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"Ma terreur, c’était de mourir un week-end et que personne ne le voie"


Le Monde | 25.06.2012 - Par Gaëlle Dupont -

Sur les photos d’elle enfant, on la voit souriante, petite fille modèle. "Ça ne veut rien dire, dit la jeune femme. Sur les photos, j’ai toujours l’air heureuse." Céline Raphaël est interne en médecine, elle a 28 ans. D’apparence frêle, elle impressionne par son ton déterminé, et plus encore par ses fréquents éclats de rire. Jusqu’à 14 ans, Céline a vécu "dans la terreur" de son père, qui la battait. Placée, elle a poursuivi ses études, est devenue médecin, son objectif depuis toujours. Elle aime la vie. "J’ai un conjoint, un métier que j’aime, je voyage." C’est un parcours hors-norme, qu’elle raconte pour lever le tabou de l’enfance maltraitée et aider ceux qui sont encore dans la nasse.

Fin des années 1980 en province. La famille est bourgeoise. Le père, diplômé de Sciences Po et major d’une grande école d’ingénieurs, est directeur d’usine. Il veut faire de son aînée un prodige et la met au piano à 2 ans. La machine infernale est en place. "Il voulait la perfection, raconte Céline. Je savais qu’au bout de tant de fautes, j’allais avoir tant de coups de ceinture. Tout se passait dans le silence."

ENFERMÉE DES HEURES DANS LA CAVE

Elle grandit, les sévices se multiplient. Elle est enfermée des heures dans la cave ou dans sa chambre, sans lumière. Elle n’a pas le droit de manger. Il jette les affaires auxquelles elle tient et ne lui laisse pour tout vêtement qu’un jogging vert, qu’elle doit porter des semaines ; il lui coupe les cheveux à ras. A l’école, Céline devient le souffre-douleur de ses camarades. "Ma terreur, c’était de mourir un week-end et que personne ne le voie", raconte-t-elle. Sa mère est rendue muette par la violence de son mari.

La petite fille gagne des concours de piano et espère désespérément que quelqu’un va la tirer de là. "J’aurais tellement voulu qu’un prof voie ma détresse. A 16 h 15, je commençais à angoisser de rentrer à la maison, se souvient-elle. Personne ne m’a rien demandé." Elle manque souvent le sport. "Mes profs me disaient que je me le permettais parce que j’étais la fille du directeur de l’usine, s’énerve-t-elle. J’aurais été fille d’ouvrier, ça aurait été autre chose !" Le médecin de famille ne dit mot. Les coups sont de plus en plus nombreux. Un jour, Céline tombe sur le genou. L’oedème enfle, son père l’emmène aux urgences. Les médecins évoquent un syndrome de Münchhausen, de l’automutilation, pas une possible maltraitance. L’adolescente commence à penser au suicide.

La chape de plomb saute quand la famille déménage en région parisienne. Céline a 14 ans. Elle est en seconde, avec un an d’avance. Une infirmière scolaire la repère. "C’est la personne que je respecte le plus au monde, je lui dois la vie", dit la jeune femme. Elle attend trois mois avant de faire le signalement, pour que Céline soit prête, mais aussi pour recueillir assez de constats de coups.

Sa vie bascule alors du jour au lendemain. Elle est placée en urgence, coupée de sa famille. Un parcours chaotique commence. D’abord deux mois et demi dans un hôpital. Puis trois dans une famille d’accueil où personne ne parle français. Ensuite, neuf mois dans un service d’accueil d’urgence. Puis un an dans un foyer de semi-liberté où sont hébergées des jeunes délinquantes. "Individuellement, elles étaient gentilles, mais, en groupe, c’étaient des terreurs, se souvient Céline. Elles avaient toutes souffert dans leur enfance." Elles chahutent toute la nuit.

"JE NE ME LAISSAIS PLUS FAIRE"

Céline s’accroche, part à 4 h 30 du matin et revient à 21 h 30 pour rester dans son lycée. Elle rentre ensuite un an chez elle. Tout a changé. "J’ai trouvé mon père petit et maigre alors qu’avant il me paraissait grand et fort, se souvient-elle. Je ne me laissais plus faire." Entre-temps, il a été condamné à deux ans de prison avec sursis et dix-huit mois de mise à l’épreuve avec injonction de soins. A 18 ans, elle quitte la maison, obtient une bourse pour poursuivre ses études.

Elle n’en veut plus à son père. "Je ne suis pas dans la vengeance. J’ai fini par comprendre qu’il avait eu une enfance difficile et n’avait pas su faire face, dit-elle. Il a développé une sorte d’obsession maladive, sans s’en rendre compte. Pour lui, il ne s’est rien passé. Il pense que des assistantes sociales m’ont mis tout ça dans la tête."

Ce qui l’intéresse aujourd’hui, c’est d’éviter à d’autres le sort qu’elle a connu. Elle écrit sur le sujet, prend la parole. La priorité, pense-t-elle, est de former les futurs médecins. "Ils devraient jouer un rôle capital dans le repérage, souligne-t-elle. Mais, pendant toutes mes études, j’ai très peu entendu parler de maltraitance. Les médecins ne connaissent pas les CRIP, les cellules mises en place dans chaque département pour recueillir les informations préoccupantes." Le grand public devrait aussi être informé. "Personne ne connaît le 119, le numéro d’appel de l’enfance maltraitée", affirme Céline.

Le placement pourrait être moins traumatisant. "Ça m’a sauvé la vie, mais c’était difficile, témoigne-t-elle. J’ai été ballottée, sans soutien. C’était une autre solitude." Les éducateurs n’ont pas été d’un grand secours. "Il y en avait une qui me faisait faire son repassage contre un peu d’argent de poche, sourit la jeune fille. On manque de gens suffisamment formés qui prennent en charge les jeunes." Se préparer à des études de médecine dans ces conditions a été un exploit. Céline est une exception.

Elle récuse le terme de résilience. "C’est un beau concept, mais on garde toujours des séquelles, affirme-t-elle. Certains sont en dépression, d’autres ont des troubles du comportement, des difficultés d’insertion ou reproduisent la violence." Elle préfère ne pas s’étendre sur ses séquelles à elle. La jeune médecin joue toujours du piano. "Je ne peux pas dire que j’aime ça passionnément, mais les autres aiment m’entendre, alors, par procuration, ça me plaît." Elle donne des concerts pour les patients à l’hôpital.


« Je n’ai pas écrit ce livre pour régler mes comptes »

Céline Raphaël publie son témoignage d’enfant battue dans « La Démesure »

20mn - 17 janvier 2013 - Faustine Vincent

Céline Raphaël est une jeune fille de bonne famille, intelligente et douée, dont le talent précoce pour le piano a été récompensé par de nombreux prix. Aujourd’hui interne en médecine, Céline Raphaël est aussi une ancienne enfant battue, qui a vécu dans la terreur des coups que son père lui infligeait à la moindre fausse note.

Frappée, humiliée, enfermée et privée de nourriture pendant des années, la petite fille a été brisée sous les yeux de sa sœur et sa mère, qui avaient pris l’habitude de lui apporter à manger en cachette. Son histoire bouscule les préjugés selon lesquels les enfants battus ne sont issus que de milieux défavorisés. Elle la raconte, sous son pseudo, dans un livre publié ce jeudi, La Démesure (éd. Max Milo).

« Je suis passée à autre chose »

La jeune femme, frêle silhouette noyée sous un grand gilet et regard franc derrière ses larges lunettes, l’affirme d’emblée : « Je n’ai pas écrit ce livre pour régler mes comptes ou passer pour une petite chose fragile. » A 28 ans, elle est « passée à autre chose » et a désormais « un compagnon et une vie stable ».

Son témoignage n’a d’autre objectif que celui d’« ouvrir les yeux et délier les langues sur la maltraitance, un phénomène largement sous-estimé ».

Méconnaissance du problème

Repérée grâce à la vigilance d’une infirmière scolaire, Céline Raphaël a été placée dans un foyer à 14 ans, puis s’est résolue à porter plainte. Son père, lui-même ancien enfant battu, a été condamné à deux ans de prison avec sursis, deux ans de mise à l’épreuve et trois ans d’injonction de soins. Mais la plupart des enfants maltraités passent entre les mailles du filet, même dans les cas les plus évidents, comme l’a montré en 2012 l’affaire Marina, morte à 8 ans sous les coups de ses parents. « Cette gosse aurait pu être sauvée mille fois. Ça me met hors de moi et montre à quel point le système dysfonctionne », s’étrangle Céline Raphaël. Elle rendra en mars sa thèse de médecine à l’intitulé explicite : « Comment améliorer la formation des internes au repérage et la prise en charge de la maltraitance infantile ». « Aujourd’hui, personne – médecin, enseignant, assistante sociale – n’a de formation pour la détecter. Tout est fait à l’intuition. Sans compter que les parents mentent et que les enfants les protègent. Les victimes sèment des petits cailloux. Encore faut-il les voir. »

De son passé, elle garde une maladie chronique après des années d’anorexie, une hantise des contraintes de temps et d’espace « pour les trucs inutiles », et une absence totale de confiance en elle. Elle ne vit plus sur le qui-vive depuis environ cinq ans et a cessé de dormir en chien de fusil, en guettant la porte de sa chambre. Son père, lui, nie toujours les faits, et nul dans sa famille n’est au courant qu’il y a eu un procès. Le secret reste bien gardé.


A l’abri des parents terribles

Le Monde | 25.06.2012 - Par Gaëlle Dupont -

C’est un petit garçon aux cheveux et aux yeux sombres, tout sourire. Il est l’heure du petit-déjeuner à la pouponnière du Village Saint-Exupéry (VSE), le foyer départemental de l’enfance d’Angers (Maine-et-Loire). Deux auxiliaires de puériculture dirigent les opérations, chacune un bébé dans les bras. Noé (tous les prénoms ont été modifiés) grimpe sur les genoux du visiteur et engage la conversation, comme n’importe quel enfant curieux de son âge.

Mais il aura bientôt 5 ans et parle comme s’il en avait 2. Une profondeur vertigineuse dans son regard laisse soupçonner qu’il revient de loin. Dans le jargon des spécialistes, Noé est un "enfant du placard". Jusqu’à l’âge de 2 ans et demi, il a vécu la plupart du temps enfermé dans sa chambre, seul dans son lit. Ses parents se préoccupaient davantage de la nourriture du chien que de la sienne.

"UN COMPORTEMENT D’ENFANT SAUVAGE"

"Quand il est arrivé, il avait un comportement d’enfant sauvage", raconte Anita Crochet, chef du service petite enfance du VSE. Il criait, mordait, déchirait le papier peint, marchait sur les plus petits. Ici, Noé a été placé en "réanimation affective", résume joliment Mme Crochet. En deux ans, il a découvert l’autre. Mais il ne tient pas en place et demande une surveillance constante.

On croise d’autres petits visages à la pouponnière, d’autres histoires impensables. Sandrine a débarqué voilà une semaine, les cheveux cassés, la peau abîmée, couverte de poux. Sa mère a une dizaine d’enfants dont la moitié est placée. Elle ne connaît pas leur date de naissance. Deux soeurs, Manon et Emma, ont elles aussi été laissées sans soins par des parents toxicomanes. La plus jeune ne sait que crier. Morgane, 2 ans, est arrivée six jours après sa naissance. Son père est en prison, sa mère n’est pas venue la voir depuis des mois. Elle a eu un autre enfant, placé lui aussi.

"Bienvenue dans un autre monde", lance Daniel Rousseau, pédopsychiatre libéral à Angers et intervenant au VSE. Il vient d’écrire un livre, Les grandes personnes sont vraiment stupides (Max Milo, 256 p., 18 euros), consacré à l’enfance en danger. "Les violences faites aux femmes sont devenues un sujet politique, observe le médecin. Pas les enfants maltraités. Ils sont oubliés." Est-ce parce que le sujet est si difficile à regarder en face ? Il ne surgit dans le débat public que lors de faits divers, suivis avec un mélange d’horreur et de fascination, avant de retourner aux oubliettes.

Ils sont pourtant de plus en plus nombreux. On parle toujours à leur propos d’enfants de la Ddass. A tort, car elle n’existe plus. Ce sont les départements qui, depuis 1986, gèrent l’aide sociale à l’enfance (ASE  ). Le nombre de mineurs pris en charge est passé de 244 000 fin 2003 à 271 000 fin 2009 (dernière statistique disponible). Parmi ceux-ci, 130 000 sont placés, les autres étant suivis à domicile. Près de 2 % des jeunes Français de moins de 18 ans sont pris en charge.

Dans le Maine-et-Loire, la hausse s’accélère depuis deux ans, comme ailleurs en France. Est-ce l’effet d’un meilleur repérage ? Pour une part, mais pas seulement. "L’écart social se creuse, de plus en plus de gens sont en difficulté, sans ressources, isolés", analyse Christine Languereau, l’une des auxiliaires de puériculture du VSE. Une perte d’emploi ou une séparation peuvent faire exploser la violence.

On n’entre pas facilement dans un foyer de l’enfance. Le docteur Rousseau a intercédé. Le directeur Vladia Charcellay a accepté parce que "le sujet en vaut la peine", à la condition de protéger l’anonymat des enfants. Ils sont une centaine à être placés au VSE. Soixante résident dans les locaux d’Angers, les autres vivent dans des familles d’accueil qui dépendent de la structure.

LIVRÉS À EUX-MÊMES, SANS SOINS, SANS REPÈRES

Agés de quelques jours à 14 ans, ils ont été amenés en urgence après une décision de justice. Rester dans leur famille mettait leur vie en danger. Certains ont été victimes de coups et de viols, même des bébés. Ces cas restent minoritaires. D’autres sont placés à la demande de leurs parents à la dérive. Un tout-petit a même été déposé à la porte du VSE, comme dans les tours d’abandon d’autrefois. Beaucoup ont été livrés à eux-mêmes, laissés sans affection, sans soins, sans repères.

L’endroit ne ressemble pas aux images gravées dans l’imaginaire collectif, grands dortoirs déshumanisés et enfants numérotés. C’est un ensemble de maisons d’un étage reliées par de longs couloirs, dans le style passe-partout des années 1980. Les couleurs vives et les pelouses égaient autant que possible l’ensemble. Les enfants vivent en petits groupes. Certains chanceux ont leur propre chambre, la plupart la partagent à deux ou trois. Chacun a son nom au-dessus de son lit, sur son portemanteau, et même sur sa brosse à dents. Tout est fait pour tenter d’individualiser l’espace de chacun.

Grégoire, 12 ans, vit là depuis un an et demi. Ce début d’après-midi est le meilleur moment de sa semaine. Il passe une heure au "pôle pédagogique", en compagnie de Sharon et Thomas. Ce petit bâtiment à l’écart est l’endroit préféré des enfants. "Ils vivent tout le temps en groupe, explique l’éducateur du pôle, Erwan Lintanf. Ici, ils bénéficient d’un temps plus individualisé." Sur fond musical, chacun fait ce qu’il veut. Sharon fabrique un coeur en plastique multicolore pour sa mère.

Grégoire bricole, puis s’attelle lui aussi à la fabrication du mot "maman" en lettres de plastique rouges. Sa mère est hospitalisée. Son père est mort. Il s’est retrouvé chez son beau-père et "ça ne s’est pas bien passé", résume-t-il pudiquement. Sharon est ici "parce qu’il y avait de la violence" entre ses parents. "Pourquoi il y a des juges ?, demande spontanément la petite fille de 9 ans. Ils interviennent dans la famille, c’est pas bien." Grégoire n’est pas d’accord : "C’est bien qu’ils soient là, ça met les choses au clair."

Comment va la vie au foyer ? "Ça dépend." Ils aiment le pôle, "les activités", comme cette récente visite au Refuge de l’Arche, en Mayenne, dont ils ne cessent de parler, un endroit où sont recueillis des animaux abandonnés ou blessés. Mais la collectivité n’est pas une partie de plaisir. "Il y a certaines personnes avec qui c’est difficile de vivre. Des fois, ils pètent les plombs, raconte Grégoire. C’est normal, on ne peut pas vivre en foyer et être tout le temps content." Certains soirs, les plus incontrôlables montent sur les toits et passent leur colère contre le monde en cassant les vitres à coups de cailloux. Ils fuguent, aussi. Les portes des unités des grands sont toujours fermées à clé. La nuit, une alarme se déclenche pour alerter le veilleur si un enfant quitte sa chambre.

Le soir à l’internat, il y a de la tension dans l’air. Pour dix enfants de 7 à 14 ans, l’unité n’est pas grande. En bas, trois pièces communes : la grande entrée, la salle à manger, une salle de jeux et de télé. Les chambres sont en haut. Les portes doivent toujours rester ouvertes, sous la surveillance constante des "éducs", deux pour le groupe. Un garçon tape dans des coussins déjà bien fatigués en jurant. Il est à la table des punis, qui monteront se coucher les premiers.

Sous les tables dressées pour le dîner, les pieds volent. Le grand jeu consiste à chahuter sans être vu. Pierre, l’un des plus grands, se plaint de recevoir la même portion que les "petits". Compter les cordons bleus et les fraises, se coucher avec les poules, être surveillé tout le temps, il n’en peut plus. "C’est la prison ici", dit-il. Il aimerait retourner chez ses parents, mais ceux-ci "ne sont pas prêts". Sophie, une autre pensionnaire, est plus nuancée. "Au début, j’étais contente d’être là, pour ma sécurité, explique-t-elle après le repas. Mais ça fait trop longtemps que ça dure." Le soir, sur un cahier, les éducateurs détaillent le comportement de chacun.

Les enfants devraient rester six mois au VSE avant d’être réorientés vers d’autres structures ou dans des familles d’accueil de long terme. Mais le système est complètement saturé. Partout les places manquent. Les enfants restent en moyenne un an, certains jusqu’à trois ans. "Le manque de débouchés est une de nos principales difficultés, explique le directeur Vladia Charcellay. Nous sommes constamment sous tension." L’embouteillage a des répercussions en amont. La petite Sonia est arrivée début mai, alors que son ordonnance de placement datait de janvier. Elle était délaissée, sans être en danger immédiat. "Ce genre de situation n’est pas tolérable", commente Erwan Lintanf.

REDONNER FOI EN L’ADULTE

Que peut faire l’institution pour ces enfants ? Elle ne peut pas être une nouvelle famille. C’est matériellement impossible et ce n’est pas l’objectif. Mais essayer de ne pas ajouter une violence à une autre. Redonner foi en l’adulte. "Leur restituer leur place d’enfant", dit Jérôme Grousset, responsable des "grands" (6-14 ans). "Créer un lien", résume aussi M. Lintanf.

"On n’est pas Zorro, on est des substituts avec nos limites, analyse Serge Clénet, 54 ans, salarié par le VSE pour accueillir des enfants chez lui, à quelques dizaines de kilomètres d’Angers. Notre rôle est de leur donner des bases assez solides pour qu’ils traversent la vie avec le moins de casse possible. Il faut qu’ils comprennent que ce qu’ils ont vécu n’était pas ajusté à leur vie d’enfant, que les adultes ne sont pas forcément violents ou ambivalents."

A première vue, c’est un paradoxe, mais, au VSE, les parents sont partout. En photo au-dessus des lits, dans les conversations, dans les têtes. Même s’il reste rare, le retour des enfants dans leur famille est pour le personnel une sorte de Graal. Comment ne pas leur en vouloir, à ces parents incompétents, déviants, à éclipse ?

"La maltraitance a lieu dans tous les milieux, mais nous avons beaucoup affaire à des gens très démunis à tous points de vue, explique Mme Languereau. Ils sont davantage suivis par les services sociaux, donc mieux repérés. Certains ne peuvent être parents qu’un quart d’heure par semaine. A nous de tout faire pour que ce quart d’heure ait lieu, et dans de bonnes conditions. C’est primordial pour que les enfants puissent grandir." Tout vaut mieux que de se sentir abandonné par ceux qui vous ont donné la vie.

Beaucoup de parents ont eux-mêmes été maltraités. "Il m’arrive de voir au centre les enfants d’anciens jeunes placés que j’ai suivis", raconte Mme Languereau. Mais la reproduction de la violence n’est pas automatique. "Heureusement, certains s’en sortent et reviennent nous voir ! C’est cela qui nous réconforte", sourit-elle.

Auxiliaire de puériculture, Danièle Cotenceau ne s’est jamais habituée aux "situations", au point de s’en rendre malade. Elle parle encore avec des tremblements dans la voix d’une rencontre parent-enfant écourtée, de penchants incestueux refaisant surface, de l’enfant bouleversé après la visite. "Mais, une fois qu’on a travaillé auprès d’eux, c’est difficile de les quitter", ajoute-t-elle. "Il faut trouver la bonne distance tous les jours", témoigne M. Lintanf. Etre dans l’affectif, sans s’y perdre. Essayer de ne pas s’user. Le travail en équipe est une planche de salut. Les réunions sont longues et nombreuses. "On n’est jamais seul avec ce qu’on vit", dit Mme Crochet.

Souvent, ils regrettent de voir arriver les enfants si tard. Les lois précisent que tout doit être tenté au niveau de la famille, que le placement doit être le dernier recours. Beaucoup de membres du VSE se demandent parfois "à quel prix". Les petits arrivent de plus en plus cassés, de plus en plus difficiles à "réparer". "Ils sont entièrement remplis par les événements, ils n’ont pas de mots pour les contenir, décrit M. Clénet. Si ce qui leur arrive est violent, ils sont entièrement détruits." La maltraitance génère des troubles du comportement. Tous les enfants ne peuvent pas être scolarisés. Certains ne seront jamais autonomes, et devront vivre dans des institutions pour handicapés.

D’importantes sommes sont consacrées à la protection de l’enfance par les départements : 6 milliards d’euros en 2009. Elles viennent en troisième position, derrière l’insertion et les personnes âgées. Dans le département du Maine-et-Loire, c’est 95 millions d’euros, soit la première dépense sociale du département. Le VSE doit bientôt déménager dans des locaux neufs. Mais les besoins augmentent. Un enfant placé coûte 180 euros par jour en collectivité, 90 euros en famille d’accueil. Si l’enfant reste dans sa famille, les mesures de suivi par des travailleurs sociaux à domicile coûtent moitié moins.

Que deviendront ces jeunes ? Personne ne le sait. Les travaux de recherche sur le destin des enfants placés font défaut. "On ne sait pas qui rentre, qui sort, combien de temps ils restent, ce qu’il advient d’eux, résume le docteur Rousseau. C’est pourtant en fonction de cela que les politiques publiques devraient être orientées." Il y a 101 départements, et autant de façons différentes de prendre en charge les enfants, sans évaluation des résultats.

On ignore également combien d’enfants sont maltraités en France, et combien ne sont pas repérés, le "chiffre noir" dans le jargon des spécialistes. Anne Tursz, épidémiologiste à l’Inserm, l’a évalué à 10 %. Avec cette dernière et Céline Raphaël, jeune médecin maltraitée dans son enfance, le docteur Rousseau en appelle au nouveau président de la République, François Hollande, qui a fait de la jeunesse sa priorité. Ce n’est pas seulement une question de moyens, mais surtout de culture commune, de prise de conscience. "Les accidents de la route baissent, les suicides des jeunes baissent, la mortalité infantile baisse, pas le nombre d’enfants maltraités, plaide le médecin. Cela devrait pourtant être une grande cause nationale."


  • Céline Raphaël, La démesure. Soumise à la violence d’un père , Edition Max Milo, 2013, 240p, 18€

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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 15 février 2013

 

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