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Les « enfances perdues » de l’Australie et de la Réunion

Entretien avec Ivan Jablonka


17/11/2009, Lundi, au nom de la nation australienne, le Premier ministre, Kevin Rudd, a présenté ses excuses aux enfants d’origine britannique qui, entre 1930 et 1970, ont été victimes de violences et d’abus dans les orphelinats et foyers d’accueil du pays. (Cf. article de Liberation.fr).

Ces « forgotten Australians » se comptent par centaines de milliers. Parmi eux figurent « les générations volées », ces enfants aborigènes, arrachés à leur famille d’origine à des fins d’assimilation –l’Australie leur a présenté ses excuses l’an dernier. Mais il s’y trouve aussi des milliers d’enfants pauvres issus de Grande-Bretagne, qui ont été envoyés en Australie pour y trouver une vie meilleure. En fait, souvent enlevés à leurs familles, ils y trouvèrent une vie effroyable : ils étaient envoyés dans les dominions, en Australie, mais aussi en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud, au Zimbabwe ou ailleurs, afin de peupler les anciennes colonies avec des individus « de bonne souche britannique blanche », comme l’explique l’association Child Migrants Trust. Après celles de Kevin Rudd, les excuses de Gordon Brown devraient intervenir d’ici peu.

Or, cette affaire n’est pas sans faire écho à un problème similaire, qui concerne cette fois la France. Dans les années 1960-1970, des milliers d’enfants réunionnais ont été déracinés et envoyés vers la métropole par la DDASS de la Réunion, dans un programme social favorisé par Michel Debré. Le plus souvent, leur vie a été brisée dans une entreprise où se mêlent relents colonialistes et bonne conscience républicaine.

Pour évoquer ces deux dossiers en parallèle, nous avons interrogé Ivan Jablonka, historien, maître de conférences à l’université du Maine et au Collège de France, auteur de plusieurs ouvrages importants dans ce domaine, notamment : Ni père ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance publique (1874-1939), Seuil, 2006 ; Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Seuil, 2007.

- Louis-Georges Tin : Dans quelles circonstances ces enfants réunionnais ont-ils été expédiés vers la métropole ?

- Ivan Jablonka : En 1963, Michel Debré devient député de la Réunion. Pour éviter que l’île ne devienne indépendante comme l’Algérie un an plus tôt, il lance un ambitieux programme de développement : il fait distribuer du lait en poudre dans les écoles, organise un système de cantines gratuites, développe des infrastructures hospitalières, met l’accent sur la formation des jeunes, etc. Ce programme est financé par la solidarité nationale, puisque, depuis 1946, la Réunion est officiellement un département français.

Mais Debré, comme la plupart des élites politiques réunionnaises de l’époque, s’inquiète de la surpopulation, qui risque d’annuler tous ces efforts. Il met donc en place un programme de migration destiné à envoyer en métropole de jeunes adultes réunionnais –dans les usines et sur les chantiers, on préfère embaucher des travailleurs de nationalité française plutôt que des Portugais ou des Maghrébins.

En parallèle, Debré incite la DDASS de la Réunion à transférer en métropole des mineurs –orphelins, enfants abandonnés, enfants retirés à leur famille par décision de justice. Pour faire du chiffre, la DDASS envoie ses assistantes sociales en tournée dans l’île pour ramasser un maximum d’enfants. D’un côté, elle s’assure de la collaboration des juges ; de l’autre, elle berne les parents en leur faisant croire que leur enfant va devenir avocat ou médecin. Elle immatricule à tout va, après quoi, elle a les mains libres pour envoyer les pupilles là où elle le souhaite. En tout, 1.600 enfants ont été expédiés dans une soixantaine de départements, notamment dans les zones rurales et vieillissantes du Massif central et du Sud-Ouest. En transférant une population depuis une île surpeuplée vers des départements désertés, Debré espère faire d’une pierre deux coups.

  • LGT : Dans quelle mesure y a-t-il, dans cette entreprise, un mélange de préoccupation sociale, d’ambition républicaine et d’esprit néo-colonialiste ?

- IJ : En effet, on retrouve ces trois composantes. La préoccupation sociale existe : il s’agit d’arracher les pupilles à des familles violentes ou à des établissements vétustes pour leur donner une deuxième chance en métropole, dans des centres d’apprentissage ou auprès de petits patrons. Depuis la Révolution française, la pensée républicaine vise à régénérer l’enfant né ou élevé dans des conditions jugées anormales. Dès qu’une défaillance familiale est diagnostiquée, l’État disqualifie les parents et s’empare de l’enfant, considéré comme un être malléable : le but est alors de l’extraire de son milieu social et de le métamorphoser dans un environnement sain, avant de le replacer dans la société, remis à neuf, régénéré. Dans le cas des enfants réunionnais, l’administration considère qu’ils ne peuvent souffrir de leur déracinement, puisque leur destin sera préférable à celui que leur réservait leur milieu d’origine.

C’est ici que l’ambition républicaine et le projet colonial se recoupent : la migration initiée par Debré relève moins de la politique de l’enfance que de l’ingénierie humaine. Les petits migrants sont censés ne pas avoir d’histoire, de famille, de sentiments, d’avis ou de projet personnels ; leurs parents sont assimilés à des brutes irresponsables ; leur langue maternelle, le créole, est considérée avec mépris ; d’ailleurs, Debré administre l’île sans en référer à personne, comme un gouverneur de colonie. Seuls comptent le profit démographique de la métropole et le relèvement collectif de la Réunion. En fin de compte, on peut dire que ces enfants ont été sacrifié au nom d’un intérêt national : le maintien de la souveraineté française à la Réunion.

- LGT : La situation de ces enfants réunionnais est-elle comparable à celle des enfants australiens, qu’il s’agisse des Aborigènes ou des jeunes Britanniques ?

- IJ : La migration réunionnaise s’est soldée par un désastre humain. En quelques semaines, les pupilles perdent leurs repères familiaux et culturels, sont exposés au froid, à la claustration, au racisme, à des violences dans certains cas. En raison de ce choc très brutal –surtout pour des bébés, des enfants et des adolescents–, la métropole se révèle un milieu particulièrement angoissant et hostile. Dès leur arrivée, les enfants veulent rentrer chez eux ; mais le piège s’est refermé. Sur place, le suivi social est inexistant. De ce fait, les pupilles ont subi des carences affectives très graves ; un certain nombre a sombré dans la dépression, l’alcoolisme, la délinquance, la clochardisation ou la folie.

Dans le cas de la migration britannique, on observe la même déculturation et la même catastrophe socio-éducative ; mais les enfants ont également subi des violences physiques et sexuelles systématiques, notamment dans les établissements des Frères chrétiens –ce qui n’est pas le cas en France. La migration réunionnaise et la migration britannique ont toutes deux été réalisées avec des arrière-pensées impériales et sans aucun suivi socio-éducatif ; elles relèvent de la maltraitance d’État. Le cas de la « stolen generation », qui concerne les enfants aborigènes, est différent : il s’agit d’une tentative de génocide, où le déplacement forcé des enfants va de pair avec des vols de terre et des meurtres.

  • LGT : Où en est-on des revendications des enfants réunionnais, aujourd’hui adultes ? Demandent-ils réparation ou repentance ?

- IJ : En 2002, un ancien pupille réunionnais a porté plainte contre l’État pour « enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation » ; en réparation, il demandait un milliard d’euros. Des associations d’anciens pupilles sont entrées dans la bataille à leur tour. En 2005, le tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion a rejeté leur plainte. En 2007, c’est au tour de la cour administrative d’appel de Bordeaux de leur adresser une fin de non-recevoir : les juges ont estimé que la faute était prescrite, en vertu d’une loi qui efface toutes les créances sur l’État après un délai de quatre ans. Le Conseil d’État a été saisi, mais mon sentiment est que, au-delà de la justice nationale, les associations regardent désormais vers la Cour européenne des droits de l’homme.

La question des réparations financières est épineuse : après tout, s’il y a préjudice, il peut y avoir indemnisation. Mais je crois que les anciens pupilles demandent surtout une reconnaissance des souffrances qu’ils ont endurées. Les autorités de la République pourraient s’exprimer à ce sujet, comme le Premier ministre en Australie. Ensuite, on pourrait imaginer des manifestations historiques, mémorielles ou scolaires : numérisation d’archives, cérémonies à la Réunion ou dans un lieu symbolique de la métropole (par exemple le foyer de l’enfance de Guéret, dans la Creuse, qui a vu défiler des centaines d’enfants), mention de l’épisode dans les manuels scolaires, etc.

- LGT : Pensez-vous que cette actualité australienne puisse relancer le débat en France ?

- IJ : L’Australie se penche sur la question depuis les années 1990. La publication de divers rapports, au niveau local et fédéral, a conduit à un vaste examen de conscience auquel ont pris part les autorités politiques et religieuses. L’État français, lui, n’a jamais voulu admettre sa responsabilité dans l’affaire. Aujourd’hui comme hier, il s’enferme dans une attitude de déni. Le rapport que l’Inspection générale des affaires sociales a publié en 2002, d’une étonnante médiocrité, avait d’ailleurs pour objectif de dédouaner l’État, ainsi que le ministère de l’Emploi et de la Solidarité (héritier du ministère de la Santé).

L’État français est pourtant en cause. Depuis le XIXe siècle, les juristes affirment que, si l’aide sociale à l’enfance revêt un caractère départemental, l’État garde une autorité prépondérante justifiée par l’importance de l’enjeu ; dans le cas des pupilles réunionnais, c’est d’ailleurs une société d’État, le BUMIDOM, qui a financé le transport en métropole. D’autre part, s’il était député, Debré était aussi ministre et, à ce titre, il a sciemment influencé ses collègues du gouvernement. Enfin et surtout, le ministère de la Santé était parfaitement au courant de la migration en cours : en 1972, il a par exemple autorisé le préfet de la Réunion à ouvrir une antenne en métropole « pour suivre les placements d’enfants ». La migration des pupilles réunionnais a donc été exécutée par et pour l’État français.

En tant qu’historien et en tant que citoyen, j’espère que la migration réunionnaise va trouver sa place dans l’histoire de la Cinquième République. Mais, à l’évidence, ce n’est pas pour tout de suite. Le président de la République a manifesté son hostilité à l’égard de toute forme de « repentance ». Surtout, la migration réunionnaise n’est pas une bavure, mais une politique républicaine menée en connaissance de cause. Pour admettre cette vérité, il faudra une réflexion honnête et douloureuse que les dirigeants français ne sont pas prêts à mener.

propos recueillis par Louis-Georges Tin


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 18 novembre 2009

 

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