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« Bambi », douce trans



Libération - 4 mai 2013 - par Sabrina Champenois -

  • Bambi , documentaire de Sébastien Lifshitz. Le film sera diffusé le 4 juin sur Canal +, le 19 juin en salle au MK2 Beaubourg et le 25 juin en DVD.

Bambi n’est pas un faon. Bambi est une dame sacrément distinguée qui, à 77 ans, se tient toujours bien droite dans ses chemisiers délicats et parle un français ciselé (« Elle m’est échue plus tard », à propos d’une armoire). Bambi est un formidable portrait signé Sébastien Lifshitz.

Si l’on précise qu’elle a 77 ans, c’est qu’elle ne les fait pas, et que son histoire est encore plus saisissante au regard de l’époque dans laquelle elle s’est inscrite. Née Jean-Pierre Pruvot le 11 novembre 1935, Bambi fait partie des pionniers, parmi les transsexuels à s’assumer comme tels. Sachant que l’affaire, dès le départ, s’annonçait très compliquée : ses parents étaient un couple de Français d’Algérie. « Mais pourquoi ne vas-tu pas jouer à la voiture à pédales, tu ne veux donc pas conduire comme ton père ? » revenait en boucle, tandis que l’enfant obèse s’obstinait à vouloir coudre ou tricoter auprès de ses mère, sœur, tante.

Elle haïssait son prénom, se serait voulue Marie-Pierre. « Bambi » est son blaze de scène. Celui qu’elle s’est choisi quand elle a intégré à Paris le Carrousel, troupe de travestis découverte telle une bouée de sauvetage quand elle vivait encore à Alger et qu’elle s’essayait en douce à vivre en fille. A la différence de Michael Jackson, ce Bambi-là est sorti de l’enfance avec un infini soulagement.

C’est de fait une constante : si Bambi a souffert, le pathos ne prend jamais les rênes du film et, bien plus que l’enfermement initial, c’est l’affranchissement et l’épanouissement qui restent en mémoire. Bambi ne fait jamais pitié, que ce soit maintenant ou sur les documents d’époque (dont des raretés qui montrent les coulisses du Carrousel, cabaret-ruche pas piqué des hannetons). A Paris, elle a mué en blonde gracile aux airs de Martine Carol, mais c’est sa force qui saisit, son côté rouleau compresseur en douceur, en fourreau et faux cils. Bambi ploie mais ne rompt pas et, fine, Bambi n’en fait qu’à sa tête très bien faite. Voir comment elle se joue de la question sensible des hormones, gaiement. « C’était une petite histoire entre nous. » Avec sa copine Capucine, et dans le sillage de la figure totémique Coccinelle, elle s’envoyait jusqu’à une boîte par jour de Distilbène. Elle est aussi as du silence, en a compris très tôt l’avantage : « La passivité peut être une force de résistance. » Quand elle marche ou conduit dans les rues d’Alger, Bambi a des airs de Sue perdue dans Manhattan, à ceci près qu’elle a manifestement toujours eu les pieds sur terre. Elle réfléchira deux ans avant de « faire l’opération », en 1958. Bambi la transgressive a par ailleurs ses propres conservatismes, insistera pour que sa mère veuve vienne vivre à ses côtés. La guerre d’Algérie a peut-être joué un rôle. Le film ne le dit pas, concentré sur la prise d’indépendance de Bambi.

Sébastien Lifshitz (la Traversée, Wild Side, les Invisibles...) a ce talent, constant, de considérer ses personnages avec bienveillance sans les materner pour autant. Une dignité réciproque en découle, qui n’empêche pas le frisson. Quand Bambi et Ute se promènent dans la forêt par exemple.

Ute, c’est le grand amour de Bambi. Qui n’en demandait pas tant. Qui en fut toute tourneboulée. Qui trouvait ça « absurde », de tomber amoureuse d’une femme alors qu’elle était enfin totalement une femme, et qu’elle avait toujours désiré les hommes. Mais la « garçonne » Ute, avec ses « yeux extraordinairement prenants, qui ne cillaient jamais », l’avait bel et bien harponnée, et Bambi en a quitté son compagnon. Ute et Bambi restent très proches, promenons-nous dans les bois...

Mais non, ça n’est pas fini, Bambi a encore rebondi, après le cabaret. Pendant, plus exactement, alors qu’elle sentait poindre la retraite des sunlights : bac décroché à 33 ans, celle qui enfant accumulait les prix d’excellence enchaîne avec une licence de lettres à la Sorbonne, puis un capes. En 1974, Marie-Pierre Pruvot est nommée prof de français à Querqueville, à côté de Cherbourg. Ce qui la réjouit : « De plus en plus, je voulais devenir madame Tout-le-Monde, entrer absolument dans l’anonymat, je savais que c’est là que je serais bien. » Seule angoisse : qu’un parent reconnaisse l’ancienne gloire du Carrousel. « Une chose me protégeait terriblement : personne, mais alors personne, n’aurait pu imaginer qu’on pouvait sortir du Carrousel et entrer aussitôt à l’Education nationale. » Elle a « adoré enseigner ». Comme elle a adoré vivre, on ajoutera.

Lors de la Berlinale 2013, Bambi a obtenu le teddy du meilleur documentaire. Un prix du cinéma LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans). Ne pas s’y fier, Bambi dépasse toutes les chapelles.

(c) Photo Un monde meilleur


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 5 juin 2013