Le courrier.ch - samedi 28 Juin 2014 - Faut-il réintégrer la République centrafricaine (RCA) sur le marché mondial du diamant ? La question a été au centre des discussions lors de la dernière réunion des responsables du Processus de Kimberley, au mois de juin à Shangaï, en Chine. Depuis,
elle ne cesse d’agiter les milieux de la diplomatie internationale.
Pendant ce temps, la Centrafrique s’enfonce dans le chaos, avec une économie en grande partie paralysée. Les violences et les exactions entre communautés rivales se poursuivent, entre autres pour la prise
de contrôle des richesses
minières.
A l’origine, le Processus de Kimberley (PK) – créé en 2002, mis en œuvre en 2003 – partait d’une intention louable. Cette initiative regroupe gouvernements, industrie du diamant et observateurs de la société civile. Le principe : imposer un système de traçabilité et de certificats accompagnant l’exportation et la vente de pierres précieuses.
Ceci pour empêcher que des « diamants du sang », extraits de zones de conflit, ne se retrouvent sur le marché et ne servent à financer l’achat d’armement.
Faux certificats
Mais comment passer de l’intention à la pratique ? Tandis que le PK a fêté son dixième anniversaire, le dossier de la République centrafricaine pourrait lui être fatal. Le 23 mai 2013, après plusieurs avertissements, la RCA, pays enclavé entre le Tchad, les deux Soudan, les deux Congo et le Cameroun, a en effet été suspendu du Processus. La mesure faisait suite au putsch opéré par la Seleka, coalition de groupes rebelles qui a renversé le président François Bozizé et porté au pouvoir son leader,
Michel Djotodia. De l’avis de plusieurs observateurs, la sanction n’a guère entravé l’achat d’armes par la vente de diamants bruts. Elle a eu pour conséquence de doubler, voire de tripler, les sorties en fraude
Les filières mafieuses exportant les diamants dans le nord et dans l’est du pays par le Tchad et le Soudan, deux Etats qui ne sont pas membres du PK, ont continué leurs activités. Sur le versant ouest, l’embargo a simplement entraîné le recours à de faux certificats pour exporter les gemmes, notamment via le Cameroun, avertissent les autorités de contrôle du Processus de Kimberley. Il a mis en difficulté les filières traditionnelles et la production, notamment la principale société privée de commercialisation, BADICA, qui exporte surtout vers le marché d’Anvers. Enfin, la sanction a encore asséché les maigres réserves de l’Etat,
en le privant des importantes taxes (17%) perçues sur l’exportation.
La France contre l’embargo
Deuxième ressource de Centrafrique avec les bois tropicaux, la manne du diamant est cruciale pour le fonctionnement de l’Etat, sa trésorerie,
le paiement des salaires.
Charles Malinas, ambassadeur de France à Bangui, a encore insisté en ce sens récemment : « La France est au côté de la Centrafrique pour que le commerce légal du diamant, de l’or et des pierres précieuses puisse reprendre, de sorte que ses habitants vivent des produits de ses ressources. »
Facile à dire. « Réintégrer la RCA dans le Processus de Kimberley...
Il faudra bien y arriver un jour, mais pas n’importe comment »,
s’inquiète un informateur proche des cercles de décideurs à Paris et actif dans la lutte antifraude. « En Centrafrique, tout est à refaire. Le pays est une passoire. L’exploitation du diamant est complètement anarchique.
Il n’y a aucun contrôle sur les concessions. Autour des mines,
des avions privés atterrissent et décollent sur des pistes de fortune, en pleine brousse. »
« C’est aussi avec étonnement que j’ai suivi la réaction de la France sur la levée de l’embargo sur le diamant centrafricain », témoigne le journaliste centrafricain Pascal Chirha, réfugié à l’étranger après avoir reçu des menaces de mort à Bangui. « Il y a des préalables, notamment la réorganisation de l’administration douanière et des forces de sécurité ! »
Instaurer un meilleur contrôle sur la filière aurait été possible depuis des années, par exemple en favorisant le fonctionnement d’une centrale d’achat gouvernementale. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit : le Comptoir des minéraux et gemmes-COMIGEM, seul comptoir étatique d’achat, légalisé en 2009, a tourné au ralenti en 2011. Il a cessé toute activité en 2012, notent les experts Ken Matthysen et Iain Larkson dans un récent rapport des ONG ActionAid Nederland et Cordaid.
Joint par téléphone, Didier Niewiadowski, ancien conseiller de coopération et d’action culturelle à l’ambassade de France à Bangui (2008-2012),
livre un verdict sans appel : « En RCA, il n’y a plus d’Etat depuis très longtemps. L’Etat de droit n’a jamais existé. Quant aux richesses minières, elles ont de tout temps été pillées par les uns et les autres. Le turn-over est assuré en fonction des personnes en poste à Bangui et des mouvements hors-la-loi, militaires ou non. » datas
Gel des avoirs de l’ex-président Bozizé
A l’origine des violences en RCA, qui ont fait plus d’un millier de morts depuis fin 2013 et environ un million de déplacés internes dans tout le pays, une situation de chaos politique après le putsch du 24 mars 2013 par la Seleka, coalition de mouvements rebelles venus du nord-est du pays. Sous pression au niveau international, le leader de la Seleka,
Michel Djotodia, a été contraint d’abandonner une présidence autoproclamée, le 10 janvier 2014. Des forces armées multilatérales et françaises tentent de sécuriser le pays, dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Un gouvernement de transition, rassemblant plusieurs tendances politiques, a été instauré en février 2014.
Ni les milliers de soldats de la MISCA (Mission internationale de soutien à la Centrafrique) ni les quelque 2000 soldats français déployés sur le terrain (opération Sangaris) ne parviennent à restaurer la sécurité et encore moins le contrôle des zones minières, éloignées de la capitale.
Et ceux qui demandent aujourd’hui une levée de l’embargo sur le diamant centrafricain font surtout un constat d’échec. Beaucoup d’exactions commises visent la reprise de contrôle d’exploitations et de centres miniers passés aux mains de la Seleka l’an dernier ou les comptoirs de diamantaires tenus par des musulmans.
Les armes légères s’achètent pour une bouchée de pain dans le pays.
Elles circulent à profusion, tandis que l’attention des médias se focalise depuis sur les tueries entre Centrafricains musulmans, assimilés à des partisans de l’ex-Seleka, et les « anti-balaka » .Ces derniers sont souvent présentés par la presse occidentale comme une sorte de « milice chrétienne ». Il s’agit plutôt de groupes hétéroclites, nuance l’ancien diplomate français Didier Niewiadowski. Des milices mêlant autant des jeunes désœuvrés que des coupeurs de route, des paysans spoliés ou d’anciens partisans civils et militaires nostalgiques du régime de François Bozizé, le président renversé.
D’un autre côté, les liens d’intérêt et d’affaires des chefs de guerre de la Seleka remontent jusque dans les pays du Golfe. « C’est le cas de Nourredine Adam, natif de Ndélé, formé en Egypte et qui a séjourné de longues années au Soudan et à Abou Dhabi », précise Didier Niewiadowski.
En plus des sanctions sur le diamant centrafricain, le gel des avoirs de certains protagonistes du conflit a été décrété par l’ONU . Ce qui concerne les avoirs effectifs en Suisse de Bozizé, selon une ordonnance du 14 mars 2014, informe à Berne le SECO. La mesure onusienne vise aussi Nourredine Adam, ancien chef de la Seleka. Il est l’un des principaux artisans du financement de ces groupes armés par la vente de diamants bruts. Il continuerait aujourd’hui à opérer depuis l’étranger. gle
« Le meilleur moment pour faire du business »
En Centrafrique, le secteur du diamant a toujours été l’un des plus corrompus, marqué par la fraude massive et l’opacité.
Du régime sanguinaire de « l’empereur » Bokassa (de 1966 à 1979) à celui du président Bozizé (2003-2013), seule une petite élite de politiciens et affairistes, liés à des diamantaires écoulant les gemmes sur les marchés de New York, Anvers, Tel Aviv ou Dubaï, en ont tiré de juteux profits.
Paradoxe : alors que l’Etat se déclare impuissant à intervenir à ce niveau, des traders de diamants bruts que nous avons rencontrés en Europe affirment qu’il faut connaître directement le président en place pour conclure des achats de gemmes en Centrafrique. Une de nos sources,
un négociant actif sur trois continents, n’a eu aucune peine à poursuivre ses affaires après la chute de Bozizé. En été 2013, au plus fort de la crise, il nous a montré une lettre officielle, signée par le putschiste Djotodia en personne, l’invitant à venir à Bangui pour des achats de diamants.
La RCA était alors déjà suspendue du Processus de Kimberley.
« Les situations de conflit, c’est le meilleur moment pour faire du business. Les collecteurs veulent vendre à tout prix. Il faut y aller et sur place,
faire très vite. Acheter, repartir. ».
En janvier 2014, la chute de Djotodia ne l’a pas embarrassé non plus :
le trader suisse était déjà en contact avec les candidats à la Présidence.