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Lettre circulaire 21 de Philippe Denis

Des nouvelles d’Afrique du Sud


Pietermaritzburg, 12 novembre 2006

À mes parents, amis et collègues d’Europe et d’ailleurs Quelquefois, il faut sortir de son pays pour comprendre ce qui s’y passe. Mon récent voyage en Australie m’a ouvert les yeux sur ce pays bien sûr, malgré la brièveté de mon séjour, mais aussi par contraste avec l’Afrique du Sud. C’est en relatant cette expérience que je commencerai cette nouvelle lettre circulaire. Je voudrais aussi faire le point sur les évolutions politiques, sociales et économiques en cours. Les nouvelles ne sont pas toutes bonnes, nous le verrons. Enfin, ne me référant au travail de mon centre de recherche et à ma pratique ordinaire, je dirai un mot de plusieurs sujets qui intéressent les Sud-Africains au quotidien comme le sida   et la religion des ancêtres.

Au pays des enfants volés

“We are at risk”. La femme qui me fait cette déclaration sur un ton impérieux à la douane de l’aéroport de Sydney n’a pas un soupçon d’humour. Je suis en situation illégale et sans mon air délibérément innocent, elle m’aurait fait payer cher ma négligence. Mon crime ? J’ai omis de déclarer la girafe en bois que je destine à Jason, le fils de mes amis australiens qui m’hébergeront durant mon séjour. Comment pourrais-je ignorer que des germes redoutables se cachent presque certainement dans l’objet du délit ? Sans le savoir, j’importe une épidémie en Australie. J’habite un des pays les plus violents du monde, où un meurtre est commis toutes les dix minutes, où le viol est une réalité quotidienne et où onze pour cent des gens sont séropositifs, mais chez nous on n’accueille pas les étrangers en leur disant qu’ils représentent un danger pour la santé publique. Telle est l’image que je conserverai de l’Australie, après un séjour d’un peu moins de deux semaines à l’occasion d’un congrès d’histoire orale : un très beau pays, intéressant, varié mais morne, morne à l’excès à force d’être régulé. J’y ai passé d’excellents moments, chez mes amis par exemple, en bordure d’une superbe forêt au nord de Sydney, en découvrant en bateau le profil du célèbre opéra, le long d’une des multiples voies fluviales qui convergent vers la ville, en visitant le port de Sydney, entièrement rénové, ou en visitant Ayers Rock, un site aborigène grandiose en plein milieu du désert. Il y a quelque chose de mythique dans ce pays, presqu’aussi grand que le Brésil, fiché à l’autre bout du monde. Mais je ne comprends pas les Sud-Africains (blancs) qui y émigrent en grand nombre. Ils émigrent dans le mauvais sens. Quel plaisir peut-on trouver dans un pays où tout est précisé à l’avance, où toute sollicitation de l’extérieur est soigneusement écartée et où l’actualité est désespérément plate ? Sûrement, l’avenir du monde a plus de chance de se jouer en Afrique du Sud qu’en Australie ! L’affaire des enfants volés biaise mon jugement, je dois l’avouer. Je savais, pour avoir vu le film The Rabbit-Proof Fence il y a quelques années, que pendant plusieurs décennies le gouvernement australien avait brutalement retiré de leurs familles les enfants aborigènes censés avoir du sang “blanc” dans les veines, soi-disant pour leur donner le bénéfice de la civilisation occidentale. Beaucoup grandirent dans des orphelinats (souvent tenus par des religieux) où les sévices, notamment sexuels, n’étaient pas rares. Un certain nombre furent adoptés. Certains enfants parvinrent à retrouver la trace de leurs parents naturels, mais ils sont l’exception. Beaucoup eurent des vies gâchées à cause d’un problème d’identité impossible à résoudre. Le scandale des enfants volés a duré plus d’un demi-siècle, ne prenant fin que dans les années 70 ; Mais ce n’est pas tout. Sans l’obstination des défenseurs des aborigènes, la vérité sur ce triste épisode de l’histoire australienne n’aurait jamais été dite. J’ai rencontré certains de ces militants au congrès de l’Association internationale d’histoire orale auquel j’étais invité à Sydney. Les témoignages oraux qu’ils ont recueillis sur les vols d’enfants, ont constitué la trame d’un rapport qui a finalement abouti au Parlement, malgré d’énormes résistances. Le premier ministre, John Howard, a toutefois refusé de présenter ses excuses au nom du gouvernement du pays, en prétendant que le problème avait été grossi et qu’il fallait replacer les choses dans leur contexte. Cette opinion est partagée par la majorité des Australiens qui l’ont porté déjà par quatre fois au pouvoir. A bien des égards, la situation des aborigènes australiens est pire que celle des Noirs sudafricains. Moins nombreux - à peine 3% de la population - ils bénéficient de nombreuses subventions publiques. Mais ils vont mal. Ils ont perdu, sans doute à jamais, leur dignité. L’alcoolisme et la drogue font des ravages dans leurs rangs. Il y a quelque chose de cassé dans leur regard, comme j’ai pu m’en rendre compte à Ayers Rock Je n’ai trouvé rien de tel dans mon pays d’adoption, malgré l’apartheid. Le drame des enfants volés a certainement contribué à cette situation.

Essor économique

Revenons à l’Afrique du Sud. Douze ans après l’avènement de la démocratie, le bilan est mitigé. Nous ne sommes qu’au milieu du second mandat de Thabo Mbeki, réélu en mai 2004 pour une période de cinq ans, mais il règne déjà dans le pays une atmosphère de fin de règne. Pour des raisons essentiellement morales et politiques, l’avenir est incertain et la plupart des observateurs sont pessimistes. Il est pourtant un domaine où les nouvelles sont bonnes, au moins jusqu’à nouvel ordre : c’est l’économie. L’Afrique du Sud est en plein boom économique. Il suffit de parcourir les soixante kilomètres qui séparent Johannesburg de Pretoria, depuis peu rebaptisée Tshwane, pour s’en rendre compte. Partout on construit : quartiers résidentiels haut de gamme, sites industriels, sièges d’entreprises, centres commerciaux : les indices de prospérité ne manquent pas. Un autre signe de progrès économique est l’augmentation rapide du nombre d’automobiles. La plaie des embouteillages urbains n’épargne désormais plus l’Afrique du Sud. Cela a commencé par Cape Town, qui est bâtie sur une péninsule. Mais le pire est l’agglomération de Johannesbourg, surtout au nord où sont situés les beaux quartiers. A certaines heures, on avance pare-choc contre pare-choc. Le ministère des transports a décrété qu’aux heures de pointe, la bande d’urgence serait ouverte aux voitures transportant plus de trois passagers. L’indiscipline générale et l’inefficacité de la police rendent cette mesure inutile, mais elle donne une indication de la gravité du problème. Un nouveau train qui reliera Johannesbourg à Pretoria, est en construction. Le réseau routier, qui a été réalisé à une époque où les Noirs n’étaient pas censés posséder une voiture, est devenu totalement inadéquat. Ainsi, Mpophomeni, le township que je fréquente depuis plus de quinze ans, connaît lui aussi un surplus d’automobiles. Signe des temps, une station service a été installée à l’entrée de la localité. Il m’arrive de compter les voitures, quand j’attends à une feu rouge à Pietermaritzburg : les voitures conduites par les Blancs sont toujours les plus nombreuses, mais la proportion est en train de changer. Le phénomène dominant dans l’Afrique du Sud du début du vingtième-unième siècle est l’apparition d’une solide, bruyante et ambitieuse classe moyenne noire. Le développement de la circulation automobile n’en est qu’un des signes. Un autre, est le succès des centres commerciaux. Il y a deux ans ouvrait à l’entrée de Pietermaritzburg, en bordure de l’autoroute, un des malls qui étaient jadis l’apanage des Etats-Unis. Les pessimistes annonçaient un désastre commercial : la ville était trop petite pour justifier un tel projet. Ils se sont trompés. On vient d’inaugurer une extension qui double presque la surface du mall originel. Le week-end les visiteurs sont si nombreux qu’on a du mal à trouver une place de parking. Blancs, Noirs, indiens, métis : tout le monde se retrouve au mall, pas seulement pour regarder les vitrines, mais pour acheter. Nuit et jour, on achète. Un phénomène semblable s’observe dans les centres urbains, que fréquentent les populations, essentiellement noires, qui ne sont pas motorisées. Les taxis collectifs y déversent chaque jour des dizaines de milliers de passagers. Eux aussi achètent - dans des grandes surfaces, reconnaissables à leur musique tonitruante, qui ont été construites à leur intention. Un autre signe du développement économique est l’explosion des prix dans l’immobilier. Si je devais vendre aujourd’hui la maison que j’ai achetée en 2002, j’en obtiendrais au moins trois fois le montant originel. Dans certains quartiers du Cap, à Durban et à Johannesbourg, les propriétés s’échangent à des prix comparables à ceux d’Europe. Qui sont les acheteurs ? Pour une bonne part, ce sont des Africains, employés de l’Etat ou dirigeants d’entreprise. L’effet cumulé de la discrimination positive (affirmative action) dans la fonction publique et de l’obligation légale de réserver certains sièges des conseils d’entreprise à des Noirs (Black Economic Empowerment) a permis à une nouvelle catégorie d’acteurs économiques d’accéder à la propriété dans les quartiers jadis réservés aux Blancs. Tout cela est-il positif ? Je le pense. Le développement de la classe moyenne est classiquement un facteur de stabilité dans un pays divisé socialement ou racialement. Mais il ne faut pas se réjouir trop vite. Un premier problème est le surendettement. Ici, tout le monde vit à crédit. Une collègue noire, qui reçoit un confortable salaire à l’université, consacre 90% de son budget à payer l’emprunt pour sa maison, sa voiture et les frais de scolarité des enfants. Il arrive que l’argent manque en fin de mois. Elle n’a pas un sou de réserve. Cette situation est extrêmement commune. Plus grave est le problème de la pauvreté. Tout porte à croire que le fossé entre riches et pauvres continue de s’approfondir. Un jour, à un carrefour j’ai relevé dans la file deux BMW, deux Mercedes et une Volvo. Mais certains de mes étudiants, qui proviennent d’une famille pauvre et empruntent pour étudier, ont faim. Quand on leur demande, parfois, pourquoi ils n’ont pas effectué une certaine démarche, ils répondent qu’il leur manquait les cinq rands du taxi ; Des millions de ménages survivent avec des moyens extrêmement limités. Dans notre travail avec les enfants touchés par le sida  , nous rencontrons sans cesse des situations d’extrême précarité. La pauvreté touche aussi la population blanche. Le spectacle d’un Blanc se proposant de surveiller votre voiture à un centre commercial est devenu habituel. L’Afrique du Sud s’enrichit sans doute mais les pauvres demeurent pauvres.

Un Etat dysfonctionnel

Le paradoxe sud-africain est la coexistence d’un Etat qui fonctionne mal et d’une économie(apparemment) en plein essor. Comme citoyen, j’ai à me coltiner avec l’administration à de multiples occasions. Prenons l’électricité. Il n’y a pas si longtemps, je considérais avec une certaine condescendance les habitants du reste de l’Afrique qui vivaient dans la hantise des coupures d’eau, d’électricité et de téléphone. Samuel, un de mes étudiants, a ainsi failli manquer la soutenance de sa thèse : en raison d’une coupure prolongée du courant, il n’avait pas reçu un message électronique l’enjoignant - quelque part au nord du Nigeria - à envoyer ses ultimes corrections. Trois jours avant la date limite, il a enfin fait signe : le courant venait d’être rétabli. En Afrique du Sud, nous partageons désormais le même sort. Depuis un an ou deux, les coupures de courant, autrefois rarissimes, sont devenues notre lot quotidien. La raison est la suivante : les infrastructures ont besoin d’être maintenues, améliorées et étendues, mais les municipalités n’ont plus à leur disposition comme avant des ingénieurs et des agents techniques capables de faire le travail. Créatures politiques, les directeurs d’administration ont un salaire inversement proportionnel à leur compétence technique. On les voit se parader en BMW ou en Mercedes à toutes les occasions. Quelquefois, ils sont poursuivis pour fraude, mais ils réapparaissent sans tarder dans une nouvelle fonction. Une grande partie de leur temps est consacrée à des voyages à l’étranger dont l’utilité sociale est peu évidente. Privées de leadership, peuplées de gens incompétents et divisées par des querelles de pouvoir, les administrations municipales sont de plus en plus inefficaces. Des dysfonctionnement semblables s’observent dans tous les domaines. Sinomlando, le centre de recherche en histoire orale que je dirige, entretient des bonnes relations avec le service des archives nationales à Pretoria. Nous venons de monter ensemble un congrès d’histoire orale à Richards Bay, dans le KwaZulu-Natal. Le problème est que le serveur du ministère de la culture, dont dépendent les archives, est perpétuellement en panne. Les communications sont par conséquent aléatoires. Je n’imagine pas une entreprise privée ou une université qui puisse tolérer une situation semblable. Pour le ministère de la culture, ce n’est apparemment pas un problème. Mais l’argent ne manque pas : le congrès en question a eu lieu dans un hôtel de luxe. Pendant quatre jours, les auteurs de communications et le personnel des archives ont été logés et nourris au frais du contribuable. Faut-il s’indigner ? Oui, quand on pense à tous les projets locaux d’histoire orale que cet argent aurait pu financer. Non, si l’on songe que peu de gouvernements au monde dépensent de l’argent pour la formation de leurs agents, à une technique qui permet de récolter des témoignages oraux sur le passé de la nation. Une des administrations les plus déficientes est Home Affairs, le service de la population. Chaque jour, les malheureux qui ont besoin d’un certificat de baptême ou d’une pièce d’identité sont condamnés à faire la queue pendant des heures, sans aucune garantie d’obtenir satisfaction. Les documents sont sans cesse perdus ou erronés. “Désolé, je ne peux pas vous répondre. L’ordinateur est en panne aujourd’hui.” A la différence de beaucoup d’autres pays africains, l’Afrique du Sud offre à ses citoyens un certain nombre d’aides sociales : une pension vieillesse, des allocations familiales et une pension d’invalidité. Le problème est que pour bénéficier de ces aides sociales, il faut des papiers d’identité. Des millions de bénéficiaires potentiels sont privés de leurs droits, faute des documents nécessaires. Quand ils habitent loin, ils dépensent le peu d’argent qui leur reste pour se rendre au service de la population de la ville la plus proche, souvent en pure perte. La nonchalance des employés responsables n’a d’égal que la détresse de leurs clients.

Un combat inégal contre la corruption

Le problème de la corruption est sans doute le plus important de la seconde décennie de démocratie en Afrique du Sud. Tout en dépend, à commencer par la lutte contre la criminalité, autre fléau sud-africain. De nombreux criminels seraient aujourd’hui sous les verrous si les dossiers les concernant ne disparaissaient pas mystérieusement des bureaux de la police et des tribunaux. Et, comme vient de le révéler une enquête dans un journal du dimanche, les attaques de convois bancaires, qui se sont multipliées ces derniers mois, ne réussiraient pas sans complicités au sein du système policier lui-même. La corruption prend plusieurs formes. La plus élémentaire - allonger un billet quand on a besoin d’un service dans une administration ou pour éviter un procès verbal - est relativement peu répandue car les fonctionnaires reçoivent des salaires corrects. Le vrai problème est la porosité de la frontière entre le monde des affaires et la vie politique. Le Mail and Guardian, un hebdomadaire de gauche, révèle chaque semaine deux ou trois cas de conflits d’intérêt impliquant un haut fonctionnaire, un ministre ou un responsable militaire. Les dysfonctionnements de la fonction publique, dont il a été question plus haut, sont dus, pour une part, à l’attribution de marchés publics à des amis ou connaissances de hauts fonctionnaires ou de politiciens, choisis sans aucune considération pour leur compétence. Une troisième forme de corruption, la plus répandue sans doute, est l’utilisation des fonds publics à des fins personnelles : véhicules de fonction utilisés par des membres de la famille, séminaires dans des hôtels de luxe sans considération du résultat, voyages multiples à l’étranger, etc. On dira que ces formes de corruption existent aussi en Europe et aux Etats-Unis. Certes, et c’est ce qui me permet de conserver une certaine foi dans l’avenir de l’Afrique du Sud. Une loi, non écrite, semble dire qu’en deçà d’un certain seuil de corruption une société peut continuer à fonctionner. Je prie pour que ce seuil ne soit pas dépassé trop rapidement en Afrique du Sud. Mais nous n’en sommes pas loin. Ajoutons qu’il existe en Afrique du Sud deux importants contrepoids qui manquent dans beaucoup d’autres pays. Le premier est la presse. Elle joue un rôle remarquable. Je songe surtout à la presse écrite. La télévision nationale est hélas muselée. Comme aux beaux jours de l’apartheid, elle est au service du parti dominant. Un rapport interne, dont le Mail and Guardian a obtenu copie, a ainsi révélé que le chef de l’information s’est constitué une “liste noire” de commentateurs politiques à ne pas utiliser à la télévision, parce qu’ils sont perçus comme critiques de la présidence. Le pouvoir entretient une relation malaisée avec la presse, accusée de nuire à l’effort de reconstruction par des critiques inutiles. Souvent, on fait appel à la carte raciale : “On voit bien que vous êtes blanc : c’est pour cette raison que vous nous attaquez.” Le gouvernement hésite cependant à censurer les journalistes ouvertement. Il existe en Afrique du Sud une atmosphère de débat que beaucoup de pays pourraient nous envier. Le second garde-fou est le système judiciaire. Dans l’ensemble, la séparation des pouvoirs est respectée. Quand ils sont saisis, ce qui arrive quand même quelquefois, grâce à la presse notamment, les juges n’hésitent pas à sanctionner les coupables. Une quinzaine de parlementaires, la plupart, mais pas tous, membres du parti au pouvoir, ont ainsi été condamnés à diverses peines pour avoir utilisé à des fins personnelles leurs crédits de voyage. La justice est lente et les intéressés font tout pour en freiner l’action, mais la sanction finit par tomber. Ainsi, Toni Yengeni, un ancien militant de la lutte contre l’apartheid devenu chef du groupe parlementaire de l’ANC, s’est vu condamner à une peine de prison ferme pour avoir accepté, d’une firme allemande, une importante remise sur l’achat d’une Mercedes haut de gamme, en échange de son appui pour un achat public d’armements. Malgré les démonstrations de soutien des cadres de l’ANC, il a finalement rejoint la prison de Pollsmoor.

L’affaire Zuma

L’affaire Zuma, qui domine l’histoire politique récente d’Afrique du Sud, est d’abord une affaire de corruption. Mais elle touche à d’autres dimensions de la vie publique comme l’éthique sexuelle ou la politique économique du gouvernement. En arrière-plan se profile une guerre de succession. Selon la constitution, Thabo Mbeki ne peut prétendre à un troisième terme et Jacob Zuma est un candidat déclaré à la présidence. Jusqu’à sa mise en cause, en 2003, dans une affaire de corruption mettant en cause son conseiller financier, Shabir Shaik, et Thomson, une société d’armement française depuis lors incorporée au groupe Thalès, Jacob Zuma n’occupait pas le devant de l’actualité politique. Un militant connu de l’ANC en exil, il occupa d’abord les fonctions de ministre de l’économie dans le gouvernement provincial du KwaZulu-Natal, avant d’être choisi comme vice-président par Thabo Mbeki en 1999. Profondément enraciné dans la culture zouloue, il mena les négociations avec Inkatha, le parti nationaliste zoulou, au début des années 1990, mettant ainsi fin à la guerre civile qui menaçait de faire sombrer la province dans l’anarchie. Autodidacte, Zuma est un homme au contact facile. Il est très populaire au sein de l’ANC, surtout dans le KwaZulu-Natal, en raison de son passé militant ; mais aussi à cause de son image d’homme du peuple. Selon la justice, Zuma aurait reçu de Shaik 1.200.000 rands (environ 120.000 euros) en échange de diverses faveurs accordées aux sociétés de ce dernier. Deuxièmement, selon la copie d’un fax envoyé par Pierre Thétard, le directeur de la filiale sud-africaine de Thomson, à sa hiérarchie, la société française aurait envisagé de verser à Zuma 500.000 rands par an pour obtenir sa complicité dans l’octroi d’un contrat d’armement. Dans un premier temps, le procureur refusa de poursuivre Zuma sous prétexte qu’il ne disposait pas des preuves nécessaires, mais quand, en 2005, un juge de première instance condamna Shaik à une lourde peine pour corruption, il changea d’avis et entama des poursuites contre le vice-président. Mbeki le démit de ses fonctions, mais l’ANC le maintint au pose de vice-président. Le procès de Zuma, inauguré en août 2006, tourna court au bout de quelques semaines, le juge renvoyant l’affaire sine die pour vice de forme. Dernier rebondissement : en octobre 2006, la cour d’appel confirma le jugement rendu par le juge de première instance. Shaik est désormais en prison et on s’attend à ce que le procureur entame une nouvelle procédure contre Zuma, cette fois en respectant les formes. Tout ceci ne serait qu’un épisode de plus dans la lutte contre la corruption si Zuma n’était devenu l’enjeu d’un débat qui divise profondément la société sud-africaine. En démissionnant Zuma de ses fonctions de vice-président, Mbeki cristallisa contre lui des rancoeurs, que son caractère hautain et solitaire et son style autocratique de gouvernement avaient accumulées depuis des années. La gauche de l’ANC ainsi que COSATU, le principal syndicat du pays, embrassèrent sans réserve la cause de Zuma, le déclarant victime d’un procès injuste et laissant entendre que d’autres dirigeants du pays, à commencer par Mbeki lui-même, n’avaient pas les mains aussi propres qu’ils le disaient. Leur calcul était qu’un président qui leur devrait son élection serait plus à même que Mbeki de soutenir une politique de gauche. Ironiquement, Zuma n’est aucunement un homme de gauche. Il a toujours soutenu sans broncher la politique centriste du président Mbeki. Mais qu’à cela ne tienne : pour la gauche de l’ANC il était un bon candidat. De son côté, Zuma joue la carte populiste, se présentant comme la victime d’une conspiration politique. C’est là que nous en sommes au moment où j’écris ces lignes. Autant dans les rangs de l’ANC que dans la rue, Zuma est immensément populaire, non seulement dans sa province, le KwaZulu-Natal, mais dans le reste du pays. Comme le disait un jeune Zoulou interviewé récemment par un journaliste, “il est possible qu’il soit coupable de corruption. Je n’en sais rien. En tout cas, il est mon candidat comme président. C’est lui le meilleur”. Mais il ne s’agit pas que d’un problème de corruption et d’ambition politique. En 2005, la nouvelle tomba qu’une jeune femme, amie de la famille Zuma et fille d’une députée ANC, avait porté plainte contre l’ancien vice-président pour viol. On pouvait croire alors que Zuma, déjà compromis dans une affaire de corruption, allait perdre toute crédibilité. C’est le contraire qui se passa. Là aussi, les partisans de Zuma crièrent au complot. Un procès eut lieu quelques mois plus tard. Le juge décida de ne pas poursuivre Zuma en estimant que le témoignage de la jeune femme ne constituait pas une preuve irréfutable du viol. Ses déclarations étaient effectivement contradictoires. Mais Zuma reconnut avoir eu une relation sexuelle avec la plaignante. Pour se justifier, il invoqua la culture zouloue qui lui “imposait” de coucher avec une femme qui proposait ses faveurs. La jeune femme étant séropositive, Zuma défraya la chronique en déclarant au juge avoir pensé qu’un douche après l’acte sexuel le protégeait contre le risque d’infection. Pendant ce temps, ses partisans brûlaient l’effigie de la plaignante, en se moquant publiquement des femmes qui osaient porter plainte pour viol. Ces deux affaires ont porté gravement atteinte à la réputation de Zuma. Sans doute a-t-il “gagné” ses deux procès, mais le soupçon de corruption est loin d’être dissipé et la manière dont il a répondu au juge dans l’affaire du viol, l’a sérieusement discrédité. Le sentiment de crise provient de ce qu’une partie importante de l’opinion continue à soutenir Zuma malgré un comportement d’une moralité douteuse. Il est accueilli en héros à chacune de ses apparitions publiques. Les dignitaires de l’ANC se pressent à ses côtés. C’est comme si personne ne voulait donner l’impression qu’il manquait de loyauté à son égard. Les plus bruyants sont les dirigeants de l’ANC Youth League. L’un d’eux, au lendemain du procès pour viol, déclara ainsi que la vie sexuelle des hommes politiques n’appartenait qu’à eux. Quiconque critiquait la conduite de Zuma commettait une atteinte aux droits de l’homme. Comment comprendre ce dérèglement collectif ? Des hommes comme Desmond Tutu, qui déclara que Zuma avait perdu toute autorité morale et devait renoncer à la présidence, sont isolés. La plupart des responsables politiques et intellectuels se taisent, comme tétanisés. Mbeki peine à rassembler ses partisans. On sent qu’il a abandonné la partie. Voici, à mon avis, la crise la plus sérieuse de la jeune démocratie sud-africaine. L’engouement pour Zuma exprime l’ambivalence de la classe politique et d’une partie importante de la population. Plutôt qu’un Mbeki qui conduit d’une main ferme le pays sur la voie de la démocratie libérale, en favorisant le progrès économique, quitte à laisser la masse des pauvres à son triste sort, ils choisissent un prophète, sans doute un peu dévoyé, qui leur promet des jours meilleurs. Sans nul doute, les multiples admirateurs de Zuma, espèrent recueillir une part du gâteau si leur héros accède à la présidence.

Des médicaments antirétroviraux plus accessibles

Dans plusieurs de mes lettres circulaires, j’ai évoqué l’épidémie du sida   en Afrique du Sud [1]. A ce propos aussi des changements sont en train de s’opérer. Les chiffres, à vrai dire, sont toujours aussi préoccupants : entre 35 et 40 % des adultes selon les provinces sont séropositifs. Les taux de séro-prévalence continuent de monter, quoique moins vite qu’avant. On observe un plafonnement, voire un déclin, de l’épidémie en Afrique centrale et orientale. Rien de tel en Afrique australe. Au quotidien, cela signifie plus de malades, plus de morts et plus d’orphelins. Un collègue américain, Tom Cannell, a réalisé une étude sur les entrepreneurs de pompes funèbres à Pietermaritzburg : leur nombre a décuplé en dix ans. Dans certains quartiers, on en trouve trois ou quatre dans la même rue. La stigmatisation du sida   demeure forte. Très rares sont les personnes vivant avec le sida   qui révèlent publiquement leur séropositivité. La nouveauté réside dans la mise en place d’un programme national de distribution d’antirétroviraux. Le président Mbeki s’étant associé, comme on sait, au camp des négateurs du sida  , le ministère de la santé refusait de mettre les antirétroviraux à la disposition du public. Finalement, Treatment Action Campaign, une organisation non gouvernementale, porta l’affaire en justice et le gouvernement se vit intimer l’ordre, en vertu de la constitution, de lancer un dispositif de distribution des antirétroviraux. C’était il y deux ans. On commence à voir aujourd’hui les effets de ce programme. D’après des chiffres du milieu de l’année, 255.000 malades du sida   reçoivent aujourd’hui les médicaments nécessaires à leur survie. La plupart font des progrès spectaculaires. Des programmes pour enfants séropositifs sont en train de se développer, comme j’ai pu m’en rendre compte en visitant le service de mon ami Dimitri, un jeune pédiatre belge, à l’hôpital de Pietermaritzburg. Même dans des zones reculées, comme à Umkhanyakude près de la frontière du Swaziland, les travailleurs sociaux, que nous formons à la méthode des boîtes de la mémoire, témoignent du changement en train de s’opérer. L’idée que le sida   entraînenécessairement la mort recule. Mais il reste du chemin à parcourir. Pour que le sida   cède le terrain, il faut qu’il perde son image de maladie honteuse, secrètement associée à la sorcellerie. C’est seulement quand il sera considéré comme une simple maladie que ses victimes potentielles prendront les mesures nécessaires pour s’en prémunir. Nous en sommes loin. Dans notre département à l’université, nous avons mené des études sur la masculinité. C’est là, et nous sommes beaucoup à le penser, que se trouve la racine du problème. Aussi longtemps que la seule façon de prouver sa masculinité sera de multiplier les conquêtes sexuelles, bien sûr sans préservatif, le virus continuera de se répandre. Mais on ne change pas une culture aussi profondément enracinée en un jour. L’affaire Zuma en témoigne. Le besoin d’affirmation des hommes (et, pour d’autres raisons, celui des femmes également) est une conséquence directe de la pauvreté et de la précarité qui touchent des pans entiers de la société sudafricaine.

Religion des ancêtres et Internet

Je terminerai cette lettre circulaire par un récit qui témoigne des contradictions mais aussi des espoirs de l’Afrique du Sud contemporaine. Sinomlando, notre centre de recherche, vient de conclure une enquête orale sur guérisseuses traditionnelles ou sangomas. Traditionnellement, les devins et les guérisseurs constituent deux groupes séparés, mais dans la pratique ces deux catégories se recouvrent car seule la profession de guérisseur est lucrative. Notre enquête portait exclusivement sur les sangomas de sexe féminin. Paendant trois ans une collègue théologienne, Isabel Phiri, et une assistante de recherche, Lindiwe Mkasi, ont interviewé une vingtaine de sangomas, surtout dans la région de Durban mais aussi à Pietermaritzburg et à Newcastle. Première surprise : ces femmes étaient pour la plupart disposées à parler, comme si elles fières de donner leur témoignage. Aucune d’entre elles n’a refusé de signer le document nous autorisant à reproduire leur récit. Certaines furent interviewées deux ou trois fois. Nous avons recueilli des centaines de pages de témoignages, généralement en zoulou. Des traductions anglaises ont ensuite été composées. Dans leurs témoignages les sangomas décrivaient les rituels d’initiation qu’elles avaient subis, leurs rapports avec leur communauté d’origine, leur difficulté à obtenir une reconnaissance publique, les différentes formes de violence qu’elles avaient subies et la manière dont elles réagissaient à l’épidémie du sida  . Nous voulions conclure ce projet dans les formes en donnant aux sangomas le texte de leur témoignage en signe d’appréciation et en engageant une discussion avec elles. Notre première idée avait été de les réunir dans un hôtel ou un centre de retraire. Elles ont alors expliqué à Lindiwe que ce n’était pas possible parce que leurs ancêtres refuseraient de les accompagner dans un endroit pareil. Elles souhaitaient qu’une chèvre soit sacrifiée rituellement à l’occasion de la clôture du projet et pareille cérémonie ne pouvait se tenir que dans un environnement africain. Où aller ? Lindiwe proposa que la séance ait lieu chez elle, dans un township proche de Durban. Ainsi fut fait. Un vendredi d’octobre, notre équipe et une quinzaine de sangomas nous sommes retrouvés chez Lindiwe. Pendant une demi-journée, les discours et les danses sacrées se sont succédé et chacune des femmes a reçu un exemplaire de son propre récit, relié en forme de brochure. Nous firent part aux sangomas de notre projet de mettre leurs récits sur Internet pour qu’ils puissent être accessibles au plus grand nombre. Elles donnèrent ensuite toutes leur consentement. Au terme de la cérémonie, je remis solennellement aux sangomas une chèvre que Lindiwe s’était procurée la veille. Selon la tradition, il est interdit de sacrifier et de consommer un animal le même jour en ce type de circonstance. Il y eut donc deux repas : un préparé par Lindiwe et d’autres membres de notre équipe de recherche, le jour de la cérémonie et un autre, le lendemain à l’aube, durant lequel les sangomas consommèrent la chèvre que nous leur avions donnée le jour précédent. On aurait pu s’attendre à ce que les adeptes d’une pratique aussi traditionnelle que la religion des ancêtres, résistent à l’idée que leurs témoignages soient diffusés sur Internet. Savaient-elles au juste de quoi il s’agissait ? La cérémonie de clôture de notre projet a montré au contraire, comment, dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, tradition et modernité sont capables de s’entendre. La religion des ancêtres a encore des beaux jours devant elle. Associée ou non au christianisme, elle ne cesse de s’adapter, dans une société en plein changement. La fin de l’année approche. Avec les enfants qui partagent ma vie, mes amis et collègues et tous ceux et celles que j’ai évoqués dans ces pages, je vous souhaite une bonne et heureuse fête de Noël. A bientôt.

Philippe Denis

PO Box 100150 Scottsville 3245 (Afrique du Sud) Tél : (27) 33 346 23 08 Fax : (27) 33 345 22 46 E-mail : denis@ukzn.ac.za Skype : khuleleni www.ukzn.ac.za/sorat/sinomlando

Aider les enfants en Afrique du Sud

Certains d’entre vous soutiennent mon action auprès des enfants abandonnés et des orphelins en Afrique du Sud. Je vous en suis extrêmement reconnaissant. La structure que nous avons mise en place à cet effet en 1999, en marge de l’association Thandanani, s’appelle le Khuleleni Children Trust. Nous avons pu acheter une maison et un véhicule. Une éducatrice a été engagée à temps plein. Nous prenons en charge les frais scolaires et parascolaires et les dépenses médicales non seulement des cinq enfants ou jeunes qui résident dans la maison de Pelham mais d’une dizaine d’autres, qui ont tous de grands besoins. Les dons reçus nous ont permis d’équilibrer notre budget jusqu’à présent. Ils seront nécessaires, si nous voulons terminer l’année 2006 sans déficit. Merci à tous ceux et celles qui ont fait un ordre de virement permanent. Il s’agit d’une forme de soutien très précieuse. Merci aussi pour tous les dons occasionnels, notamment ceux qui sont liés à un mariage, à une action de solidarité paroissiale, à une marche parrainée dans une école ou à un rallye. Les versements peuvent être adressés à un des comptes suivants :

En Belgique :

  • 001-4219847-35 (Enfants Afrique du Sud, 1330 Rixensart)
  • 0000041-41 (Secours International Caritas, 1000 Bruxelles). Merci d’ajouter la mention “P1168 Khuleleni.” Les versements à ce compte permettent de bénéficier d’une exemption fiscale.

En France :

  • 20041-01015-0030035G036-04 ou en forme abrégée : CCP Strasbourg 300 35G (Philippe Denis, 41 boulevard de la Victoire, Strasbourg). Attestations fiscales sur demande.

En RSA :

  • Standard Bank of South Africa, Pietermaritzburg branch (0575250). Account number : 052235785 (Khuleleni Children Trust).

[1] Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur l’histoire du sida en Afrique, je renvoie à un livre que nous venons de publier en langue française : Philippe Denis et Charles Becker (éds), L’épidemie du sida en Afrique subsaharienne. Regards historiens (Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant / Paris, Karthala, 2006).


Publié sur OSI Bouaké le samedi 18 novembre 2006

 

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