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Face à l’abandon de l’enfance par le gouvernement français, il ne faut pas se tromper de combat

Point de vue de Anne Tursz dans Le Monde


Le Monde | 04.05.10 | par Anne Tursz

Anne Tursz est pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche à l’Inserm, auteur de Les Oubliés. Enfants maltraités en France et par la France (Paris, 2010, éditions du Seuil).

Ne nous leurrons pas, nos enfants vont mal, voire très mal. La destruction systématique, engagée depuis 2002, des systèmes scolaire et de santé a produit les effets délétères que l’on pouvait craindre, et les indices en sont nombreux, relevés dans de nombreux documents officiels français et internationaux.

Un rapport de 2007 de l’Unicef intitulé Le bien-être des enfants dans les pays riches montre que, parmi vingt et un pays de l’OCDE, la France occupe le seizième rang. Elle est, surtout, classée en dix-huitième position (derrière la Grèce, la République tchèque, la Hongrie) en ce qui concerne le "bien-être éducationnel", défini entre autres par les résultats scolaires à l’âge de 15 ans (niveau moyen de lecture, en mathématiques et en sciences). Dix-huitième également pour ce qui est du "bien-être subjectif", touche à la perception de l’état de santé, au goût pour l’école et à la perception de soi-même.

On n’est guère étonné de cette mauvaise perception de soi quand on sait que, en dix ans, l’activité des secteurs de psychiatrie infanto-juvénile a vu son volume augmenter de 70 %. Malgré la quasi-absence de données de recherche sur la santé mentale des enfants en France, on sait également, à partir d’une étude en population scolaire menée dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur en 2005, que 22,6 % des enfants âgés de 6 à 11 ans se plaignent de troubles psychologiques et qu’ils perçoivent mieux les troubles intériorisés (anxiété, dépression) que les adultes. Le problème est d’autant plus préoccupant que l’offre de soins en santé mentale pour l’enfant est notoirement insuffisante. Ainsi, quand le médecin scolaire leur conseille de consulter, les parents sont souvent contraints d’attendre des mois avant d’être reçus dans un centre médico-psychologique.

Toujours au registre de la santé mentale et selon les travaux de la Haute Autorité de santé, la majorité des personnes souffrant à l’âge adulte de troubles de la personnalité à expression psychopathique ont présenté des troubles des conduites pendant l’enfance et l’adolescence. Toutefois, si un enfant agressif et bruyant est généralement vite repéré, les troubles intériorisés sont peut-être les plus préoccupants, car un enfant replié sur lui-même et sur sa souffrance peut passer longtemps inaperçu.

Une des causes majeures de ces troubles est la maltraitance, et ce problème est loin d’être marginal en France. En effet, le rassemblement de tous les chiffres disponibles, qu’il s’agisse de données recueillies en routine ou de résultats de travaux de recherche, laisse supposer que 10 % au moins de nos enfants sont maltraités (victimes de violences physiques ou sexuelles, d’humiliations répétées, de carence grave en affection, d’exposition à des risques majeurs, de manque de soins ou d’abandon) et que ce phénomène traverse toutes les classes sociales. Ce chiffre de 10 %, bien que terrifiant, est aussi celui proposé par le journal britannique The Lancet comme chiffre moyen pour les pays occidentaux à niveau de vie élevé.

Face à cette situation, quelles sont les armes pour prévenir et prendre en charge ? Bien peu de choses en réalité : pas de données fiables pour définir des priorités et asseoir des politiques, pour allouer des ressources de manière pertinente et évaluer les programmes engagés. Et surtout un système de prévention et de protection dédié à l’enfance depuis les ordonnances de 1945 (PMI, médecine scolaire) en pleine décomposition. Ainsi, la mission de promotion de la santé en faveur des élèves (médecine scolaire) s’adresse à plus de 12 millions d’élèves et, en 2005, on comptait 2 150 médecins à temps plein, titulaires ou vacataires, soit 1 médecin pour 7 500 à 12 000 élèves selon les secteurs (au lieu de la moyenne recommandée de 1 médecin pour 3 000 à 5 000 élèves).

En 2007, voyait le jour une loi réformant la protection de l’enfance qui affirmait, dans son article 1, que "l’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits doivent guider toutes décisions le concernant". Cette loi voulait s’appuyer largement sur le corps médical, et tout particulièrement sur les médecins scolaires, grâce à des bilans de santé effectués aux âges clés du développement et de la scolarité (à chaque changement de cycle). Mais comment s’engager dans cette voie ambitieuse quand le système de santé scolaire est déliquescent et que la loi n’a reçu ni tous ses décrets d’application ni son financement, ce qu’a souligné le comité des droits de l’enfant des Nations unies dans son rapport sur la France lors du vingtième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant.

Laisser mourir l’école publique et discréditer les enfants et les jeunes aux yeux de la population par un vocabulaire exécrable (voyous, racaille, tribus, crapules), quelle que soit la réalité de certains comportements violents tout à fait condamnables, a des finalités très soigneusement pesées : brandir l’insécurité devant les électeurs (n’oublions jamais que les enfants, eux, ne votent pas et n’ont donc aucun pouvoir) et libéraliser progressivement et de moins en moins insidieusement l’ensemble du système scolaire et de soins.

Toutes sortes de mesures incitent déjà les parents à consulter leur généraliste pour les examens relevant de la médecine scolaire. Pourtant, les médecins généralistes, quelles que soient leurs qualités et malgré l’indéniable amélioration de leur formation, sont loin d’avoir la compétence des médecins scolaires face à des situations complexes et délicates comme le dépistage des troubles de l’apprentissage.

"Dépistage" : le mot tabou et abhorré est lancé. Pourtant, on ne peut sauver les enfants en souffrance que par une politique sérieuse de prévention et de dépistage de leurs difficultés psychologiques. Sérieuse, c’est-à-dire reposant sur trois principes : que le dépistage soit généralisé et non "ciblé" (seule attitude scientifique et équitable : on ne voit pas sur quoi cibler puisqu’on ne sait rien en France des facteurs de risque de souffrance des enfants, faute de recherche) ; qu’il existe une solution de prise en charge en aval, ou, s’il n’en existe pas, que ce dépistage en fasse la démonstration et permette d’identifier les moyens à mettre en œuvre ; et, bien sûr, que le dépistage ait pour finalité de soigner et non de punir. Seuls ces dépistages, pratiqués par des personnes compétentes, permettent de faire le départ entre trouble passager, authentique maladie mentale et souffrance créée par une famille nocive, les résultats conduisant à des modes d’action bien différents.

Il n’est pas de mise de brandir la "stigmatisation" qu’entraîneraient certains de ces dépistages, ni de s’insurger contre le viol de l’intimité des familles qui ne sont pas toutes "naturellement bonnes", ni de dénoncer la nocivité supposée de la recherche en santé mentale. Il n’est pas non plus justifié d’inquiéter la population en dénigrant l’entretien du quatrième mois de grossesse inscrit dans le plan périnatalité et seule occasion de dépister les couples vulnérables face à la parentalité. Et il est encore moins légitime de faire au gouvernement le cadeau d’une affirmation que les personnels de santé en place sont aptes à répondre à la demande, ce qui est notoirement inexact.

Il faut au contraire mettre le gouvernement face à ses responsabilités et le pousser à redonner des moyens à la protection maternelle et infantile, à la santé scolaire, à la psychiatrie infanto-juvénile, aux stratégies périnatales d’accompagnement des parents fragiles et à risque de maltraitance, ainsi qu’à financer la recherche en santé publique, quasi inexistante en France dans le domaine de la petite enfance, en particulier l’épidémiologie psychiatrique.

Cela est-il possible ? On ne peut malheureusement qu’en douter devant une politique de l’enfance dont le symbole le plus criant est bien la suppression brutale du poste de défenseur des enfants.


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 9 mai 2010

 

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