé par l’interdiction de la burqa. C’était, on l’a
vu, difficile de faire une loi visant spécifiquement quelques centaines
de personnes d’une religion déterminée. Le gouvernement
a trouvé la solution : une loi portant interdiction en général de
couvrir son visage dans l’espace public, une loi qui vise en même
temps la femme porteuse du voile intégral et le manifestant porteur
d’un masque ou d’un foulard. Le foulard devient ainsi l’emblème
commun du musulman arriéré et de l’agitateur terroriste.
Cette solution-là, adoptée, comme pas mal de mesures sur l’immigration, avec la bienveillante abstention de la « gauche », c’est
la pensée « républicaine » qui en a donné la formule. Qu’on se souvienne
des diatribes furieuses de novembre 2005 contre ces jeunes
masqués et encapuchonnés qui agissaient nuitamment. Qu’on se
souvienne aussi du point de départ de l’affaire Redeker, le professeur
de philosophie menacé par une « fatwa » islamique. Le point
de départ de la furieuse diatribe antimusulmane de Robert Redeker
était... l’interdiction du string à Paris-Plage. Dans cette interdiction
édictée par la mairie de Paris, il décelait une mesure de
complaisance envers l’islamisme, envers une religion dont le potentiel
de haine et de violence était déjà manifesté dans l’interdiction
d’être nu en public. Les beaux discours sur la laïcité et l’universalité
républicaine se ramènent en définitive à ce principe qu’il
convient d’être entièrement visible dans l’espace public, qu’il soit
pavé ou plage.
Je conclus : beaucoup d’énergie a été dépensée contre une certaine
figure du racisme ?celle qu’a incarnée le Front National ?
et une certaine idée de ce racisme comme expression des « petits
blancs » représentant les couches arriérées de la société. Une
bonne part de cette énergie a été récupérée pour construire la légitimité
d’une nouvelle forme de racisme : racisme d’Etat et racisme
intellectuel « de gauche ». Il serait peut-être temps de réorienter
la pensée et le combat contre une théorie et une pratique
de stigmatisation, de précarisation et d’exclusion qui constituent
aujourd’hui un racisme d’en-haut : une logique d’Etat et une passion
de l’intelligentsia.