Accueil >>  Orphelins du sida, orphelins et enfants vulnérables (OEV) >>  Par pays

Enfants de la rue : de l’innocence à la menace sociale...

un article du sociologue Naba Jérémie Wangré


Le problème des enfants vivant dans la rue est un phénomène social très préoccupant pour l’ensemble de nos nations, les plus riches comme les plus pauvres. Cette réalité n’a pas de frontière aujourd’hui. Elle a subi des mutations diverses et s’est davantage complexifiée par une constellation de facteurs macrosociaux récurrents ou émergents. Dans les lignes qui suivent, Naba Jérémie Wangré s’appesantit sur ce phénomène.

La grande interrogation de tous les pays concernés reste la stratégie efficace de réduction du phénomène à des proportions acceptables. De tout temps, les Etats ont élaboré et appliqué des stratégies, des associations multiples, ont fait des efforts, mais le constat qui se dégage est l’augmentation du phénomène, doublée de la précocité de l’âge d’entrée dans la rue, et la tendance à l’enracinement d’un grand nombre d’enfants dans cet espace social. Face à cette situation, on est en droit d’interroger non seulement la stratégie d’intervention mais surtout les logiques sociales qui déterminent ce phénomène.

Considéré comme un véritable "fléau social", le phénomène des enfants vivant dans la rue est devenu mondial. Il est estimé aujourd’hui à 120 millions, par des études conjointes du BIT (Bureau international du Travail) et de l’UNICEF le nombre d’enfants qui vivent dans la rue ; la moitié de ces enfants vit dans le continent sud-américain, 30 millions en Asie et autant en Afrique. Plus d’un demi-siècle après les Indépendances, les pays africains en général, et ceux de l’Afrique subsaharienne, en particulier, sont confrontés à de multiples difficultés. Face à la crise éducationnelle et sociale, l’émergence de nouveaux besoins et l’effritement des valeurs, les pays africains doivent de plus en plus, faire face à une désorganisation de la structure sociale. La croissance accélérée de la population urbaine africaine avec un taux de 4,7% en 1990-2001 et l’exode rural qui touche principalement les jeunes font que plus de la moitié de cette population urbaine est constituée de jeunes de moins de dix-huit ans.

Volonté politique

Le Burkina Faso, qui n’est pas en marge de cette réalité, est de plus en plus confronté à ce problème d’enfants vivant dans la rue. A cet effet, les statistiques actuelles et les plus récentes sur le phénomène sont celles basées sur une enquête menée par le ministère de l’Action sociale et de la Solidarité nationale (MASSN) et l’UNICEF en mai 2002 dans les 49 communes de plein exercice. Cette enquête dénombrait 2 146 enfants de la rue, dont 525 dans la ville de Ouagadougou. Selon ces statistiques globales, 2 090 seraient des garçons et 56 des filles. Ce qui signifie d’ailleurs que le phénomène des enfants de la rue n’est pas seulement masculin. Ces statistiques sont aujourd’hui certainement dépassées, à la vue de la réalité du problème, et une autre enquête s’avère impérative pour mieux camper le phénomène et redéfinir des stratégies plus efficaces de lutte.

La problématique des enfants vivant dans la rue est inséparablement liée à un contexte macrosocial : effritement des rapports communautaires et familiaux, paupérisation accrue des populations des villes et des campagnes, insuffisance et faiblesse du cadre législatif...

La lutte contre le phénomène au Burkina se traduit par la mise en place d’institutions et de structures par l’Etat à travers le MASSN. Ce qui traduit une volonté politique du gouvernement en matière d’encadrement et de protection de l’enfance. L’existence de structures fermées (internats spécialisés), ouvertes et de semi-internats (action éducative et préventive en milieu ouvert) en est le témoignage. Cette volonté politique est renforcée par l’adoption de textes législatifs et réglementaires en matière de protection des enfants. Les autorités se sont engagées à respecter les grands principes internationaux contenus dans les différentes déclarations, et à ratifier plusieurs conventions. Il existe tout un ensemble d’instruments juridiques de protection de l’enfant au plan national et international.

"Amer constat"

Pour le cas spécifique des enfants vivant dans la rue, dès 1991, la loi n°19/61 AN relative à l’enfance délinquante ou en danger a été promulguée. Cette loi sera complétée par celle n°11/64 AN portant réglementation de la circulation des mineurs, de leur fréquentation des débits de boissons, des bars dancings, des salles de cinéma et de spectacles.

Mais le constat est amer, quant à l’application de certaines de ces dispositions. La responsabilité reste partagée entre les différents acteurs et la communauté entière.

Le phénomène des enfants vivant dans la rue, comme nous l’avons évoqué plus haut, est une réalité liée au contexte macrosocial. Ainsi, plusieurs déterminants sociaux et dynamiques sont à l’origine de la fuite des enfants de leur milieu familial et communautaire et des conséquences vécues.

Au nombre de ces facteurs déterminants, on peut évoquer :

  • Les facteurs socio-familiaux qui relèvent de la dynamique familiale et communautaire : ces facteurs sociofamiliaux sont générateurs de conflits de tout ordre. On peut alors observer :

— les pratiques éducatives défaillantes (baisse de l’autorité parentale) ;

— l’émergence d’une figure d’autorité exacerbée se traduisant par le mépris et la maltraitance, l’absence de modèles, de repères identificatoires ;

la carence affective ;

— la fragilité et l’instabilité des unions se traduisant par l’augmentation des séparations, de la divortialité, de la mono-parentalité ;

— les conflits ouverts et permanents entre parents et entre parents et enfants ;

— le rejet et la stigmatisation (orphelin, enfant porte-malheur, enfant sorcier...) ;

— la maltraitance et l’exploitation de certains astreints à des tâches purement domestiques ;

— le confiage.

  • Les facteurs économiques

Bon nombre d’enfants ont quitté leur famille et leur communauté à cause de la précarité de la vie. Confrontés à l’absence de revenus, les enfants vont partir de leur propre chef ou encouragés par leurs propres parents, avec l’espoir de trouver du travail en ville.

  • Les facteurs culturels

L’un des facteurs culturels qui amène les enfants à la rue est le phénomène de migration. C’est un phénomène profondément enraciné dans les traditions du pays, et dont les origines remontent à l’époque coloniale. Cette migration était de type "rural-rural" avec la recherche de meilleures terres et de pâturages, l’attrait exercé par la ville. Les enfants reproduisaient le parcours de leur père ou de leurs aînés revenus au village avec des signes extérieurs de réussite. Cette pratique traditionnelle n’a pas pu résister aux mutations sociales.

Enfant "porte-malheur"

En plus de ce facteur, on peut citer la faiblesse de la solidarité et l’émergence de l’individualisme précoce ou de circonstance, les croyances et attitudes stigmatisantes à l’endroit d’un enfant ayant déjà fait la rue, d’un enfant dit "porte-malheur", de l’orphelin, de l’incestueux..., la disparité des réalités ville/ campagne ; tous les enfants perçoivent la ville (surtout les villes de Ouaga et de Bobo) comme un eldorado, un lieu de modernisme et de consommation spécifique et valorisante qu’on ne trouve pas dans leur campagne.

  • Les facteurs religieux

C’est notamment l’école coranique et la mendicité qui contribuent à aggraver le phénomène des enfants de la rue. L’école coranique et le système qu’elle entretient encouragent le contact permanent des talibé avec les enfants de la rue. Cela crée un effet d’entraînement. Aussi, les conditions difficiles de vie et d’existence au sein de nombreuses écoles coraniques entraînent la fuite de nombre d’enfants vers la rue. L’enquête de 2002 prouve que 44% des enfants de la rue recensés proviennent des écoles coraniques.

Mais comment se manifeste le phénomène, et quelles peuvent être ses réelles conséquences sur le plan social ?

"La rue, lieu de vie"

Agé pour la plupart de 7 à 18 ans - mais le groupe des enfants âgés de 5 à 7 ans croît considérablement -, les enfants vivant dans la rue rencontrent des dangers et des dérives qui leurs sont souvent fatals. Ils sont meurtris par les intempéries, les privations, le dénuement, les maladies, les accidents et l’indifférence. A cela s’ajoutent la précarité, la violence, les sévices sexuels, la loi du plus fort, qui les exposent aux rencontres et influences les plus nuisibles. Tous sont très exposés aux risques : violence et abus sexuels, négligence, manque de soins de santé, manque de possibilités d’instruction et de formation professionnelle. La consommation de drogues (en particulier la colle), la petite délinquance et la prostitution aggravent encore l’état de santé mentale et physique de beaucoup de ces enfants, les marginalisent et réduisent leurs chances pour l’avenir.

La rue devient, pour beaucoup d’enfants, un lieu de vie. Nombre d’entre eux exercent une activité laborieuse : faiseurs de poubelles, mendiants, prostitués, porteurs, collecteurs d’objets divers, employés de ménage, gardiens et laveurs de véhicules, cireurs, vendeurs de produits divers, voleurs... Certains font même carrière dans le vol. Ces pratiques sont presque les mêmes sur tous les continents. Il s’agit en fait d’une incessante quête quotidienne pour trouver de quoi subsister non seulement pour eux-mêmes, mais aussi, le cas échéant, pour leur famille.

Beaucoup d’autres activités et pratiques sont entretenues dans la rue. La consommation des stupéfiants et de la drogue font partie de leur style de vie. Les enfants vont essayer de recréer un espace de vie à l’image de la famille. Cette sorte de société marginale comporte une structure et une organisation avec des normes et des valeurs (règles, obligations, langage propre, initiation). Cette constante réalité conduit à la systématisation d’un mode de vie de la rue que nous pouvons qualifier de "sous-culture de la rue". Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il se dégage de cet espace une sorte de hiérarchisation des rapports sociaux, mais la cohésion et la solidarité de groupe restent une valeur déterminante.

De par ce mode de vie, les enfants vivant dans la rue deviennent victimes de stigmatisation et de rejet non seulement de la part des populations qu’ils côtoient tous les jours, mais aussi de la part même de leurs parents et de leur communauté d’origine. Il subsiste une tendance négative à souligner le côté délinquant des enfants vivant dans la rue plutôt qu’à essayer de les accepter dans leur situation et les aider à sortir de leur précarité. Etiquetés comme voleurs, drogués ils deviennent un "objet" sur lequel on a jeté l’anathème. Cette contrainte sociale les pousse malheureusement vers une certaine adaptation sociale qui qualifie davantage leur identité (marginale).

Les pratiques sexuelles dévalorisantes sont très présentes dans cet espace social. Les enfants se sodomisent entre eux, notamment avec les plus grands qui abusent des plus petits. En plus de cela, les enfants vivant dans la rue ont pris l’habitude de fréquenter les vendeuses de sexe. Il y a aussi la pratique de la pédophilie, de plus en plus développée dans ce milieu. Les enfants sont généralement séduits par de grandes et respectables personnes (souvent des étrangers) à travers de ‘’maigres billets craquants’’. Etant dans le besoin et en quête permanente d’argent, ils se laissent aller à la sodomie. Cette sexualité désordonnée et précoce cause des risques élevés de troubles de comportement et de contraction de maladies comme les MST et le VIH  /IST Sida  .

Rassemblement en groupes ou en gangs

En plus de ces éléments sus-cités, on pourrait ajouter que les enfants vivant dans la rue sont des candidats potentiels au trafic, donc astreints à la traite et à l’exploitation. En quête de survie, ils sont désormais prêts à tout. Ce sont de grands aventuriers ayant le goût du risque car, face à leur dure situation, et du fait de la stigmatisation sociale dont ils sont objet, ils n’ont plus peur de ‘’mourir’’. La perception négative de l’image d’"enfant de la rue", "voleur et drogué", "bon à rien", etc., l’amène à forger et à intérioriser une image négativiste de son être et de la société entière. Il poursuivra sa "carrière" autrement ...

Le mode de vie de ces enfants et la forte stigmatisation conduisent à une double victimisation et créent une forte dépendance de ces derniers vis-à-vis de la rue, rendant ainsi difficile tout travail de réinsertion sociale.

Le renforcement de la "sous-culture" marginale croît le risque de constitution de la grande délinquance. Une des caractéristiques des enfants vivant dans la rue est leur rassemblement en bandes, en groupes ou en gangs qui comptent en général entre 10 et 20 membres mais qui peuvent atteindre 50 ou 100 enfants. Au Burkina Faso, nous ne vivons pas encore dans un contexte de gangs d’enfants ; ils sont plutôt organisés en groupes ou en bandes plus ou moins perméables et dynamiques. Dans certains pays, ces bandes deviennent véritable fléau. Libérés de toutes contraintes sociales, rejetant les lois et les institutions, elles ont leur langage, leur code, leur territoire, leur organisation et vivent principalement de vols, de cambriolages et d’agressions. Mais le risque le plus grand pour ces enfants est de se faire enrôler dans un véritable gang criminel qui va les utiliser pour le trafic de drogue, la mendicité, le vol, les agressions armées et quantités d’autres activités illégales.

Des exemples plus près de nous en sont si illustratifs : en Europe de l’Est, l’utilisation des enfants de la rue est devenue un phénomène très préoccupant depuis l’éclatement de l’empire soviétique. Les délinquants louent les services des enfants pour écouler des marchandises volées, vendre de la drogue et des armes. Entre 1990 et 1995 le nombre de délinquants âgés de 12 à 15 ans a augmenté de 55% en Russie (source : Office central des statistiques). De jeunes adolescents russes jouent un rôle actif, moyennant finances, dans les nouvelles formes de criminalité telles que le racket ou les enlèvements d’enfants. Les autorités russes prévoient que l’embrigadement des enfants et jeunes adolescents dans le milieu du crime organisé et de la mafia va augmenter de manière considérable dans les prochaines années. Ils seraient près d’1 million dans la rue aujourd’hui (chiffre 2005 - source : Procureur général de Russie).

En Italie, la Camora napolitaine, la Mafia sicilienne se servent de milliers d’enfants pour assumer un très grand nombre de tâches, telles que la surveillance, l’acheminement de messages, la vente de cigarettes, et même pour accomplir des crimes. En Sicile, on appelle ces enfants tueurs les "Baby killer".

Des faits qui parlent d’eux-mêmes sous d’autres cieux

Aux Etats-Unis, les armes à feu sont la première cause de mortalité chez les enfants et les adolescents masculins. Toutes les deux heures, un enfant est tué par balle. Pas étonnant, dans un pays qui compte 200 millions d’armes en circulation et qui relève 25 000 homicides (meurtres) par an. Un sénateur américain, qui se bat contre la prolifération des armes, relevait récemment que son pays compte 31 fois plus de vendeurs d’armes que de restaurants Mac Donald. Il ne faut donc pas être surpris de constater que des gosses de 10 ou 11 ans, appartenant à des gangs de rue, soient armés jusqu’aux dents. En 1996, plus de 6 000 élèves ont été expulsés de leur établissement scolaire pour avoir tenté d’y introduire une arme à feu. Certaines écoles ont même installé des détecteurs de métaux à leur entrée. De récentes affaires ont défrayé la chronique : des adolescents avaient ouvert le feu sur des camarades. En 1999, on a dénombré 68 meurtres par arme à feu dans les écoles américaines.

Tout ceci n’est pas loin de nous. C’est une question de temps et de processus. Mais nous ne disons pas que cela est inéluctable. Cependant, suivant l’évolution des choses et la "planétarisation des rapports sociaux", nous risquons de parvenir à une telle situation de menace sociale.

L’analyse nécessaire de certaines préoccupations

Face à la réalité du phénomène et des résultats mitigés de l’intervention et de la mutation du phénomène ces dernières années, il est impératif de repenser les fondements du travail social dans notre pays. Car le travail social est toujours profondément basé sur une logique ecclésiastique, la volonté de sauver ou de porter secours, en omettant qu’il requiert une compétence, une technique et un savoir-faire professionnel . Pour ce faire, l’analyse d’un certain nombre de préoccupations est nécessaire :

  • la formation des agents et acteurs dans le domaine de l’accompagnement des enfants de la rue ;
  • la concertation entre toutes les structures de prise en charge des enfants de la rue. Une telle concertation permettrait d’être plus efficace et rendrait l’action plus efficiente : anéantissement de l’errance et de la manipulation des jeunes, maîtrise des mouvements d’enfants, maîtrise des statistiques, anéantissement des prestations éducatives répétées sur les mêmes enfants, contrôle des retours en famille et du suivi, meilleures répartition et utilisation des compétences spécifiques, programme conjoint de sorties nocturnes et diurnes (par les structures d’encadrement) ;
  • la collaboration étroite entre les travailleurs sociaux et les autres acteurs : police, gendarmerie, justice... ;
  • la mise en place d’une banque de données sur les enfants de la rue ;
  • les rencontres périodiques d’analyse des pratiques éducatives entre les différents acteurs ;
  • la définition d’une stratégie commune d’intervention et d’indicateurs de résultats et de suivi-évaluation ;
  • les bonnes définition et conduite des projets de vie des enfants ;
  • l’assignation par le MASSN à toutes les structures de prise en charge (publiques et privées) d’un cahier des charges contenant les normes de la prise en charge des enfants de la rue ;
  • la dynamisation d’un programme d’action rapide qui consiste à identifier les enfants nouvellement arrivés dans la rue, et à engager des actions immédiates de retrait et de réinsertion.

La lutte contre la problématique des enfants de la rue aujourd’hui commande la prise en compte et l’analyse profonde de plusieurs problématiques émergentes : la fragilisation profonde des capacités et compétences des familles et de la communauté, la précocité de l’âge d’entrée dans la rue, l’enracinement des enfants dans la rue, le trafic d’enfants, la multiplication de l’aide aux enfants et le "shoping" institutionnel des enfants que celle-ci crée.

Face à ces problématiques qui défient l’efficience des actions de réinsertion, il est incontournable que l’appréhension des stratégies de lutte contre le phénomène des enfants de la rue se base sur des alternatives nouvelles. Nous aimerions alors contribuer à engager une réflexion plus poussée sur les éléments dynamiques de la réalité sociale du phénomène aujourd’hui car, comme le soutient Pierre Bourdieu, éminent sociologue français, la connaissance des réalités porte au réalisme.

Naba Jérémie Wangré, Sociologue

Tél. : 70-24-81-45 Courriel : wangnaje@yahoo.fr initiatives_aiem@yahoo.fr


VOIR EN LIGNE : lefaso.net
Publié sur OSI Bouaké le lundi 20 novembre 2006

 

DANS LA MEME RUBRIQUE