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Assata Shakur, une Angela Davis oubliée



Libération - 28 mai 2013 - Par Sylvie Laurent [1] -

Sur la liste des « terroristes » les plus recherchés par les Etats-Unis figure désormais, pour des faits remontant à 1971, une militante pour la libération des peuples noirs.

Photo : Joanne Deborah Chesimard, alias Assata Shakur, sur des photos non datées fournies par le FBI. (Photos FBI.Reuters)

Sur la liste des « terroristes » les plus recherchés par les Etats-Unis figure désormais une femme dont la tête est mise à un prix conséquent : 2 millions de dollars à ceux qui permettront sa capture. En mai 2013, Assatta Shakur est ainsi érigée au rang d’ennemie combattante de l’Amérique alors qu’elle est depuis 1984 à Cuba où elle a obtenu le statut de réfugiée politique. Shakur est une fugitive, en cavale depuis son évasion de prison en 1979. Pour ceux qui l’ont condamnée et réclament son extradition aujourd’hui, elle est une tueuse de policiers. Pour d’autres, elle est une prisonnière politique qui a fui un déni de justice, des années de harcèlement policier et de brutalité pénitentiaire. Mais quel que soit le regard porté sur son passé, il s’agit d’événements survenus il y a quarante ans. On s’interroge sur l’anachronisme de sa mise à l’index qui étonne beaucoup outre-Atlantique. Quel est ce crime imprescriptible qui lui vaut de voisiner aujourd’hui avec les sbires de Ben Laden ?

Joanne Chesimard, jeune Afro-Américaine de New York, prend en 1970 le nom d’Assatta Shakur, signe de son engagement politique en faveur de la libération des peuples noirs dont elle réclame l’émancipation au sein du Black Panther Party for Self-Defense (BPP) et de la Black Liberation Army (BLA). Comme de nombreux Afro-Américains dans les années 70, elle ne se satisfait pas de ce que la génération précédente a obtenu par la non-violence. Révolutionnaires, les militants du « Black Power » réclament le pouvoir au peuple, la fin des institutions racistes et exhibent leurs armes. Les plus radicaux, au sein de la BLA, organisent braquages et explosions de bâtiments publics. L’époque est à la guerre du Vietnam, à la violente contestation de la jeunesse et aux émeutes urbaines. En 1971, Shakur, accusée d’avoir tué un policier blanc lors d’une fusillade où elle-même fut blessée est envoyée en prison. Sœur de lutte d’Angela Davis qui dut faire face à la même justice à charge (dont le procès est relaté dans Free Angela Davis actuellement sur les écrans) elle proclame son innocence. Mais si Davis échappa de peu à la peine de mort et prouva le caractère inique des crimes qui lui étaient reprochés, Shakur fut - après avoir été blanchie des huit autres chefs d’inculpation - jugée coupable du meurtre et condamnée à la prison à vie. Les doutes sur sa culpabilité sont plus que conséquents. Mais on avait mis une « terroriste » hors d’état de nuire.

Dans les années 70, nommer ainsi les Angela Davis et autres Assatta Shakur permettait, de justifier les actions souvent illégales et immorales commises par le FBI. Son premier président, J. Edgar Hoover était persuadé que les Noirs militants des droits civiques formaient une cinquième colonne du communisme. La mise à l’index du BPP (comme avant lui du révérend Martin Luther King Jr. qualifié par Hoover de « Noir le plus dangereux du pays », ce qui ne manque pas de sel pour un prix Nobel de la paix) et le harcèlement criminel dont ils furent victimes de la part du FBI est aujourd’hui abondamment documenté par les historiens. Tous les mouvements pour les droits des Noirs des années 60 et 70 furent infiltrés et discrédités. Les qualifier de « terroristes » et relayer ce mot-clé dans des médias complaisants, organiser des complots policiers pour les circonvenir et organiser des procès à charge furent des méthodes traditionnelles pour le service en charge de leur traque, Cointelpro (Counter Intelligence Program). Comprendre ces méthodes est indispensable pour expliquer l’exil de Davis ou Shakur et surtout la perplexité que suscite une annonce qui semble justifier les agissements passés du FBI.

Comme d’autres militants du BPP emprisonnés et devenus intellectuels engagés, elle fit de son expérience carcérale le point focal de sa critique radicale du pays et de ses errements. Femme mise sciemment dans un centre pénitencier d’hommes, battue et humiliée dans la prison des femmes, elle rédigea en 1979 un texte saisissant sur la féminité en prison, les amours saphiques et le courage insensé des prisonnières. Son féminisme est d’autant plus remarquable que les « frères » du BPP eurent du mal à laisser les Angela Davis et Assetta Shakur prendre du galon en leur sein. Misogynes, ils l’étaient mais il faut prendre garde ici encore aux caricatures forgées par une historiographie de commande. S’ils affirmaient une masculinité agressive, portaient les armes et appelaient à l’autodéfense et à l’insurrection, ils étaient avant tout la branche la plus radicale du mouvement des droits civiques qui luttait depuis les années 50 pour la justice raciale et sociale. Tout comme les « Weathermen », branche radicale et révolutionnaire du mouvement contestataire estudiantin contre la guerre du Vietnam (mis en scène dans le film Sous Surveillance de Robert Redford), ils furent qualifiés de « terroristes » et traqués à dessein par le FBI qui s’assura que leur message fut diabolisé et leur postérité caricaturée.

A Oakland (Californie), où le BPP organisait des petits-déjeuners gratuits et offrait des soins médicaux de première nécessité, le trafic de drogue et la violence des gangs a, dès la fin des années 70 remplacé l’idéal révolutionnaire des Panthers. Lorsqu’Assetta s’évade de prison en 1979 grâce à l’aide de son frère, Mutulu Shakur, la compagne de ce dernier, Afeni, elle-même Panther, a alors un fils de 9 ans du nom de Tupac Amaru Shakur. La courte vie du grand rappeur, tué à 26 ans, sera celle d’une obsession pour la prison et la violence de et contre la police.

Le nom de Shakur est donc celui de la révolte de ceux qui souffrent de leur condition de Noir américain. D’ailleurs, les rappeurs (depuis Chuck D. de Public Enemi à Common en passant par Mos Def) ont chanté Assatta et l’ont érigée au rang de légende, assomption qu’elle ne mérite peut-être pas. Mais utiliser aujourd’hui les vieilles ficelles du FBI en qualifiant Shakur de « terroriste » en dit long sur le chemin qu’il reste à parcourir pour que le pays pose enfin un regard honnête sur ses zones d’ombre


Angela Davis : « Que fait-on des laissés pour compte ? »

Libération - 20 mars 2013 - par Virginie Despentes -

L’icône militante de la contre-culture américaine évoque le sort des femmes, d’Occupy et des exclus du capitalisme global.

Un jour, la ségrégation raciale aux Etats-Unis a été abolie. Les Noirs ont obtenu le droit de vote. Les femmes aussi. Et Angela Davis a été libérée, contre toute attente raisonnable elle a échappé à la peine de mort. C’est ce qu’elle continue de transmettre, inlassablement : ce qui était impensable peut arriver, mais jamais sans un effort collectif obstiné. Rencontre à l’occasion de la sortie en salles du documentaire Free Angela, le 3 avril.

Vous vous êtes souvent exprimée dans les campements d’Occupy. Qu’est-ce qui vous a paru novateur dans ce mouvement ?

Nous ne devons pas sous-estimer les luttes du XXIe siècle, et nous ne devons pas sous-estimer ce qu’Internet permet. Un tel rassemblement, aussi rapide, aussi massif, était impensable sans ce nouvel outil. Il y a eu des campements dans le monde entier. Aux Etats-Unis, ce qui fait d’Occupy un mouvement vraiment neuf, c’est qu’on n’avait plus fait de critique collective du capitalisme depuis les années 30. C’est différent en Europe, car vous avez toujours continué à travailler avec la critique du capitalisme. Mais aux Etats-Unis, la propagande anticommuniste a été si forte qu’il était impossible d’être pris au sérieux si on critiquait le capitalisme. Et Occupy, de nouveau, a rendu cela possible. Quand on parle d’Occupy comme d’un événement flash, je réponds que les campements ont été le côté spectaculaire, visible, du mouvement. Pendant des mois, les gens ont vécu ensemble, et ont passé leurs journées à parler de politique. Que les campements n’existent plus ne signifie pas qu’il ne s’est rien passé. Les mobilisations contre les expulsions viennent de là, et ces mobilisations sont importantes. Beaucoup de militants issus du mouvement Occupy se sont engagés dans le mouvement contre les prisons.

Vous militez pour l’abolition des prisons. En quoi la question de la prison est-elle centrale ?

Il y a environ 2,5 millions de personnes derrière les barreaux aux Etats-Unis. Cela représente 25% de la population carcérale mondiale. Pourtant, la population des Etats-Unis ne représente que 5% de la population mondiale. Les Etats-Unis sont un « Etat prison ». Les prisons sont des complexes industriels. La disproportion des personnes de couleur en prison est à souligner. C’est une politique de gestion, c’est comme ça qu’on traite le problème de la population de surplus. Il s’agit d’une population qui ne peut pas trouver sa place dans le dispositif actuel. Il n’y a pas assez de travail, le système d’éducation a été totalement démantelé, la santé est privatisée, confiée aux multinationales, et tous ces changements sont dus au système de capitalisme global. Alors que fait-on des laissés pour compte ? On détruit les services sociaux là où ils existaient. Nous avons des citoyens qui ne peuvent pas trouver de moyen de survie dans ce système ? Nous avons une solution : nous les mettons en prison. Et cette politique ne se pratique plus seulement aux Etats-Unis, elle s’étend progressivement aux autres pays. En Europe, en Amérique latine, en Afrique, les pays ont été encouragés à suivre l’exemple américain, et à construire des prisons pour gérer cette population. Les banques mondiales, le FMI, refusent que les Etats investissent dans l’éducation ou dans les services sociaux, mais ils encouragent à construire des prisons.

Quelles étaient selon vous, rétrospectivement, les stratégies des mouvements des années 70 qui ont mené à des victoires ?

L’internationalisme était fondamental. Sans cette notion, rien de tout cela n’aurait été possible. La solidarité entre pays. Par exemple, l’Europe a souvent servi de déclencheur dans les cas de racisme aux Etats-Unis. Nul ne sera libre aux Etats-Unis tant que la liberté ne sera pas obtenue en Afrique. Et vice versa. C’était une idée très importante, nous ne parlions pas encore d’intersectionnalité, ce terme sera inventé par le féminisme, et il nous est très utile. Mais nous comprenions qu’il y avait des liens entre les luttes des travailleurs, le combat féministe, le combat contre la ségrégation. Ce dont nous manquons aujourd’hui, je crois, c’est d’obstination et de patience. Nous descendons dans la rue, massivement. Un jour. Même en politique, nous nous comportons comme dans un fast-food : les solutions devraient tomber dès qu’on se présente au comptoir. La politique réclame de la patience. La guerre au Vietnam, par exemple, il a fallu dix ans de manifestations et de lutte, sans arrêter, pour que les voix soient entendues. Il ne s’agissait pas d’une journée de mobilisation spectaculaire, et ensuite on passe à autre chose.

Nous avons parfois l’impression en Europe que les politiques ne peuvent qu’exécuter les ordres donnés en privé par les multinationales. Croyez-vous toujours en la notion d’Etat ?

Malheureusement oui, aujourd’hui les Etats se sont empêtrés dans leurs rapports aux grandes industries. Le capitalisme global signifie que les fonds monétaires et les industries traversent les frontières à volonté. Contrairement aux êtres humains qui sont, eux, strictement surveillés dans leurs déplacements. Mais l’Etat continue à être l’autorité qui permet aux industries de faire ce qu’ils font. Pour que les industries américaines puissent démanteler leurs activités sur le territoire et s’établir en Asie, en Amérique latine, il a fallu au préalable qu’on change les lois pour le leur permettre. Il a fallu déréguler. L’inverse reste possible. Les mouvements de résistance doivent se mettre en place pour que des lois se votent et régulent les agissements des multinationales.

Où en est le féminisme pour vous ?

Le féminisme n’est plus tellement à propos du genre, mais à propos de certaines façons de penser, d’entrer en lutte. Le féminisme, en tant qu’outil, est disponible pour tous, quel que soit votre genre, c’est une méthode. Peu m’importe que les gens se qualifient de féministes, ou pas, l’important est de prendre connaissance des leçons que produit le féminisme. Encore une fois, il s’agit de rendre visibles des connexions invisibles. Où les gens qui sont violents dans leurs maisons ont-ils appris que c’était OK d’avoir recours à la violence ? Il existe une connexion entre la violence militaire, la violence de la police, la violence dans les prisons et la violence domestique. Quand on parle de la violence, on oublie systématiquement que la première cible de la violence sont les femmes, dans le monde entier. On fait comme si les deux, la violence et les femmes, n’avaient strictement aucun rapport. Il est crucial de ramener cette question au centre du débat.


[1] Enseigne l’histoire des Afro-Américains à Science-Po


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Publié sur OSI Bouaké le dimanche 9 juin 2013



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