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HSBC ferme les yeux sur le trafic d’armes en Afrique


Le Monde.fr - 11.02.2015 - Par Martha M. Hamilton (ICIJ) et Will Fitzgibbon (ICIJ) -

Des jeunes combattants au Liberia, le 9 mai 1996.

Un incroyable carnage se préparait. En juillet 2003, le mouvement rebelle des Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie (LURD), fraîchement réapprovisionné en armes et en munitions, a pu reprendre l’offensive qu’il avait commencée en juin sur la capitale Monrovia, dans l’objectif de prendre le contrôle du pays au président Charles Taylor. Dans les deux camps, des enfants soldats étaient au combat, dans une zone densément peuplée par des civils.

Lors de cette bataille qu’on surnomme au Liberia la « Troisième Guerre mondiale », les jeunes combattants au service des rebelles étaient armés, pour reprendre les termes d’un article de The Economist, de « jouets flambant neufs » qu’ils utilisaient sans la moindre formation. Les affrontements ont fait des centaines de morts et 2 000 blessés parmi les civils.

« Les tirs au mortier étaient si mal ajustés qu’ils étaient particulièrement terrifiants et difficiles à éviter pour les civils », peut-on lire dans un rapport [de novembre 2003] de l’organisation Human Rights Watch. Balles, éclats d’obus et obus de mortier transpercent les corps, qu’ils mutilent quand ils ne les tuent pas instantanément, assurent à l’ONG plusieurs témoins.

Les armes à destination des rebelles libériens ont transité par la Guinée, où elles ont été acheminées par plusieurs sociétés, dont Katex Mines Guinée, affirme un groupe d’experts des Nations unies. Cette société fait partie du groupe Katex, présent en Afrique de l’Ouest et en Europe dans les secteurs du bâtiment, des plastiques, du gaz et de la brique.

HSBC Private Bank (Suisse) est alors la banque de Katex Mines Guinée, et elle le restera même lorsque les Nations unies auront désigné la société comme « possible fournisseur d’armes » des rebelles libériens. Selon des documents obtenus par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) et Le Monde, le compte bancaire, ouvert en 2001, était créditeur de 7,14 millions d’euros à sa clôture en 2006.

Plusieurs clients liés à des conflits en Afrique

Les informations obtenues montrent que Katex Mines Guinée n’est pas le seul client de HSBC lié à des conflits en Afrique. La branche banque privée de HSBC, qui exerce ses activités dans un pays à la légendaire neutralité, a servi d’intermédiaire financier à des entrepreneurs et des criminels qui ont alimenté et financé en Afrique des guerres parmi les plus sanglantes et des ventes d’armes parmi les plus immorales.

Pour la banque suisse, les hommes et les femmes mêlés à ces conflits étaient de lucratifs clients : le solde total des comptes bancaires de personnes liées au trafic d’armes ou à des ventes d’armes douteuses dans au moins sept pays d’Afrique représentait en 2006 ou 2007 plus de 56 millions de dollars.

L’intérieur d’une maison détruite par les combats à la frontière entre la Côte d’Ivoire et le Liberia, le 17 juin 2012.

De l’aveu même du groupe HSBC, sa banque privée en Suisse a par le passé fait preuve de laxisme en matière de conformité [ce qui dans le jargon bancaire signifie « respect de la législation »] et au regard de son obligation de diligence. Mais « aujourd’hui, assure l’établissement dans une lettre adressée à l’ICIJ, l’équipe management en Suisse (...) a sensiblement changé par rapport à la période antérieure à 2011. »

Chez HSBC, des pratiques aux antipodes de la politique affichée

En 2000, après une série de prêts controversés, HSBC a adopté des mesures drastiques contre le financement d’opérations de vente d’armes. Selon cette nouvelle politique toujours en vigueur, « le Groupe ne fournit pas de services financiers pour les transactions d’achat d’’autres armes’ » tels que les « pistolets ou missiles ».

Des principes qui n’ont pourtant pas empêché la banque de tenir les comptes de clients impliqués dans du trafic d’armes et dans des conflits. HSBC les a même gardés alors que des articles de presse, des enquêtes judiciaires ou des rapports des Nations unies avaient fait la lumière sur ces liens – parfois depuis des années.

Des stocks d’armes achetées par le régime de Kadhafi, aujourd’hui entre les mains de milices.

Sur la liste des clients de HSBC, se trouvait ainsi le propriétaire d’une fabrique de cigarettes soupçonné d’avoir acheminé des armes au profit des rebelles du Burundi pendant la guerre civile au début des années 1990. On y voit aussi le nom d’une femme dont l’époux, un homme d’affaires parisien, utilisa le compte bancaire pour transférer de colossaux pots-de-vin à des responsables de l’armée et de l’Etat angolais afin de décrocher des contrats de vente de chars, de mines terrestres et de navires de guerre, là aussi en pleine guerre civile. La banque suisse hébergea également les comptes d’un conseiller politique sud-africain et d’un lobbyiste tanzanien soupçonnés d’avoir reçu à eux deux 24 millions de dollars pour avoir convaincu plusieurs gouvernements de signer avec BAE Systems des contrats surfacturés pour l’achat de systèmes de radars et d’avions de chasse.

HSBC a également fait bénéficier de ses services financiers un ingénieur libyen lié à l’ancien dictateur Mouammar Kadhafi, accusé d’avoir collaboré avec des membres de la mafia italienne dès 2006 en vue d’importer en Libye 500 000 Kalachnikov de fabrication chinoise.

Certains des comptes liés chez HSBC à des marchands d’armes présumés ont fini par être bloqués, mais d’autres sont restés actifs. Aucune des personnes citées précédemment n’a accepté de répondre aux sollicitations de l’ICIJ.

« Les marchands et intermédiaires de ce type utilisent des activités légales comme couverture pour contourner les sanctions de l’ONU   et les législations nationales », précise Kathi Austin, spécialiste du trafic d’armes et directrice exécutive du Conflict Awareness Project.

Et dans le cas de Katex Mines Guinée, dirigée par Ahmad Fouzi Hadj, il ne fait pas de doute que HSBC a maintenu ses liens avec un trafiquant d’armes présumé ; si la banque a bloqué temporairement le compte en 2005 pour des raisons de non-conformité (sans plus de précision), les documents obtenus par l’ICIJ montrent que la relation entre HSBC et M. Hadj s’est poursuivie jusqu’en septembre 2006.

Katex dans l’œil de mire de l’ONU  

Au moment du soulèvement au Liberia, le gouvernement de la Guinée, pays voisin où Katex exerçait ses activités, était déjà soupçonné depuis longtemps de soutenir les rebelles libériens. En juillet 2002, le ministère guinéen en charge de l’urbanisme et de l’habitat a signé avec Katex un contrat de 35 millions de dollars pour la construction de logements et d’entrepôts. L’argent a été transféré sur le compte HSBC de la société, domicilié à Genève.

Du 8 novembre 2002 au 5 août 2003, des experts de l’ONU   ont inspecté des cargaisons réceptionnées par Katex, dont une envoyée au ministère de la Défense le 30 juin, à la veille du siège de Monrovia. Selon le rapport qu’ils ont adressé au Conseil de sécurité [en octobre 2003], ces livraisons se faisaient par la voie aérienne, au départ de l’Ukraine et par des vols assurés par une compagnie ukrainienne. Là-bas, les autorités locales comme les responsables de la compagnie ont assuré que ces cargaisons ne contenaient pas d’armes. Cependant, les experts onusiens ont pu l’établir : le chargement des armes s’effectuait lors d’escales à Téhéran, en Iran.

« Le Groupe [d’experts] croit comprendre que la Katex a importé des armes et des munitions au cours des 10 derniers mois » déclare alors le rapport. C’est en voyant des conteneurs en bois vert étiquetés « détergent » sortir de ces avions ukrainiens pour être chargés sur des camions militaires que les experts ont commencé à soupçonner un trafic d’armes : « Falsifier les manifestes est (...) une pratique courante pour camoufler les expéditions d’armes », rappellent-ils dans le rapport.

Moussa Dadis Camara à Conakry en 2009, entouré de ses hommes, les bérets rouges.

Dans son rapport de novembre 2003, Human Rights Watch se fait l’écho de témoignages accusant le ministère guinéen de la Défense d’avoir utilisé Katex Mines « comme intermédiaire pour ses achats militaires », et fait référence à une lettre de connaissement pour des obus de mortier au nom de la Katex. Il cite le Groupe d’experts des Nations unies, qui avait constaté que le bureau de Katex dans la capitale Conakry était gardé par les « Bérets rouges », des forces spéciales attachées à la présidence de la Guinée, et « confirmait, via des sources diplomatiques, que ‘le transport d’armes par camions avait été réalisé par Katex Mines Guinée vers Koyama et Macenta », près de la frontière libérienne.

La guerre civile au Liberia prit fin un mois à peine après la bataille de la « Troisième Guerre mondiale » à Monrovia. En 2005, Ellen Johnson Sirleaf, économiste diplômée de Harvard et ancienne ministre des Finances, a été élue à la présidence du Liberia : première femme présidente d’un pays africain, elle a été réélue en 2011.

Le parcours chaotique de M. Hadj

Ahmad Fouzi Hadj, le directeur de Katex Mines Guinée, a connu un parcours contrasté, entre réussite brillante et condamnations en justice. Né dans la ville syrienne de Kameshli, à la frontière turque, M. Hadj s’est installé en Italie. Plusieurs articles de presse le disent diplômé en chirurgie cardiaque, et autant d’autres contestent cette formation. Reste que l’homme a visiblement réussi en Italie, où il a fait fortune et avait acquis en 2006, avec son épouse, au moins sept maisons et villas, un hôtel à Monaco et un restaurant, selon des enquêteurs italiens. Katex Mines Guinée, l’une des quatre branches de Katex établies en Guinée mais qui ne semble pas gérer la moindre mine dans le pays, a été créée en 1998 ; elle travaillait selon Human Rights Watch dans l’importation de produits agricoles et de matériel industriel.

M. Hadj a fait l’objet de nombreuses enquêtes judiciaires et de plusieurs condamnations, et ce dès les années 1990. En 2004, alors qu’il était client de HSBC, la justice de Monaco a ouvert une enquête contre lui pour blanchiment d’argent ; les conclusions de cette enquête ne nous sont pas connues. C’est à travers une enquête de la police italienne autour de la faillite présumée frauduleuse de la SARL Katex Italie, une filiale spécialisée dans la tuyauterie industrielle soupçonnée d’avoir dissimulé 12,5 millions de dollars aux autorités, qu’on a commencé d’en savoir plus sur les activités de M. Hadj en Guinée. Condamné à six mois de prison en 2013 pour faillite frauduleuse, il a fait appel. Selon un article paru en juillet 2013 dans le quotidien italien La Repubblica, M. Hadj avait quitté l’Italie pour s’installer en Ukraine.

Moussa Dadis Camara, Président du CNDD, la junte militaire au pouvoir après la mort de Lansana Conté, ici le 2 octobre 2009 à Conakry.

En 2014, toujours en Italie, il a également été condamné à sept mois d’emprisonnement avec sursis pour le financement illégal de la campagne électorale de 2007 d’un ancien maire. En novembre dernier, la justice l’a de nouveau reconnu coupable et condamné à sept ans de prison, cette fois pour la faillite frauduleuse du Lucchese, club de football de Lucques, qu’il présidait de 2005 à 2008. Au moment de son arrestation en 2010, on pouvait lire dans la presse italienne que la police avait trouvé M. Hadj, « la barbe blanche négligée », caché dans la chaufferie de la piscine de sa luxueuse villa et tentant de se faire passer pour le plombier. Contacté par nos soins, M. Hadj a fait savoir par l’intermédiaire de son avocat qu’il ne souhaitait pas s’exprimer sur de « vieilles affaires ». Des écoutes édifiantes

Dans le cadre de l’affaire portant sur la faillite de Katex Italie, la justice italienne avait fait mettre sur écoute les téléphones de M. Hadj et de ses collaborateurs ; l’ICIJ a pu se procurer les transcriptions de ces conversations. Elles contiennent des révélations sur les activités de M. Hadj à travers le monde, notamment sur ses liens étroits avec le président guinéen et des allusions explicites à des faits de corruption. Ainsi lors d’un appel passé le 5 mai 2005, il évoquait avec un collaborateur un versement d’argent « au vieux », surnom respectueux dans l’Afrique de l’Ouest francophone. Pour les enquêteurs italiens, il s’agissait là de l’ancien président de la Guinée, Lansana Conté, mort en 2008.

Dans la même conversation, M. Hadj félicitait un employé de la Katex pour les 3 millions de dollars de pots-de-vin versés au gouverneur de la Banque centrale de Guinée et au président Conté ; « Nous avons intérêt à ne pas faire ça tout le temps », ajoutait-t-il cependant.

A la mort de Lansana Conté, une junte militaire a pris le pouvoir en Guinée, multipliant les violations des droits de l’homme : en 2009, dans un stade de Conakry, des centaines d’hommes ont été massacrés et des dizaines de femmes violées. Les élections de 2010 ont marqué le retour de la démocratie en Guinée, mais le pays reste l’un des plus pauvres du continent africain et il est frappé de plein fouet par l’épidémie d’Ebola en Afrique occidentale.

La société Katex a poursuivi ses activités en Guinée pendant la période trouble qui a suivi la disparition du président Lansana Conté. Les médias se sont ainsi fait l’écho en 2009 de l’inauguration par l’armée d’une poudrière construite par la Katex pour 7 millions de dollars. « C’est pour moi un réel plaisir de servir [la junte] », déclarait un représentant de la société présent à cette ouverture.

Traduit de l’anglais par Julie Marco


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 14 février 2015

 

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