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Côte d’ivoire : chronique d’un village après la guerre


Par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 26/05/2008

Une piste de terre ocre s’étire dans une forêt luxuriante et hospitalière, parsemée de campements. La colline de l’école surplombe l’entrée d’une grande clairière. Trinle et Diapleu forment un village de plus de mille habitants ; les deux hameaux se font face le long de la piste et paraissent n’en faire qu’un.

Mais le grand arbre qui semblait le protéger, et sous lequel les femmes s’installaient pour préparer et vendre leurs produits, a été coupé l’année passée pour carrosser la piste, et les rares camions de passage roulent à présent bien trop vite. Plus loin, la forêt enserre de nouveau la piste jusqu’au prochain village.

Les gens sont pauvres, mais travaillent une terre fertile et arrivent à nourrir leurs familles. Beaucoup vivaient de l’aide apportée par leurs enfants devenus des « cadres » (ceux qui ont un travail à Abidjan), mais nombre d’entre eux sont morts du sida  , et la crise économique puis la guerre ont distendu les liens.

Si beaucoup ont électrifié leurs maisons, peu ont de quoi remplacer les ampoules

Presque tous les villageois sont Yacouba, une ethnie qui couvre toute une zone de l’ouest ivoirien, et enjambe l’est du Libéria. Ils sont tributaires de leurs récoltes (des monocultures de café et de cacao, dont les cours se sont effondrés durant les années 1990) qu’ils essaient de diversifier à présent dans une nécessité d’autosuffisance et de survie.

Les églises chrétiennes ont proliféré dans ce village animiste il y a vingt ans, mais les cultes sont discrets. Les trois petites échoppes sont tenues par des familles dioulas, commerçants musulmans qui se retrouvent dans toute l’Afrique de l’ouest. Un portable, rattaché à une petite antenne, tient lieu de cabine téléphonique et le lieu est animé. Le village a été électrifié en 1991, au début trois lampadaires le long de la piste, mais à présent, alors que la plupart ont électrifié leurs maisons, bien peu ont de quoi remplacer les ampoules et l’électricité a été coupée pendant neuf mois en 2007.

L’école n’a pas fonctionné en 2003 et 2004, et les collégiens, scolarisés à Man, avaient dû revenir. Beaucoup ne sont plus repartis, fautes de moyens. A présent, l’activité scolaire a repris sur la colline. Certaines classes, sans murs, sont abritées par un toit de palmes, mais l’instituteur que j’ai rencontré se tient debout devant le tableau noir. « Tendresse, promesse... » Les enfants répètent après lui et semblent s’appliquer. Je ressens toujours ce même vertige : comment apprendre à lire et à écrire dans une langue que l’on ne comprend pas ? Bien peu y parviennent.

A l’automne 2002, puis en 2003, Man, puis la région de Logoualé, sont passés sous le contrôle des rebelles venus du nord, alliés à des forces de l’ouest (le général Guey, qui avait pris le pouvoir fin décembre 1999, un Yacouba, venait d’être assassiné), mais leur descente vers le sud et l’accès à la mer (à San Pedro) a été stoppée par la force Licorne et les loyalistes.

Des hommes d’une même famille engagés dans des camps opposés

Très vite, des hommes du village, et parmi eux des jeunes, se sont enrôlés dans les Forces nouvelles, tandis que d’autres quittaient le village pour se réfugier en zone loyaliste. Des hommes d’une même famille se sont retrouvés dans les camps opposés. Les partisans de longue date du FPI (socialistes progressistes opposants au parti unique d’Houphouët Boigny), sont ceux qui ont été menacés, soudain désignés comme des espions à la solde du nouveau président Ghagbo.

Une atmosphère délétère, favorisant d’obscures jalousies, véhiculant haines, délations et frayeurs, entre voisins, entre cousins. Mais la plupart des villageois assistaient apeurés et impuissants à ces bouleversements, et fuyaient en brousse dès que les rebelles armés s’approchaient du village. La force était de leur côté. Vols de nourriture et intimidations souvent ciblées étaient la règle, mais les rebelles qui venaient à Trinle Diapleu cherchaient aussi des nouvelles recrues. Marc, 17 ans en 2003, raconte :

« Quand ils arrivaient, on se cachait ; un jour, je me suis demandé ‘pourquoi pas moi ?’ Ils avaient des voitures, des fusils, il y avait un jeune avec eux, je le connaissais... J’avais honte d’avoir toujours peur, alors un matin, je suis parti du village sans le dire et je suis allé au camp rebelle. »

Ils ont été nombreux, plus de cinquante, à faire comme lui. Ceux qui avaient été scolarisés et parlaient bien le français ont été chefs de patrouille ou de brigade. Léon est devenu le garde du corps d’un des chefs de la région, et il fait d’ailleurs partie des rares garçons toujours mobilisés, attendant l’encasernement et les rétributions promises pour la démobilisation. Victor, lui, a pensé qu’il fallait s’engager pour protéger le village et le centre de santé, et parce qu’il aime les aventures.

Ces garçons, que j’ai connus enfants ou adolescents, sont partis faire la guerre pour rompre avec la peur, avec l’ennui et le manque de moyens. Pas de nostalgie dans leurs récits : des souvenirs traumatiques pour Marc qui a failli être exécuté pour avoir tué une femme accidentellement, en posant son fusil à terre. Il pensait partir loin et ne supportait pas de devoir patrouiller dans une zone où tous le connaissaient. La honte l’avait envahi de nouveau, son nom était gâté au village. Un matin, il s’est levé, il a déchiré la carte qu’il venait de recevoir et il est rentré à pied au village, pour s’assoir à coté de sa grand-mère.

Victor garde enfouies les images des charniers et préfère se souvenir de sa patrouille de paix qui sillonnait les villages guéré pour rassurer les habitants, cachés en brousse. Quelques mois plus tôt, des camions rebelles partaient de cette zone, chargés de frigidaires, de télévisions et de mobiliers hétéroclites. Les habitants d’un village ont presque tous été massacrés, après avoir empoisonné, dit-on, le groupe de rebelles qui stationnait dans leur village.

L’exemple libérien, un repoussoir salutaire

Dans cette zone, les exactions, perpétrées par les deux camps, on fait craindre la « libérianisation » du conflit ivoirien. Mais elles n’ont heureusement pas duré. La région de Bangolo est à présent située au cœur de la zone de confiance.

Léon est sans doute celui qui a été le plus engagé dans les violences. Encore soldat, il vient en permission. Il semble triste et las, et veut rentrer au village, auprès de sa femme et de son bébé. C’est lui qui en 2004 m’expliquait :

« Tu sais, ça, c’est temps de guerre ! On n’enterre pas les morts et ceux qu’on doit exécuter, on les regarde pas dans les yeux et on se retourne surtout pas... »

A présent, et il en est heureux, la guerre est terminée, son chef de guerre, promu chef de région, est devenu très riche, mais les soldats comme lui ne sont pas payés. C’est la taxe aux barrages routiers qui nourrit ce qu’il reste de l’armée rebelle active. Léon ne tire plus aucune fierté de son statut de rebelle. Il est resté ce garçon calme et gentil que nous connaissions, mais quelque chose s’est éteint dans son regard.

Tous s’accordent sur leurs espoirs de paix, ils n’ont pas de haine ni de revanche à prendre. En fait, ils ont eu peur de la guerre, et à cet égard, les Libériens semblent avoir servi de repoussoir salutaire :

« Devenir comme ça, non, c’était pas possible ! C’était des fous, les enfants surtout, on pouvait pas être avec eux, ils hurlaient en anglais et tiraient entre nos jambes. »

Et d’évoquer les exactions inhumaines, qui les ont horrifiés. Les rebelles ivoiriens n’ont pas limité le recrutement aux plus de seize ans, et nombre d’enfants étaient engagés à leurs cotés, mais ils occupaient des fonctions secondaires et ne participaient pas aux combats.

Retour à la normale mais les vies ont changé

Très vite, en 2004, les Forces Nouvelles se sont retournées contre les factions libériennes au profit des négociations de paix, réussissant à les chasser du pays. Et une fois la zone sécurisée, la nouvelle frontière tracée, les soldats volontaires sont presque tous rentrés chez eux et tous les enfants avec eux. Ceux qui restent sur les barrages routiers sont souvent très jeunes (16/17 ans), mais ils ne sont plus défoncés et ne maltraitent plus personne.

Au village, les femmes ne sont pas restées inactives... En 2003, Louise a été retenue deux jours à la prison de Logoualé, car son père était un instituteur du FPI à la retraite. Avec sa famille, elle a alors pris la route d’Abidjan, où elle a travaillé sans relâche. Elle est maintenant de retour, heureuse de rentrer avec ses nouvelles compétences. Elle a appris à faire du charbon de bois, inusuel à Trinle, et va aller chercher son élevage de poulets du côté d’Abidjan. Louise a gardé son optimisme et elle a ce courage au travail qui caractérise tant de femmes africaines.

Gisèle a changé, elle a renoncé à sa vie d’avant, à ses nonchalantes promenades dans le village, entrecoupées de périodes à la ville, pour un travail trouble, comme tant d’autres jeunes filles. Le village s’en accommodait, mais nombre d’entre elles sont à présent mortes du Sida  . Gisèle en a gardé une aptitude à la débrouille et à la survie qui fait d’elle une habile commerçante, emportant des escargots ou de l’huile rouge dans un sens, remontant de la friperie dans l’autre. Elle a toujours son rire contagieux, ses clins d’œil malicieux.

Eloïse travaillait au centre de santé. A Man, en 2002, elle a vu les annonces de MSF   et elle a tout de suite postulé. Elle a passé quatre ans à Danané avec MSF   Hollande, et elle est rentrée avec des compétences en informatique qui s’avèrent précieuses. Odette s’occupe, pour une ONG catholique, du recensement des enfants et du repérage des malnutritions. Elle poursuit toujours cette activité hebdomadaire : joliment habillée, elle s’installe tous les vendredis au centre de santé avec ses cahiers, la balance et le mètre ruban.

Mais nombre de grandes familles sont devenues misérables. Trois d’entre elles sont des déplacés, venus de la zone guéré proche où ils étaient installés depuis plus de vingt ans : leurs champs et leurs maisons ont été incendiés, pour eux il n’y aura jamais de retour possible. Les hommes sont devenus journaliers dans les campements et on leur a fait de la place dans les cours.

D’une façon générale, c’est l’inquiétude face à la précarité du quotidien qui affecte les villageois. Les élections qui sont prévues en 2008, personne n’y croit encore, mais les propos sont apaisés. Quelque chose a changé, chacun sent que la crise a marqué une rupture, les gens savent à présent à quoi ressemble la guerre. Personne n’en veut.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 30 juillet 2008

 

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