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Bolabola, le bois qui saigne


Le Monde - 24 Janvier 2015 - Une journée de pillage ordinaire s’achève à Antanandavehely, paisible village accroché au flanc oriental de la péninsule de Masoala, la plus grande aire naturelle protégée de Madagascar, dans le nord-est de la grande île de l’océan Indien. La nuit tombe en contrebas sur le fleuve encore écrasé de soleil et les derniers radeaux chargés de bois de rose se pressent sur les berges assoupies. Elles n’attendent que le retour des hommes pour retrouver une atmosphère de fête, les effluves de bière, les jeux de dés et le rire des prostituées.

Au milieu des troncs aux reflets rouge sang et des visages sombres aux traits tirés par la fatigue, Blandine contrôle la pesée sur une antique balance. Sac à main rempli de billets sous le bras, la jeune femme, parée de bijoux et d’une petite robe noire, est l’intermédiaire des « barons » de la côte. Elle offre cent euros pour un rondin de deux mètres et de 120 kg en moyenne. Une fortune dans ce pays de misère.

Le bois de rose, outre l’étrange couleur et la senteur florale qui lui donnent son nom, possède une texture d’une pureté et d’une densité qui en font l’un des bois précieux et les plus convoités par la Chine, où les rêves des nouveaux riches n’ont pas de prix. À Shanghaï ou à Pékin, débourser quelques centaines de milliers de dollars pour dormir dans la réplique d’un lit des empereurs Ming ou Qing n’a rien d’incongru. C’est même devenu depuis quelques années une fantaisie très prisée.

À ce tarif, à Madagascar comme en Chine, les volontaires ne manquent pas pour piller les forêts classées au patrimoine mondial de l’Unesco et acheminer les rondins par containers entiers jusqu’aux portes de la deuxième économie mondiale, en empruntant les circuits bien huilés de la corruption.

Des ruelles misérables d’Antanandavehely à la prospère Xianyou, une ville nouvelle d’un million d’habitants de la province méridionale de Fujian, nous avons suivi l’une de ces routes dont les escales passent par l’île de Zanzibar (Tanzanie), le port de Mombasa au Kenya et Hongkong. Il en existe d’autres mais celle-ci est probablement l’une des plus importantes de ce réseau de destruction organisée, dont les ramifications plongent dans les plus hautes sphères de l’administration et du pouvoir politique malgache. À Madagascar, personne n’ignore l’existence de la « bolabolacratie » : elle désigne cette caste de trafiquants du bolabola – le bois de rose en malgache – qui possède le pouvoir et l’argent. Ex-ministres, députés, hauts fonctionnaires, entrepreneurs… Ils sont souvent issus de vieilles familles chinoises installées au XXe siècle pour la construction du chemin de fer. Le nom de la plupart d’entre eux est connu. Les journalistes, au risque d’être emprisonnés comme deux d’entre eux en ont fait l’expérience en juillet 2014, dénoncent leurs méfaits depuis plusieurs années. Mais aucun baron n’a jamais été inquiété.

« On attend toujours les arrestations »

En février 2014, à peine élu, le nouveau chef de l’Etat, Hery Rajaonarimampianina, avait promis de « diriger personnellement le combat contre le trafic de bois de rose ». Sa déclaration est restée sans effets. Le premier ministre sortant, Omer Beriziky, avait pourtant pris soin, en quittant son poste, de lui transmettre une liste – publiée depuis par la Tribune de Madagascar – de quelques trafiquants notoires en l’enjoignant d’user de la légitimité de son nouveau pouvoir, pour engager des poursuites. « On attend toujours les arrestations », constate Andry Andriamanga, coordinateur de l’Alliance Voahary Gasy, qui regroupe des ONG environnementales. Que valent les engagements de celui qui fut pendant cinq ans, de 2009 à 2013, le ministre des finances d’Andry Rajoelina, parvenu à la tête du pays après un coup d’Etat ? C’est pendant cette période dite « de transition » que la contrebande a explosé.

La nomination au poste de ministre de l’environnement d’Anthelme Ramparany, proche d’un des principaux opérateurs « historiques » du bois de rose, le député Jean-Pierre Laisoa, propriétaire de la bien nommée société « Belrose », a ajouté aux doutes. Le ministre n’aura pas eu le temps de faire mentir les rumeurs. Le gouvernement a été démissionné le 12 janvier.

À plus de 900 kilomètres de la capitale Antananarivo, loin des révolutions de palais, les trafiquants installés dans le parc de Masoala ne craignent rien. Dans sa petite case familiale qui fait aussi office de bureau, Eric Mbita, le chef de la communauté d’Antanandavehely, avoue sans se faire prier qu’à côté du riz, de la vanille, des girofles et du café, ses semblables vivent surtout de « la chose [les troncs coupés du bois de rose] qu’on ne devrait pas voir au soleil. » En cinq ans, la population du village est passée de 1 200 à 1 800 âmes, grâce à l’afflux de migrants venus de la côte vendre leurs services aux commanditaires du trafic, monter un petit commerce alimentaire ou des bazars remplis de produits « made in China ». « Quand les hommes reviennent du parc, ils ont besoin d’un lit et d’un repas », explique ce père de quatre enfants dont le temps se partage entre son travail de catéchiste et la petite épicerie qu’il a ouverte avec son frère.

Le village est situé à un endroit stratégique. Au bord de la rivière Iagnobe, qui prend sa source en amont dans les terres granitiques du Masoala, il permet de contrôler le bois qui est évacué sur des radeaux bricolés avec de grosses chambres à air de camion. Aucune grume ne franchit ce verrou avant d’y avoir été débarquée, pesée voire stockée pendant de longues semaines, dans des cavités creusées dans la terre puis refermées pour les soustraire aux regards indiscrets. Il faut ensuite cinq heures de pirogue pour rejoindre l’océan. Jean-Denis, un grand costaud d’une vingtaine d’années, veille sur le butin : « La nuit, je ne dors pas et j’ai un pistolet pour les voleurs », plastronne-t-il en montrant sa hutte confectionnée de grandes feuilles sombres de l’arbre du voyageur, où il vit avec sa fiancée. Il reçoit pour sa peine 25 000 ariary par jour (environ 8 euros), près de trois fois plus que ce que gagne un travailleur agricole. Pour tirer le bois du lieu de coupe jusqu’à la rivière, c’est 15 000 ariary la journée ; conduire à bon port les grumes arrimées au radeau sans qu’elles ne se brisent dans les rapides, 40 000 ariary par pièce… À chaque tâche son salaire.

Les forçats du trafic de bois de rose ne deviennent jamais riches. Juste un peu moins pauvres. Même l’instituteur, avec son maillot de foot de Chelsea et son sifflet autour du cou, va faire un tour dans le parc quand il n’a pas classe. Les 700 000 ariary et les quatre sacs de riz qu’il reçoit comme traitement annuel pour s’occuper d’une centaine d’enfants y sont bien plus vite gagnés. « Avec l’argent du bois, nous achetons des vêtements, des tôles, des zébus et tout ce dont nous avons besoin. Sans lui, nous ne pourrions pas », se justifie-t-il devant un café et une purée d’igname. Environ 100 000 personnes vivent autour de l’aire protégée que l’Unesco a déclarée en péril dès 2010. Le trafic du bolabola est devenu leur principale source de revenus. Même s’il faut pénétrer toujours plus loin à l’intérieur du sanctuaire.

« Les grands arbres ont disparu »

La ruée vers les précieux troncs au cœur de sang ne laisse pas derrière elle des images de forêts dévastées, comme en provoque l’avancée des plantations de palmiers à huile en Asie ou, ici, celle du tavi – la culture sur brûlis – pratiquée sur les versants pour gagner des terres arables devenues trop rares. Elle s’insinue dans les profondeurs de la forêt, prélevant quelques pieds – un ou deux à l’hectare – visibles des seuls yeux experts.

Mais petit à petit, elle sape l’équilibre de ces forêts humides dont il n’existe pas d’équivalent dans la ceinture tropicale. « Pour sortir un arbre, il faut couper ceux qui sont autour avec leurs cortèges de lianes et autres plantes inféodées, tracer une route jusqu’à la rivière. Dans un second temps, ces sentiers ouvrent la voie à d’autres trafics. Comme celui des pierres précieuses dont le sous-sol de Madagascar est si généreux », explique Aro Vonjy Ramarosandratana, le chef du département de botanique de la Faculté des sciences d’Antananarivo. Cet universitaire est également responsable de l’autorité scientifique de la Cites, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction. À partir d’images satellites et de missions de terrain financées par la coopération norvégienne, ses équipes ont réalisé un inventaire dans huit sites sensibles.

Pour des raisons de sécurité, Masoala n’a pu être visité. Le verdict est sans équivoque : « En dehors des parcs, il n’existe plus de grands arbres capables de donner des graines et donc de se reproduire. À l’intérieur, il ne reste que des troncs d’une vingtaine de centimètres de diamètre. Pour atteindre cette taille, il faut quarante à cinquante ans. Tous les grands arbres ont disparu », déplore M. Ramarosandratana. En mars 2013, son travail a servi de référence pour le classement des 48 espèces connues de dalbergia de Madagascar auxquelles appartiennent les bois de rose. Les ébènes également convoitées par les trafiquants ont aussi été classées parmi les espèces protégées. Depuis cette date, le commerce des bois précieux, déjà interdit par la loi malgache, se double d’un embargo international. Celui-ci ne pourra être levé que lorsque le gouvernement aura présenté un plan d’action jugé crédible par les 180 pays signataires de la convention. En août 2014, en dépit des demandes insistantes des autorités malgaches, l’embargo a été prolongé d’un an.

Sur le port d’Antalaha, petite ville proche du parc réputée pour être la capitale mondiale de la vanille mais aussi fief des opérateurs historiques du bois de rose, 300 troncs saisis sèchent au soleil sous les fenêtres des douanes. Un peu plus loin, dans la cour de l’Office régional de l’environnement et des forêts, le butin se compte en milliers de grumes. En 2011, après la publication d’un rapport accablant réalisé par les ONG anglo-saxonnes Environmental Investigation Agency (EIA) et Global Witness, le gouvernement, sous la pression internationale, avait adopté une ordonnance menaçant de peines de deux à cinq ans de prison et de lourdes amendes tous ceux qui prendraient part à l’exploitation et à l’exportation des bois précieux. De vastes opérations de saisie ont été organisées mais, au final, l’ordonnance n’a jamais été appliquée. Selon des chiffres officieux, impossibles à vérifier, 350 000 rondins auraient été mis sous séquestre dans les bâtiments officiels, les locaux des opérateurs et parfois en pleine forêt faute de pouvoir être déplacés. Depuis, une partie de ces stocks a été volée, une autre a été vendue avec la complicité des autorités douanières avant d’être souvent remplacée plusieurs fois par du bois fraîchement coupé.

Pour sortir de cet imbroglio au cœur du système de blanchiment du bois illégal, la Banque mondiale, qui essaie, jusqu’à présent sans succès, de faire pression sur les autorités malgaches, a appelé à la rescousse des consultants internationaux. Plusieurs études ont été commandées pour ouvrir la voie à un audit des stocks à l’échelle de l’île, démêler l’écheveau des lois, décrets, ordonnances contradictoires qui se sont empilés depuis dix ans, et suggérer des solutions – destruction, mise aux enchères… –, pour se débarrasser de cet encombrant trésor. Attendues en juillet 2014, elles n’ont toujours pas été publiées. En attendant, le bois continue de prendre la mer.

Complicités haut placées

De Cap Est, surnommé « Port Bolabola », Emmanuel Ralaïmampianina assiste, aux premières loges, au va-et-vient des bateaux qui embarquent le bois vers la Chine. Le bureau du chef de secteur du Madagascar National Parks se trouve à un jet de pierre de la plage sur laquelle les contrebandiers s’activent de jour comme de nuit. « Je ne peux rien faire », admet le jeune homme dans son uniforme orné d’un écusson en forme de lémurien. Sans téléphone et sans véhicule pour se déplacer, qui ne se sentirait impuissant ? Chaque mois, avec ses quatre agents, il inspecte méticuleusement « 80 carrés de 500 mètres de côté ». « Nous n’avons même pas le pouvoir de verbaliser les criminels », se désole le fonctionnaire.

Leurs habitudes n’ont pourtant pas de secrets. De Cap Est à Cap Masoala, le long de cette côte sauvage d’une centaine de kilomètres, régulièrement balayée par les cyclones, il existe cinq points d’embarquement correspondant à des voies de passage dans la barrière de corail. « Le plus important est Ifaho », précise-t-il. De là, des boutres approvisionnent des cargos étrangers stationnés au large.

L’essentiel du bois quittant clandestinement Madagascar passe désormais par cette voie. Même si les complicités bien placées permettent toujours d’opérer par les grands ports de Vohemar ou de Tamatave. En mai, les douanes de Mombasa, au Kenya, alertées par Interpol, qui a fait de Madagascar un de ses pays cibles pour démanteler la criminalité environnementale, ont saisi treize containers contenant 420 tonnes de bois sur le Kota Hapas. Le cargo battant pavillon singapourien avait pour destination finale Hongkong. Il avait transité par l’île de Zanzibar après avoir quitté le port de Tamatave dûment muni de papiers signés par le directeur régional de l’environnement et des forêts. Sur la ligne « nature des produits » du document valant certificat d’origine – consulté par Le Monde – ne figurait que la simple mention « BOIS ». La valeur du butin saisi a été estimée à près de 13 millions de dollars (11 millions d’euros).

Zanzibar et Hongkong ont un point en commun : leurs gouvernements n’ont pas transposé les règlements de la Cites qui exigent pour le bois de rose, comme pour toute espèce protégée inscrite à l’annexe 2 de la convention, que les importateurs produisent leur permis de commerce. Pas de règlements, pas de permis. Les trafiquants sont de fins connaisseurs des failles juridiques des États. La région administrative de Hongkong présente d’autres avantages à leurs yeux. Outre que les droits de douanes y sont minimes, y faire enregistrer sa société relève d’un jeu d’enfant. Quoi de plus simple alors pour brouiller les pistes que de posséder de multiples adresses dans ces immeubles « boîtes aux lettres » dont l’ancienne colonie britannique s’est fait une spécialité. Mais pour trouver le véritable business du bois de rose, c’est derrière la frontière qu’il faut aller.

Engouement des Chinois aisés

Sur le toit d’un improbable édifice, copie bling-bling de la Cité interdite plantée en plein cœur du nouveau quartier du bois de Xianyou, l’hôtesse, tailleur court et talons hauts, fait visiter la piscine, le practice de golf et la salle de gym climatisée du maître des lieux. Rien ne semble trop beau pour Huang Fuhua, le directeur général de Sanfu Classical Furniture Craft. Cette entreprise familiale de 3 000 salariés est la plus importante de cette ville sortie de terre au milieu des rizières et des forêts en une quinzaine d’années et dont toute la prospérité repose sur l’engouement des Chinois aisés pour les meubles en bois précieux.

M. Huang, fier d’être le descendant d’une famille d’ébénistes sur cinq générations, est le président de l’Association de la province de Fujian pour les meubles traditionnels. Cela explique aussi qu’il soit le seul entrepreneur privé à avoir pu installer son showroom et ses bureaux dans ce palais qui sert avant tout de vitrine au gouvernement local. Des autorités qui apportent un fervent soutien à l’industrie du bois à coups de prêts bonifiés et de rabais fiscaux. En 2013, le chiffre d’affaires des 4 000 usines et boutiques de meubles de Xianyou, où sont employées 160 000 personnes, s’est élevé à 30 milliards de yuans (4,2 milliards d’euros), faisant de Xianyou le premier centre de fabrication de meubles traditionnels en Chine.

« Notre bois vient d’Inde, du Vietnam, du Laos, de plusieurs pays d’Afrique et de Madagascar. Nous n’avons aucun problème d’approvisionnement », assure M. Huang, au fait des restrictions de commerce qui frappent la quasi-totalité des espèces de bois de rose dans le monde. C’est la première fois qu’il accueille des étrangers – nous nous sommes fait passer pour les représentants d’une chaîne d’hôtellerie occidentale. M. Huang n’achète pas directement et préfère, dans chacun de ces pays, traiter avec des « agents ».

Au milieu d’un mobilier finement travaillé, le clou de l’exposition, devant lequel l’homme affable ne rechigne pas à se faire photographier, est un grand panneau sculpté en bois sombre de… Madagascar. « Nous l’avons récemment prêté pour un dîner de charité avec Bill Gates et Warren Buffet à Pékin », précise-t-il avec orgueil. Pour l’acquérir, il faudrait débourser près de 700 000 euros. La famille Huang possède deux usines à la périphérie de Xianyou. La première est consacrée au bois de rose du Laos. La seconde à celui d’Inde et de Madagascar. Les essences de la Grande Ile sont loin de représenter les volumes les plus importants pour l’entrepreneur. Mais au milieu des stocks de bois précieux prêts à être débités, les grumes aux extrémités taillées comme des glands sont bien là. Cette forme dont les bûcherons tirent des plaisanteries grivoises permet de tirer les rondins jusqu’à la rivière. Impossible de se tromper. Dans l’usine, accompagnés de la responsable des relations extérieures qui conduit la visite, nous les reconnaissons ainsi.

Un peu plus loin, des femmes assemblent des armoires où se mêlent les essences claires du Mékong aux tons grenat des arbres de Masoala. Dans l’atmosphère humide et poussiéreuse brassée par des ventilateurs, des ouvriers, le dos courbé, sculptent leur planche de bois. Les plus habiles, affectés à la fabrication des pièces requérant des années de travail, sont gratifiés de l’air conditionné.

Envolée de la demande

En 2012, la Chine a officiellement importé 757 000 m3 de bois de rose, un volume multiplié par dix en dix ans pour faire face à l’envolée de la demande et à l’épuisement de ses propres ressources. Ce bois provient de plus en plus d’Afrique. Celui de Madagascar continue pourtant d’apparaître, en quantité négligeable, dans les statistiques des douanes chinoises, et aucune saisie n’a jamais été réalisée par le port de Hongkong, qui est la plus grande porte d’entrée de ce bois illégal. La Cites a rappelé à l’ordre Pékin et une circulaire exigeant le renforcement des contrôles a été envoyée à toutes les autorités douanières en mai 2013. Les importateurs ont reçu un message d’avertissement pour qu’ils n’achètent pas de bois malgache. Il n’est de toute évidence pas parvenu jusqu’à Xianyou. « Nous achetons le bois sur photo sans faire les transactions nous-mêmes. Il faut un permis pour ce bois et c’est très risqué. Pour être franc, il faut avoir les bons contacts avec les fonctionnaires des douanes », confie M. Cai, un autre fabricant de meubles, en se vantant d’en avoir 80 tonnes.

L’ami chez lequel il nous conduit, car « il possède de belles armoires », ne fait pas non plus preuve de la prudence à laquelle on pourrait s’attendre. « La plupart du bois qui arrive ici, de Madagascar ou d’ailleurs, est illégal. Mais si vous voulez un certificat, il n’y a pas de problème. Il faudra simplement payer », s’épanche Lin Yuanfu, le directeur de Fujian Hanling Classical Furniture Decoration, en tirant sur sa cigarette devant une tasse de thé. Le centre de test et de contrôle de qualité créé par la province de Fujian fournit en effet des rapports attestant – par le nom latin, Dalbergia louvelii – de l’identité du bois mais aucun de ceux que nous avons vus n’indique le nom de la concession malgache dont il provient. Et pour cause.

Xianyou l’insouciante, au ciel saturé de grues et de buildings, voit l’avenir en grand. Les voitures flottent dans ses avenues trop larges. Bientôt un Sheraton ouvrira ses portes. À 9 000 km de là, Madagascar continue de sombrer dans la pauvreté, rongée par la corruption et la cupidité d’une minorité qui a fait du pillage des ressources naturelles l’instrument de son enrichissement. Quand cela s’arrêtera-t-il ? « Ils ne pensent qu’à faire leurs saletés avec les Chinois. Que ferons-nous quand nous n’aurons plus de forêts et qu’il ne tombera plus assez de pluie pour faire pousser le riz ? », s’interroge, amer, un guide des parcs nationaux qui a subi la terreur des braconniers.

Les hommes qui depuis 2009 dénoncent le trafic du bois de rose

  • simples citoyens, scientifiques, militants écologistes, fonctionnaires, journalistes – ne baissent pas les bras. Ils se sont organisés. Grâce aux nouvelles technologies de communication, ils se sont constitués en réseau en préservant autant que possible le secret de leur identité. A Madagascar, aux États-Unis ou en France. Telle une armée de l’ombre épiant sans relâche l’ennemi. Leurs actions passent rarement inaperçues et certains barons ont peu goûté que ces « cybergreen » révèlent la localisation de leur butin grâce à l’exploitation de photos satellite.

« La chronique du bois de rose » rédigée sous le pseudonyme d’Hery Randriamalala, continue de tenir en haleine tous ceux qui espèrent encore que les choses pourraient changer. Jour après jour, alimenté par de bonnes sources, le militant consigne les « saletés » des barons, les fonctionnaires corrompus, les bateaux qui partent vers la Chine… puis les livre par colis réguliers à l’immensité de la toile numérique. « Nous avions rêvé de justice. Nous avions imaginé qu’il suffirait de les nommer, que la honte les ferait reculer. Nous avons pour l’instant échoué », reconnaît le chroniqueur anonyme, qui vit reclus dans un bout de forêt d’une indicible beauté où, bravant le danger, il puise la force de continuer.


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Publié sur OSI Bouaké le lundi 2 février 2015

 

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