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Le survivant de S-21 Vann Nath est mort



Libération.fr - Les carnets de Phnom Penh - 5 Septembre 2009 - Vann Nath est décédé à Phnom Penh. Il avait 65 ans. A la suite de difficultés respiratoires, il était tombé dans le coma à la fin du mois d’août.

Nous l’avions rencontré à plusieurs reprises ces dernières années, notamment depuis la publication de son livre (lire aussiici et encore ici). En janvier, alors qu’il séjournait à Paris, nous l’avions longuement interviewé pour un portrait de dernière page (lire ici l’article du 22 janvier) que je republieici.

"S-21 pour toile de fond"

Il peignait, ça l’a sauvé. Alors il continue. Sans jamais oublier la « grande chance d’avoir su dessiner et peindre ». Car Vann Nath n’a rien oublié. Ni les années de terreur et de famine du règne paranoïaque des Khmers rouges entre 1975 et 1979 ni les douze mois d’effroi passés à personnifier la propagande dans des portraits en pied de Pol Pot, Frère numéro 1, le chef suprême. A S-21, le centre de torture établi dans un lycée de Phnom Penh, ils étaient quatre, cinq, réquisitionnés pour glorifier le régime sanguinaire à partir de photos.

Photo Cambodge 262 Vann Nath a été interné à S-21 le 7 janvier 1978 (voir ci-contre sa photo prise lors de son arrivée à S-21). Là, dans des salles de classe aux murs ocres, au moins 13 000 personnes ont été enfermées, fers aux pieds, affamées et suppliciées. Ils seront sept à en réchapper après la chute du régime khmer rouge, en 1979. Trois sont encore en vie, un seul peintre a survécu : Vann Nath. A peine libéré, il s’est attelé à témoigner de l’enfer tortionnaire dans des tableaux d’un réalisme brut et halluciné. Il a tout révélé de la machine de mort khmer rouge hostile aux images. Ses toiles sont de plus en plus souvent exposées au Cambodge (où il vit toujours) et en France, notamment à l’université Paris-VIII qui s’est mobilisée pour faire connaître cette mémoire de l’extrême. Au printemps, Vann Nath y sera fait docteur honoris causa. Des acheteurs se sont manifestés. Des plasticiens de Phnom Penh ont participé à des ateliers et des œuvres collectives avec lui. « Il commence enfin à acquérir un statut d’artiste, juge le scénariste et dessinateur franco-cambodgien Séra. Il faut ramener Vann Nath à son travail de créateur et le sortir des lieux de mémoire. Dernièrement, sa peinture a pris une dimension plus allégorique. » Dans une œuvre crue sur les abysses de la violence humaine, sont apparus une tortue et des lotus, la plante symbole de pureté et d’innocence chez les bouddhistes. Vann Nath dodeline de la tête et sourit à l’idée qu’il tournerait la page. « Non, ce que j’ai fait avant et ce que je fais aujourd’hui, c’est la même chose. C’est mon devoir de témoigner. »

Bien sûr, depuis plus de trente ans, la lassitude s’est installée de devoir rabâcher son passé. Sa mauvaise santé et ses dialyses régulières, conséquence des coups et des privations à S-21, n’ont rien arrangé à l’affaire. Il ne fait plus visiter Tuol Sleng, le musée du génocide qui a ouvert dans les murs de l’ex-centre de torture. Et ne s’y rend guère. « J’ai du mal à sortir de S-21, concède cet homme à la crinière cendre et aux déroutantes absences du regard. Souvent, dans mes rêves, je me revois prisonnier là-bas. » Il dit « vivre avec des fantômes », avec ceux qui « n’étaient pas calmes au moment de leur exécution, qui sont enterrés dans le monde sauvage [charniers, fosses communes, ndlr], qui n’ont pas été incinérés ». Cet homme extraordinairement serein, qui a perdu trois de ses six enfants en bas âge et des dizaines de proches parmi les 2 millions de morts du génocide khmer rouge, n’a jamais ressenti la moindre colère, ni exprimé la moindre envie de vengeance. « Ce n’est pas ma nature, je déteste les problèmes et faire du mal aux autres. » Il en a eu pourtant plus d’une fois l’occasion. Quand en 1980 il débusque Sor, le chef de la prison de S-21, caché sous un krahma - le foulard traditionnel - aux abords du musée du génocide. Quand en 1996, Houy, l’adjoint à la sécurité de Tuol Sleng répond aux questions du réalisateur Rithy Panh pour S-21, la machine de mort khmère rouge, le film sur le génocide cambodgien. A chaque fois, Vann Nath recadre les anciens sbires du régime. Rappelle les faits dans une société cambodgienne jeune et oublieuse qui (re) découvre cet homme frêle à la voix douce. Démonte les ruses et démasque les négationnistes. Sans outrance, ni violence. « Ce que demande Nath aux ex-tortionnaires, écrit Rithy Panh, ce n’est pas qu’ils croupissent en prison, mais qu’ils racontent S-21. Il a besoin de la parole de l’autre pour que la mémoire du S-21 soit complète. » Alors, Vann Nath continue.

Il a témoigné au procès de Kaing Guck Eav, alias « Douch », le chef de S-21, devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens : « On avait tellement faim que l’on mangeait des insectes tombés du plafond. On dormait et faisait nos besoins au même endroit, parfois au milieu des cadavres. La faim et la soif m’obsédaient. J’envisageais même de manger de la chair humaine. » Il a refusé de se constituer partie civile pour glaner des réparations. Car Vann Nath s’efface, s’oublie, ne parle pas pour lui. Il regrette que « les juges n’aient pas plus poussé Douch dans ses retranchements. C’est lui qui décidait car idéologiquement, c’est un communiste qui exterminait tous les opposants ». Les larmes de crocodile d’un Douch reconverti en sage collaborateur de justice le secouent d’un rire. « Dans les années 1975-1979, il ne pleurait pas. »

Il s’est dit « mort mentalement à S-21 », mais Vann Nath n’a jamais pensé au suicide ou à l’exil. Dans un Cambodge ravagé, il a retrouvé sa femme Kith Eng avec laquelle il a eu trois nouveaux enfants. Ensemble, ils ont acheté un restaurant au cœur de Phnom Penh à côté duquel il a ouvert une salle d’expo. Séra voit en Vann Nath un « sage qui a trouvé une certaine paix ». Il est doté d’une bonne cuirasse. « Il y a du bonze chez lui, explique Soko Phay-Vakalis, l’une de ses proches, maître de conférence en arts plastiques. Traditionnellement, les jeunes font six mois, lui a fait quatre ans. Il est resté un bouddhiste pratiquant. » Vann Nath avait une quinzaine d’années quand il est parti étudier à la pagode. « Je voulais devenir bonze et vivre dans le calme, en marge, car je trouvais la vie humaine compliquée. » Quelques mois plus tôt, il a quitté l’école pour aider sa mère rizicultrice à Battambang. Dans cette région de l’ouest cambodgien, grenier à riz du pays, la famille vit chichement. Le père est parti sans laisser d’adresse. En cachette, Vann Nath noircit des pages de cahier d’écolier avec ses croquis. Passionné de dessin, il fera bientôt un apprentissage, avant d’ouvrir en 1969 une petite entreprise pour produire des affiches de cinéma, des portraits et des panneaux à l’effigie du roi Sihanouk. Le coup d’Etat du général Lon Nol en 1970, chassé par les Khmers rouges en 1975 mettra un terme à cette vie calme et rangée.

Vann Nath se dit « pessimiste » sur son pays. « On oublie la tradition, on ne respecte pas les anciens. » Il se lamente sur la « violence des gangsters ». Surtout, il est choqué à juste titre de voir ses deux petits-enfants gaspiller la nourriture qu’il lui a tant manquée à S-21. Le conservateur qui affleure, préfère prendre du temps pour évoquer sa rizière. Elle est à Oudong, l’ancienne capitale royale à quarante kilomètres de Phnom Penh. C’est là qu’il goûte « l’air pur de la campagne » et produit un « riz bio ». A 64 ans, Vann Nath y a retrouvé le Cambodge de son enfance. Quand il est né dessinateur.

Arnaud Vaulerin

Vann Nath en 7 dates

5 avril 1946 : Naissance à Battambang (Cambodge). 1969 : Lance son entreprise d’affiches. 7 janvier 1978 : Interné à S-21. 7 janvier 1979 : Libéré à la chute des Khmers rouges. 2007 : Publie Dans l’enfer de Tuol Sleng. 2009 : Témoigne au procès de « Douch ». 28 janvier 2011 : Invité au festival de cinéma Un état du monde.


Publié sur OSI Bouaké le lundi 5 septembre 2011

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