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Alchimie des cultures

La Réunion, « île-laboratoire »


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Par Carpanin Marimoutou, le Monde Diplomatique - Mars 2010 Personne à La Réunion ne peut prétendre être « autochtone » : tout le monde est venu d’ailleurs, de même que la flore, les épices, les idées, les religions, les savoir-faire. Et tout y a été transformé par le contact, la rencontre.

Quand les Européens arrivèrent, l’île était inhabitée. Toutefois, des navigateurs arabes qui maîtrisaient le commerce transcontinental dans l’océan Indien la connaissaient, et elle était signalée sur les cartes chinoises et indiennes (1). En tant que société humaine, son histoire est liée à celle des colonialismes occidentaux et à leur rivalité sur la « route des épices » dans cette partie du monde. Son peuplement est rattaché aux grands phénomènes des mondialisations successives : esclavage et migrations liées aux impérialismes.

L’île a été une perpétuelle machine de production de sens à partir de transformations et d’adaptations de ce qui y pénétrait, apporté par les migrants. Au cours de l’histoire, quelles qu’aient été les conditions de l’arrivée des uns et des autres — contraints ou libres —, chacun y a été un étranger, un immigré. Il n’y a, dans la littérature orale comme dans la littérature écrite, dans les rites et les récits, aucun mythe de fondation. Et donc aucune inscription d’une origine préférentielle, d’une pureté de lignage, de langue ou de dieux. Ile créole (2), La Réunion se définit ainsi, dès le départ, par une diversité et un métissage fondateurs : cette hétérogénéité, constitutive de son unité, construit le « vivre ensemble », lui donnant à la fois sa signification et sa pérennité.

Cette diversité des origines, des langues, des pratiques culturelles et religieuses de ceux qui sont venus sur l’île (et qui continuent d’y venir), ainsi que leur dialogue dans l’espace social et culturel commun, caractérisent l’histoire de la société réunionnaise, où six mondes, principalement, se sont rencontrés : îles de l’océan Indien (Madagascar, Comores), Afrique australe (en particulier les peuples originaires du Mozambique), France et Europe, Inde musulmane (Gujerat), Inde dravidienne (3), Chine.

L’île s’ancre dans le monde india-océanique — monde maritime, économique et culturel complexe, transcontinental, qui met en relation de nombreux pays et de nombreuses cultures, depuis des millénaires. Par les nombreux liens de la mémoire et de l’imaginaire, par la réalité des loyautés en rapport avec les « cultures d’origine », mais aussi par la réalité des nouvelles relations d’échange avec les pays des ancêtres, les Réunionnais sont, d’une façon ou d’une autre, en contact avec les aires de civilisation d’où sont venus leurs ascendants, lesquelles étaient déjà des espaces de rencontre, de croisement, de métissage culturel.

L’île est donc une zone de contact, un espace de créolisation. Des personnes ayant déjà, en raison de leurs sociétés d’origine et de leurs propres itinéraires de migrants, un savoir, une pratique de l’emprunt et de l’échange, y construisent ensemble, au fil du temps, et de manière sans cesse renouvelée, un mode de vie fondé sur la mise en commun, la négociation, le dialogue, la tolérance et la solidarité.

Cela ne signifie pas, bien entendu, l’absence de conflits, d’affrontements, de violences, d’exclusions ou de mépris. La société réunionnaise a été, à l’époque coloniale, et demeure encore aujourd’hui profondément inégalitaire. Longtemps, les savoirs, pratiques, religions, cultures, langues, littératures autres que ceux qui venaient de France ont été ostracisés, marginalisés, voire tout simplement interdits. Cette société a connu la traite, l’esclavage, l’engagisme (4), le colonialisme pendant la plus grande partie de son histoire. Cela signifie, de mémoire ou d’expérience, un savoir ancien sur la marchandisation des êtres humains, sur le déni des droits et de l’humanité, sur l’éradication des cultures, mais aussi sur leur réélaboration par les luttes et la négociation.

Le « miracle » réunionnais se trouve peut-être là : toute l’histoire du peuplement répète, au cours des trois siècles et demi de son existence, le même processus. Des femmes et des hommes aux langues, cultures et croyances différentes, vivent dans la société selon une hiérarchie de couleur, de genre et de richesse ; mais ils y créent un terrain commun de compréhension et élaborent, au cœur de l’océan Indien, un vivre ensemble singulier, non plus fondé sur la hiérarchisation des apports ni sur leur simple juxtaposition, mais sur l’invention d’une culture commune élaborée à partir d’abandons réciproques, de dialogues (parfois conflictuels) et de partage.

Cette « créolisation » se construit et se relance sans cesse, entre pertes, traductions, emprunts, partages. Mais elle ne renvoie pas non plus à un nomadisme permanent : elle implique la possibilité d’emprunter à des pratiques, des croyances, des idées lointaines dans le temps et dans l’espace, tout en maintenant la familiarité du monde qui intègre et transforme ceux d’avant et d’ailleurs. La société réunionnaise manifeste dès lors une extrême méfiance à propos de la notion d’authenticité comme à la nostalgie d’un prétendu « bon vieux temps » : on y sait, d’expérience historique, que les communautés sont toujours imaginées...

On y a aussi appris, de manière souvent violente et douloureuse, que l’égalité des droits ne peut reposer que sur le respect de la diversité, et non pas sur l’uniformité ou sur l’assimilation. C’est pour cela, par exemple, qu’un(e) Réunionnais(e) peut se dire en même temps réunionnais(e), français(e), créole d’origine indienne, malgache, africain(e), chinois(e), tout en se définissant comme métis(se). La complexité des situations anthropologiques est une donnée de base du monde créole réunionnais — là où le colonialisme tentait de construire un discours de maîtrise fondé sur les stéréotypes.

Cela est particulièrement visible dans les formes de la culture immatérielle, comme la cuisine, la musique, le chant. Ou dans la danse : maloya, narlgon, karmon, séga où se mêlent les langues construites dans le lieu et celles apportées, où se croisent et se mélangent les légendes venues de toutes les civilisations d’origine. Cela se voit encore dans la langue créole, le conte, la poésie, les devinettes et les jeux de mots, ainsi que dans les cultes aux ancêtres où les influences africaines, malgaches, hindoues, catholiques se sont rencontrées.

Restituer cette histoire et cette culture, réparer, réinterpréter : tels sont les objectifs de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR) qui ouvrira en 2013. Lancée par M. Paul Vergès, le président du conseil régional, le projet s’inscrit dans le processus de réappropriation de l’histoire et de la culture globale et complexe de La Réunion, amorcé par les luttes et les recherches menées par l’université et les mouvements culturels ou politiques, dans les années 1960-1970. Depuis 2003, une équipe scientifique et culturelle a été constituée sous la direction de Françoise Vergès, professeure à l’université de Londres, chercheuse en sciences politiques, spécialiste de l’océan Indien, de la théorie postcoloniale et de l’histoire de l’esclavage. Une collaboration étroite avec les élèves, les enseignants, les associations culturelles et la population a été engagée. Comme le signale sa brochure de présentation, la MCUR est « un lieu de valorisation des apports et des contributions de tous les ancêtres et, à partir de ces héritages, un lieu d’élaboration constante du vivre ensemble (5) ».


Notes

( 1 ) Cf. Françoise Vergès, Le Monde india-océanique Ve-XVesiècle. Eléments de l’exposition permanente, Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR), Saint-Denis de La Réunion, 2009.

( 2 ) Le mot « créole », dans les îles de l’océan Indien, signifie, dès les débuts du peuplement, ce qui est né sur l’île, indépendamment de la couleur, de l’origine, de la langue...

( 3 ) Désigne la civilisation des peuples du sud de l’Inde et du Sri Lanka.

( 4 ) Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les autorités firent venir des travailleurs « engagés » d’Inde pour remplacer les esclaves.

( 5 ) La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, MCUR, Saint-Denis, 2009. Cf. aussi Françoise Vergès (sous la dir. de), La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, Somogy, Paris, 2009.


Publié sur OSI Bouaké le lundi 5 avril 2010

 

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