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Enfance Irrégulière

revue Vacarmes n°49 - automne 2009


avant-propos par Gilles Chantraine & Ariane Chottin

Octobre 2004. Rapport Bénisti sur la prévention de la délinquance. Détecter, surveiller, redresser, placer. Détecter les « troubles comportementaux » chez l’enfant dès la crèche ; le surveiller à la maternelle ; le redresser dès l’école élémentaire, et le placer dans une structure spécialisée dès 10 ans si le comportement persiste ; enfin, si les faits de délinquance en dehors du milieu scolaire s’accentuent, aboutir à ce que le placement soit irréversible. Parmi les facteurs de risque de délinquance, le rapport souligne le bilinguisme des enfants de migrants.

Devant ce retour conjoint de l’adolescent et de l’étranger à la désignation de classes dangereuses, une forte mobilisation, émanant des organisations Sud Éducation, Champ freudien, Réseau français de sociolinguistique, Marges linguistiques, Glottopol, AISL, Snuclias-FSU Ville de Paris, aboutit à une nouvelle version du rapport en octobre 2005.

Septembre 2005. Rapport de l’Inserm sur les « Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent » en vue d’un projet de loi sur la prévention de la délinquance. Dépister, repérer, tester, traiter. Dépister dès 36 mois les troubles témoignant d’un possible devenir délinquant ; repérer des facteurs de risque prénataux et périnataux, génétiques, environnementaux, liés au tempérament, à la personnalité et à la notion d’héritabilité de ces troubles ; soumettre les enfants ainsi dépistés à des tests fondés sur les théories de neuropsychologie comportementaliste et, au besoin, les traiter par rééducation, psychothérapie et médicaments.

En réaction à l’expertise de l’Inserm, les 200 000 signataires de l’appel « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans » dénoncent une déviation prédictive de la prévention et s’élèvent contre les risques de dérives des pratiques de soins, notamment psychiques, à des fins normatives et de contrôle social.

2006-2007. Mise en place progressive dans les écoles du fichier « Base-élèves ». Consigner, contrôler. Consigner des données personnelles relatives à chaque élève par l’établissement d’un système national d’identification centralisé avec l’attribution d’un unique numéro d’étudiant.

En novembre 2008, le collectif national de résistance à Base-élèves lance un appel à la mobilisation et saisit en juin 2009 le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies, qui se déclare « préoccupé par l’utilisation de cette base de données à d’autres fins, telles que la détection de la délinquance et des enfants migrants en situation irrégulière et par l’insuffisance de dispositions légales propres à prévenir son interconnexion avec les bases de données d’autres administrations. »

Août 2007. Peines planchers. Dissuader, punir. La « loi renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs » du 10 août 2007 instaure des peines minimales en cas de récidive, dites « peines planchers », et peut rejeter l’excuse de minorité pour les récidivistes de plus de 16 ans. Pour tout délit commis en état de récidive, le juge ou le tribunal est dans l’obligation de condamner le prévenu à une peine minimum d’emprisonnement correspondant au tiers de la peine encourue. Une peine inférieure à ce minimum ne peut être prononcée qu’en « considération des circonstances de l’infraction, de la personnalité de son auteur ou des garanties d’insertion ou de réinsertion ». En cas de deuxième récidive, les peines planchers ne pourront être écartées qu’au regard de garanties exceptionnelles.

Les peines planchers sont aussitôt dénoncées par de nombreux magistrats, dont le Syndicat de la magistrature, qui y voient une grave atteinte au principe de l’individualisation de la peine et de sa proportionnalité avec l’acte commis.

Juillet 2008. Création du fichier Edvige. Ficher, contrôler. Sont fichées toutes les personnes, à partir de 13 ans, « susceptibles de porter atteinte à l’ordre public », sans avoir commis aucune infraction : outre l’état civil, l’adresse, voire les « signes physiques particuliers et objectifs », les informations recueillies portant sur leur comportement, leurs fréquentations, déplacements, appartenance ethnique supposée et vie sexuelle. Elles pourront être conservées pour une durée maximale de cinq ans dans le cadre d’une enquête administrative. Malgré les réserves de la Cnil, le gouvernement persiste.

Après quatre réécritures du projet, en juin 2009, devant son adoption par la commission des lois de l’Assemblée nationale, les organisations signataires du collectif « Non à Edvige » s’insurgent « contre la tendance globale manifestée dans cette proposition, qui consiste à étendre à la petite délinquance des méthodes et outils auparavant réservés aux crimes graves voire aux actes de terrorisme. Tendance qui conduit en outre au contrôle des populations, ainsi qu’à la criminalisation des activités syndicales et autres activités militantes ».

Décembre 2008. Rapport Varinard, préalable à la révision du Code pénal des mineurs. Juger, durcir. La commission Varinard propose de fixer la minorité pénale à 12 ans. Le jugement d’un délit pourrait être prononcé soit par le juge des enfants, rebaptisé « juge des mineurs » ; soit par le tribunal pour mineurs statuant à juge unique si le mineur n’est ni détenu ni récidiviste, ou composé d’un juge des enfants et de deux assesseurs civils ; soit par un tribunal correctionnel comprenant un juge des mineurs parmi les trois magistrats professionnels qui le composent, qui serait réservé aux mineurs multirécidivistes de 16 à 18 ans et aux jeunes majeurs dans l’année qui suit leur majorité.

S’inspirant de « Pas de zéro de conduite pour les enfants de moins de trois ans », le collectif « Quel futur pour les jeunes délinquants ? », qui a recueilli à ce jour un peu plus de 14 000 signatures, part en guerre contre les régressions portées par le rapport Varinard et dénonce « les sommes consacrées à l’enfermement des enfants et des adolescents au détriment des mesures de prévention et d’accompagnement éducatif ».

Mai 2009. Proposition de loi visant à « renforcer la lutte contre les violences de groupes ». La loi « anti-bande » prévoit trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour « le fait de participer, en connaissance de cause, à un groupement, même formé de façon temporaire, qui poursuit le but, caractérisé par un ou plusieurs faits matériels, de commettre des violences volontaires contre les personnes ou des destructions de biens ».

En juin 2009 le Collectif Liberté Égalité Justice dénonce l’arbitraire policier et judiciaire en germe dans ce projet de loi.

2004-2009. La mobilisation lancée par le collectif Réseau Éducation sans frontières en 2004 continue. Pour protester contre l’accélération des expulsions de familles d’enfants scolarisés, et les interventions de police aux abords des écoles maternelles et primaires, une manifestation nationale est organisée le 13 mai 2009.

Épilogue 1. Le 21 mai 2009, à Floirac deux cousins de 6 et 10 ans, soupçonnés de vol de vélos, ont été interpellés à la sortie de leur école et emmenés au commissariat à la suite d’une plainte d’une mère d’élève pour vol de vélo. Deux équipages et six agents de police ont été mobilisés pour emmener les garçonnets, la plaignante, ses deux enfants et les bicyclettes. La préfecture de Gironde précise que « les policiers ont agi dans un cadre bien défini, validé par le parquet. Avant d’ajouter : quand on a une plainte entre les mains pour un vol, et des indices nous permettant d’identifier un suspect, même s’il s’agit d’un mineur, on se doit de réagir. » Le chef de la sécurité publique de Gironde parle d’un « non-événement ».

Depuis les rapports Bénisti, Inserm, Varinard, les peines planchers, les policiers à l’école, les enfants en garde-à-vue pour vol de vélo, etc., l’inquiétude devant l’actualité va croissant quant au traitement des irrégularités de l’enfance, stigmatisée, surveillée, jugée, enfermée. La tentation scientiste et le parti pris sécuritaire qui sous-tendent les nouvelles législations réduisent l’enfance au risque ou au danger qu’elle porte ou qu’elle encourt.

Déjà, en 1975 dans l’introduction à son cours sur les Anormaux, Michel Foucault mettait en garde sur la violence de tels discours qui ont « un pouvoir de vie et de mort ». « Ce pouvoir, ils le détiennent de quoi ? De l’institution judiciaire peut-être mais ils le détiennent aussi du fait qu’ils fonctionnent dans l’institution comme discours de vérité, discours de vérité parce qu’à statut scientifique [...], discours qui peuvent tuer, discours de vérité et discours qui font rire. Et les discours de vérité qui font rire et qui ont le pouvoir institutionnel de tuer, ce sont après tout, dans une société comme la nôtre, des discours qui méritent un peu d’attention. »

Concrètement, aujourd’hui, que fabriquent ces discours qui méritent un peu d’attention ? Ils érigent en place de vérité des approches déterministes faisant du moindre geste, comme des moindres bêtises d’enfant, le signe d’une pathologie qu’il convient de neutraliser au plus vite ; ils promeuvent des thèses favorables à l’origine biologique des comportements humains dit déviants pour justifier fichiers et traitements ; ils privilégient l’isolement plutôt que l’accueil, la surveillance plutôt que l’accompagnement, la réponse répressive plutôt qu’éducative, ou prétendent que la seconde vient nécessairement avec la première. Étrange époque que celle qui peut compter par millions les petits consommateurs de Ritaline, de Concerta, ou de molécule voisine transformant les enfants agités en sages à l’école et les petits frondeurs distraits ou bavards en disciplinés, étrange époque que celle qui cherche à effacer les « symptômes » avec n’importe laquelle de ces drogues que Freud nommait Sorgenbrecher (briseurs de soucis).

Ce durcissement vis-à-vis des irrégularités de l’enfance dans le champ pénal, social et éducatif, met en lumière une instrumentalisation, comme l’histoire en a déjà connu : agiter le spectre de la jeunesse dangereuse, de l’enfance incorrigible, permet d’évacuer d’autres malaises et de faire le dos rond aux questions et aux refus que dans leurs étrangetés radicales ces enfances soulèvent.

L’irrégularité de l’enfance ne saurait être épuisée par ces lectures. Et si nous avons choisi ce terme ancien pour désigner l’enfance dite ensuite « inadaptée », « déviante », « délinquante » ou « en danger », c’est justement pour la polysémie sémantique qu’il ouvre. Car l’enfance est en elle-même irrégulière au sens où l’irrégularité désigne ce qui ne suit pas la règle, mais ouvre un écart, une discontinuité, une résistance ou une nouvelle interprétation. Ainsi en est-il de l’irrégularité dans les traits d’un visage, l’irrégularité d’un pouls, d’un pas, d’une langue ; de l’irrégularité de la versification d’un poème, de la trame d’un tissu, d’une mesure musicale. L’enfance irrégulière, si elle est familière des marges, ouvre à une autre lecture de ces marges, lieux d’inventions, de subversion, de création.

Épilogue 2 : « Souvenons-nous de notre propre enfance », écrivait August Aïchorn en 1925 dans son livre Verwahrloste Jugend (Jeunesse en friche). « Que signifiaient pour nous un tiroir, un coffret, une poche, un coin, qui nous appartenaient à nous seuls, où nous pouvions cacher à nos parents et à nos frères et sœurs nos secrets, que nous rangions lorsque cela nous plaisait, mais que nous pouvions mettre en désordre à cœur joie ! »

Dossier coordonné par Gilles Chantraine & Ariane Chottin


Publié sur OSI Bouaké le vendredi 23 octobre 2009

 

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