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Les populations indigènes d’Afrique et d’Asie contestent le projet Socfin/Bolloré


Le Monde - 22.05.2012 - Frédéric Mousseau, directeur politique du Oakland Institute Les tribus Bunong du Cambodge, les pygmées Bagyeli du Cameroun et les villageois de la chefferie de Malen en Sierra Leone ont une chose en commun : ils sont tous aux prises avec le développement de plantations industrielles de palmiers à huile et d’hévéas par des filiales de Socfin (Société Financière des Caoutchoucs), une société dont le principal actionnaire est le groupe Bolloré, détenu par l’homme d’affaires français Vincent Bolloré.

Depuis 2008, dans chacun de ces pays, la résistance s’est organisée face à la perte de terres agricoles, aux conditions douteuses d’attribution des concessions et à l’impact sur l’environnement des activités du groupe et de ses filiales, Socfin KCD au Cambodge, Socapalm au Cameroun et Socfin SL en Sierra Leone. Une lutte inégale est engagée contre un géant présent dans 92 pays - dont 43 en Afrique - qui contrôle non seulement des plantations mais aussi étend son emprise dans de grands secteurs stratégiques tels que pétrole, transport, logistique, manutention et surtout ports africains (13 en 2012).

Dans un rapport publié en avril 2012, l’Oakland Institute a dressé un panorama pour le moins inquiétant de l’opposition des populations locales de ces pays aux plantations de Socfin. Ce rapport détaille en particulier les raisons de l’opposition au plus récent d’entre eux, un projet signé en mars 2011, par Socfin SL portant sur 6 500 hectares (ha) pour établir des plantations de palmiers à huile dans le sud de la Sierra Leone (avec un projet d’extension de 5 000 ha supplémentaires).

Promettant création d’emplois, compensation pour les exploitations agricoles perdues et la construction d’infrastructures, l’investissement a bénéficié d’un soutien au plus haut niveau du gouvernement Sierra Léonais. Malgré ce soutien politique, le projet de Socfin SL se heurte à une forte résistance de la population locale. En octobre 2011, 40 manifestants ont été arrêtés, suite à une tentative de blocus de la plantation par les villageois. Ces derniers protestaient contre le projet d’investissement, le manque de transparence de la société, l’absence de consultation adéquate des populations locales, et le manque d’information sur les perspectives de réinstallation. Ils se plaignaient également des conditions de travail "abominables" et des faibles rémunérations des ouvriers, de la corruption d’élites locales, et de la pression exercée sur les propriétaires de terres et les chefs de villages pour la signature de l’accord.

Réagissant à ce rapport dans un document publié en ligne le 11 avril 2012, Socfin réfute en bloc ces accusations, insiste sur les objectifs de développement durable du projet et accuse les auteurs de manipulation, de malhonnêteté intellectuelle et même de poursuite d’objectifs politiques, ces derniers concernant la proximité - critiquée - entre l’ancien président Nicolas Sarkozy, qui a passé un séjour en 2007 dans le yacht de l’industriel Vincent Bolloré.

Dans la défense de son projet en Sierra Leone, Socfin omet de façon notoire de commenter le blocus de la plantation opéré par les populations locales et les arrestations de dizaines d’opposants en octobre 2011. Accusant l’Oakland Institute de "paternalisme intellectuel occidental" la société feint d’ignorer que les critiques dont le rapport fait écho reprennent l’essentiel des griefs communiqués à la société par l’association locale des petits propriétaires de Malen, mis en ligne sur le site internet du Oakland Institute.

Alors que la société prétend être engagée en faveur du développement durable, Socfin viole manifestement avec ce projet le principe de consentement libre, informé et éclairé des populations, un principe internationalement reconnu pour ce type d’investissement. En mettant en place en Afrique et en Asie des monocultures de palmier à huile et d’hévéas, elle participe à la perte de biodiversité et à la dégradation de l’environnement. Pourtant, de nombreuses études d’organismes et d’experts internationaux ont montré sans ambiguïté que la voie du développement durable passe par la diversification agricole ainsi que l’utilisation de méthodes écologiques et biologiques de fertilisation et de production.

Enfin, l’accusation de malhonnêteté intellectuelle pourrait être retournée contre la société. Ainsi, pour justifier le faible niveau des salaires dont se plaignent les villageois - fixé à 250 000 leones soit 50 dollars ou 38 euros par mois pour 6 jours par semaine, 8 heures par jour - Socfin fournit un argument bien commode, et fait valoir qu’elle respecte le code du travail sierra léonais et entend éviter de "créer un déséquilibre au niveau macro dans le pays". Autrement dit, la société refuse d’augmenter les salaires parce que justement les salaires sont bas dans ce pays !

Socfin insiste également dans son communiqué sur le fond de développement social de 75 000 dollars qu’elle offre aux populations locales. Cette somme peut paraître significative au vu du niveau extrême de pauvreté en Sierra Leone. Elle est cependant sans commune mesure avec les bénéfices engrangés par la société ces dernières années. Pour ses 158 800 ha de plantations en Asie et en Afrique, les comptes du groupe Bolloré enregistraient ainsi 250 millions de dollars de bénéfice en 2011, soit une augmentation de 163 millions de dollars (187 %) depuis 2009. Ces chiffres correspondent à un bénéfice annuel moyen de 1 500 dollars par hectare de plantation, soit plus de 10 millions de dollars par an pour une plantation de 6 500 hectares. Même si une nouvelle plantation prend quelques années avant de devenir bénéficiaire, Socfin dispose donc largement des ressources nécessaires pour compenser convenablement les propriétaires des terres qu’elle utilise et assurer des salaires décents aux ouvriers agricoles dans ses nouveaux projets. Mais cela supposerait évidemment d’entamer les dividendes versés aux actionnaires de la société, Vincent Bolloré et ses associés.

Les conditions du projet Socfin en Sierra Leone doivent être revues et les poursuites contre les villageois de Pujehun immédiatement abandonnées. Assurer une réelle transparence dans la mise en œuvre du projet et permettre que toutes les personnes concernées soient réellement consultées sont des conditions indispensables à la poursuite du projet. Publier une étude d’impact environnemental et social approfondie et objective est essentiel afin de donner aux populations locales les informations nécessaires pour renégocier les conditions et modalités de l’accord, voire de le rejeter si elles le jugent contraire à leurs intérêts.


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Publié sur OSI Bouaké le samedi 26 mai 2012

 

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