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Sur la route du Nord ivoirien

D’Abidjan à Bamako, en passant par Bouaké, Korhogo, Ferkessédougou, voyage au pays de l’ex-rébellion


« A cause de tous les repas officiels, Guillaume Soro a tendance à prendre de l’embonpoint. À la maison, j’essaie de préparer léger, des salades, par exemple. » Mon compagnon de voyage, par pur hasard, n’est autre que le cuisinier du secrétaire général des Forces nouvelles (ex-rébellion), qui rejoint Bouaké pour prendre son service. Passionné par sa cuisine dont il ne se lasse pas de décrire les multiples facettes, il ne prête guère attention aux policiers du corridor de Yopougon, premier poste de contrôle à la sortie d’Abidjan. Sans doute parce que les forces de l’ordre s’intéressent moins aux automobiles qu’aux transports en commun. De l’autre côté de la voie, les camions de grumes, de bananes plantain ou de cacao sont à l’arrêt, en file indienne sur près d’un kilomètre. Venus de Man, Daloa, Bouaké, ils attendent la fouille méticuleuse de leurs chargements.

Un an plus tôt, il fallait montrer patte blanche et sortir son porte-monnaie pour accéder à l’autoroute. À peine y est-il engagé que le visiteur est interpellé par un immense panneau publicitaire l’invitant à rencontrer le Seigneur : « Jésus-Christ, venez à Lui. » Et indiquant le numéro de téléphone du percepteur des taxes divines. Abidjan compte de plus en plus d’Églises évangélistes, « ministères de Dieu » et autres prédicateurs autoproclamés.

Aux portes de la capitale, le parc national du Banco s’étend sur 3 000 hectares. La forêt primaire regorge d’espèces très prisées : acajous, framirés et niangons devenus très rares. Le bois ivoirien continue de bien se vendre sur les marchés internationaux. Pour combien de temps encore ? Son exploitation anarchique réduit chaque année les ressources disponibles. Le patrimoine forestier est passé de 16 millions d’hectares au début du XXe siècle à moins de 7 millions aujourd’hui.

Défilent ensuite les plantations de palmiers à huile séparées les unes des autres par de vastes aires en friche hérissées de termitières géantes. En équilibre précaire sur leurs vélos, des paysans charroient d’énormes fagots. Les femmes proposent du charbon de bois et de l’huile rouge. Deux jeunes chasseurs vendent de la viande de brousse : « Vous voulez agouti, c’est très bon ! Ou bien vous préférez mangouste, vous savez, l’animal qui cherche palabre au serpent. » Le premier ravitaillement des voyageurs se fait à Sikensi, à 60 km de la capitale : attiéké, savons, beignets, chewing-gums, sachets d’eau... Mais les marchandages peuvent être soudainement interrompus par un long défilé de camions de la Force française Licorne suivis de Jeep et de véhicules des Nations unies, qui rentrent à Abidjan après de longs mois sur le terrain. L’autoroute termine sa course au kilomètre 130 et laisse la place à une nationale. « Il faut bien viser », indique le chauffeur en faisant allusion aux nids-de-poule.

Après deux heures de route, Yamoussoukro et ses larges avenues, son luxueux hôtel Président avec son golf de 18 trous, la basilique Notre-Dame-de-la-Paix, naguère qualifiée de « Saint-Pierre-de-la-Brousse » ou encore de « Vatican-de-la-Jungle », somptueuse, démesurée et largement décriée en son temps pour son prix. Les 50 000 habitants de l’agglomération mènent une vie paisible, loin des tumultes de la métropole économique. Une quiétude qui pourrait ne pas durer. Laurent Gbagbo a relancé le projet de feu le président Houphouët-Boigny de faire réellement de Yamoussoukro la capitale politique et administrative du pays.

Yamoussoukro a été épargnée par les belligérants, contrairement à Tiébissou, porte de la « zone de confiance ». De nombreux impacts de balles sont encore visibles sur les murs et les toits de tôle. À la sortie de la ville, plusieurs cahutes en bois font office de dernier poste de contrôle. Elles accueillent les services de police, la brigade forestière, l’antidrogue et les douanes. Non loin, les forces impartiales vérifient l’identité des voyageurs qui entrent dans la zone. Un soldat marocain de l’Onuci fouille les coffres des véhicules en suant à grosses gouttes sous le cagnard. « Le climat est rude. J’ai le mal du pays », glisse le sergent berbère, originaire d’Agadir.

Quelques centaines de mètres plus loin, un char de l’armée française braque son canon en direction de la route. « À titre purement dissuasif », rigole le militaire. Comme en écho, l’autoradio se met à cracher la chanson de Tiken Jah Fakoly : « On vous a réclamé la démocratie, vous avez préféré la fusilcratie, l’ethnocratie et la famillecratie... On vous a demandé le développement, vous avez préféré les détournements, l’enrichissement de vos gouvernements, j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal... » La complainte du musicien ivoirien se perd à l’entrée de Djébonoua, fin de la « zone de confiance ». Les militaires marocains sont là aussi, sous le regard de plusieurs badauds qui observent les vérifications. Des passagers à destination de Bouaké et Korhogo patientent à l’ombre. Leur car, en panne depuis près de deux jours, attend une pièce de rechange. À l’arrière du véhicule, les infortunés se consolent avec cette devise : « Mieux vaut le retard que l’absence ».

Plutôt chaleureux, l’accueil au premier poste des Forces nouvelles (FN) n’en est pas moins accompagné d’arrière-pensées : « Y a pas quelque chose pour nous ? » demande le gamin en faction. Même scénario quelques dizaines de kilomètres plus loin, à l’entrée du corridor sud de Bouaké, deuxième ville du pays avec ses 600 000 habitants. Peu de voitures, quelques motos chinoises et des mobylettes circulent à petite vitesse. Située au centre du pays, la ville abrite le secrétariat général des FN, ses services administratifs, sa cellule de communication et la salle de presse, en effervescence sept jours sur sept. « Nous défendons avant tout une cause », rappelle un cadre des FN.

Mais le commerce n’est plus ce qu’il était à Bouaké. Tout tourne au ralenti, notamment au marché de gros. Seuls visiteurs : des hommes d’affaires, le personnel des ONG, les militaires et les journalistes. Depuis peu, les agents du gouvernement sont également là, en mission pour étudier les conditions du redéploiement de l’administration. Les infrastructures hôtelières laissent à désirer, les coupures d’eau sont fréquentes. Le Ran Hôtel abrite quelques séminaires des FN.

Le soir, la vie continue. On sort écouter de la musique, se détendre, mais on consomme peu, il n’y a pas d’argent à flamber. L’Hôtel du Centre, qui a hébergé les chefs rebelles au lendemain de la tentative de coup d’État de septembre 2002, affiche presque vide. Moquette déchirée, lavabos fissurés, peinture délavée... L’établissement a perdu de son lustre et le réceptionniste en vient à regretter les lendemains de la partition du pays qui ont vu débarquer une armada de journalistes. Bouaké attend des lendemains meilleurs sans trop y croire. Elle ne soutient l’ex-rébellion que du bout des lèvres, mais reste convaincue qu’« avec Gbagbo, ce serait pire ».

À la sortie de la ville, les camions transportant bœufs, oignons, mangues attendent à l’arrêt. Il faut négocier un laissez-passer. Sitôt le sésame obtenu, les premiers périmètres rizicoles apparaissent ainsi que la grande pancarte indiquant Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l’Ouest (Adrao), une unité de recherche intergouvernementale. La plupart des chercheurs ont déserté les lieux et les programmes sont délocalisés au Bénin et au Mali, en raison de la crise. Les entomologistes ne sont guère mieux lotis, qui étudiaient le comportement des insectes sur le coton. Rebelles et vandales ont pillé leurs laboratoires, emportant ordinateurs et éprouvettes.

Vers Katiola, à 55 km au nord de Bouaké, la végétation se métamorphose au fil du voyage : les arbres laissent peu à peu place aux petits arbustes, à la culture de l’igname, du maïs, de l’arachide, du riz, de l’anacarde et du coton. Au fond d’un ravin, un camion de la Compagnie ivoirienne pour le développement du textile (CIDT). Deux mômes veillent sur les balles de coton en attendant que la société vienne les récupérer. Jadis florissante, la culture cotonnière paie un lourd tribut à la crise. Libéralisation mal contrôlée, baisse des cours mondiaux, partition du pays... Les maux de la filière sont multiples. De 400 000 tonnes au début des années 2000, la production peine actuellement à atteindre 250 000 tonnes. « On nous livre les intrants de plus en plus tard. Il ne faut pas s’étonner que la récolte diminue », se plaint Amadou, planteur.

Plus au Nord, la capitale des Sénoufos, Korhogo et ses 170 000 habitants. La ville est propre, l’ordre règne. Le commandant de la zone, Fofié Kouakou, ne supporte ni pagaille ni tapage. Il tient tout d’une main de fer et rien n’est laissé au hasard. « Le commandant n’hésite pas à utiliser la manière forte pour imposer sa loi. Il a réussi à enrayer les vols dans sa zone », explique une habitante. Des méthodes pourtant décriées par la communauté internationale, qui l’accuse de perpétrer des exactions sur les populations. Il est l’un des trois Ivoiriens tombés sous le coup des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU  , en février dernier. On raconte, partout en ville, qu’il n’hésite pas à entasser les prisonniers dans des conteneurs de tôle sous la chaleur, certains en ont succombé. Peu s’en offusquent. Beaucoup retiennent surtout qu’il a entretenu les routes et électrifié certains villages. Pas d’exode massif aussi important qu’ailleurs au moment des affrontements armés. La sécurité rétablie, certains opérateurs sont même venus s’installer dans la région. C’est le cas de Shérif, marocain, qui a repris la gérance du restaurant La Colombe d’Or en juin 2003. « J’avais auparavant une affaire à Abidjan. Les services du fisc venaient me racketter chaque semaine et je devais lâcher entre 20 000 et 60 000 F CFA. Ma femme a même été agressée. Ici, c’est plus facile. On s’arrange avec les chefs de zone », explique le restaurateur.

Le marché de la ville est assez bien approvisionné. « La plupart des produits entrent par le Burkina en provenance du Ghana et du Togo », explique une commerçante.

Un peu plus au Sud, la ville de Wena est un point de passage obligatoire sur la route du Mali. Des camions de mangues attendent au soleil leur autorisation pour être évacués vers le Sud. « Même si les FN ont fait des efforts pour réduire le nombre de barrages, il faut perpétuellement négocier. C’est fatiguant, et nos marchandises pourrissent au soleil », se plaint Amadou, un transporteur.

Passé Korhogo, les champs offrent ce spectacle de femmes et d’hommes, armés de daba (houe traditionnelle) pour les semis. Des camions surchargés quittent de temps à autre la voie principale pour emprunter les pistes à destination de villages plus reculés. Ici et là, des casernes sans grande animation, les entraînements étant réduits au strict minimum. Les barrages routiers sont toujours tenus par des adolescents, de 15 à 18 ans. « Nous avons réussi à sauver près de 10 000 jeunes combattants en rouvrant les écoles et en y dispensant bénévolement des cours. Mais les autorités, au Nord comme au Sud, ne nous ont pas beaucoup aidés. Que ferions-nous de ces gosses si on ne leur donnait pas un minimum d’éducation ? Demain, ils reprendraient les armes et s’adonneraient au banditisme », explique avec amertume Soro, enseignant à Korhogo. À Ferkessédougou, la première pancarte indique Bamako à 800 km. Quelque 60 km plus loin, Ouangolodougou, autre escale du train de Sitarail sur la ligne Abidjan-Ouagadougou, qui acheminent les marchandises tous les jours, et les passagers deux fois par semaine. À Pogo, dernière ville avant le Mali, la plupart des camions arrivent en convoi. Quelques transporteurs tentent le passage individuellement, mais le trajet leur coûte généralement plus cher, car il faut graisser la patte aux gardes-chiourmes à chaque barrage. Le passage de frontière, à Zégoua, est une formalité. Les douaniers et la police ne se montrent pas très regardants.

Des Ivoiriens franchissent chaque jour la frontière, sans passeport ni pièce d’identité valable. Un simple récépissé suffit. Même chose pour les papiers du véhicule, on roule avec une carte grise obsolète ou sans assurance. Sans papiers dans leur pays, sans papiers à l’étranger, nombre d’Ivoiriens sont devenus des proies résignées pour les corps habillés. Une fois sur deux, les policiers maliens sont à peu près sûrs de trouver une infraction. Et d’arracher de 1 000 à 5 000 F CFA au contrevenant.

Mais les contrôles - heureusement - sont limités, sauf à l’entrée et à la sortie des grandes agglomérations. Fini également les slaloms sur la chaussée, la route est droite et relativement en bon état. Sikasso est à moins de deux heures. Avec ses 140 000 habitants, l’ancienne capitale du royaume du Kénédougou est une ville carrefour. La plupart des marchandises des pays côtiers (Togo, Bénin, Ghana, Côte d’Ivoire) et du voisin burkinabè y transitent. Il y tombe autant de pluie que dans tout le reste du Mali. Fruits et légumes y sont disponibles toute l’année et l’autosuffisance alimentaire n’y est pas un simple slogan. Dans les champs de coton, qui doivent être prêts pour la nouvelle saison, les femmes et les enfants sont durs au labeur.

L’engouement pour la culture du coton est réel. Elle a permis au pays de devenir le deuxième producteur d’Afrique (avec 500 000 tonnes), derrière l’Égypte, au début des années 2000. Près de 3,5 millions de personnes, soit le quart de la population, vivent directement ou indirectement de l’or blanc dans le pays. Chaque année, les paysans de Bougouni (« petite case », en bambara), une bourgade de 20 000 âmes à 170 km de Bamako, à la frontière du Burkina, attendent les premières pluies avec impatience. Un peu partout sur la route de Bamako fleurissent usines d’égrenage de la CMDT et enseignes de Kafo Jiginew : « Union des greniers », en bambara. Il s’agit d’une banque pour les paysans gérée par les paysans. Elle leur accorde des crédits pour les intrants et pour commencer la campagne.

À l’approche de Bamako, la route se dégrade. Les soixante derniers kilomètres sont en cours de réfection et présentent de nombreux nids-de-poule. Les villages sont de moins en moins espacés. Depuis une dizaine d’années, la capitale s’agrandit. La frénésie immobilière gagne Senou, dernier faubourg avant la capitale. Les maisons en construction cohabitent avec toutes sortes d’affiches publicitaires : téléphone, produits alimentaires, cigarettes... À moins que ce ne soit des panneaux de lutte contre le sida  , l’excision, le paludisme. Il faut dorénavant une bonne demi-heure pour atteindre le fleuve Niger, porte d’entrée du centre de la capitale qui abrite 700 000 habitants, contre 600 à la fin du XIXe siècle.

Côte d’Ivoire - 6 août 2006 - par Pascal Airault, envoyé spécial pour Jeune Afrique


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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 18 août 2006

 

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