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« Le jour où ils ont fait de moi une femme »

Arme de guerre lors de conflits en RDC, le viol des hommes a été passé sous silence. Réfugiées en Ouganda, des victimes témoignent.


Rue89 / Par Maryline Dumas | Journaliste | 02/08/2011 |

(De Kampala) « Avant de dormir, nous allons jouir », a annoncé le chef des rebelles à ses prisonniers. C’était en janvier 2009. Le calvaire de Lukengo – les prénoms ont été modifiés pour garantir la sécurité des personnes – venait de commencer. Comme lui, 23,6% des Congolais de l’Est reconnaissent avoir été victimes de violences sexuelles lors des différents conflits qui ensanglantent la République démocratique du Congo (RDC) depuis 1997 et le coup d’Etat de Laurent-Désiré Kabila (aujourd’hui remplacé par son fils).

En Ouganda, pays voisin de la RDC, le Refugee Law Project, une association qui soutient les réfugiés, s’est spécialisé depuis deux ans dans l’aide aux hommes violés. Lukengo fait partie de ceux-ci.

Deux ans et demi après son enlèvement par les rebelles de Laurent Nkunba, l’homme de 28 ans raconte « le jour où ils ont fait de [lui] une femme ». Ce premier soir a été suivi de huit autres.

« “Nous allons… on va se jouir.” Jouir ? Tellement on était traumatisés. Ils nous appelaient un par un. C’était moi le premier parce que j’étais un peu élancé comme je suis là. “Toi passe devant, déshabille-toi.” Déshabille-moi ? Ils veulent me frapper à poil ou quoi ? Mais c’était passé.

Ils m’ont dit de prendre la position où le musulman prie. Je ne voulais vraiment pas, parce que j’avais déjà une idée dans ma tête. Trois soldats sont venus me toucher ici (aux bras), un autre ici (à la taille). Ils m’ont forcé. J’étais déjà à poil. Je me suis plié. Bon… Ils allaient faire… comme si nous étions des femmes, ils allaient coucher avec nous. J’avais compris. Et on était dans l’impossibilité de refuser.

Le commandant qui avait commencé… a commencé. C’était terrible. C’était terrible pour la première fois. La douleur que j’ai ressentie ce jour-là, je ne sais pas si… C’était atroce. Alors pour lui… les gardes, ils étaient là en train d’applaudir, de rire, chanter.

Quand il a fini, éjaculé tout ça… Un autre est venu, un autre est venu. Et puis, bon… pour moi c’était… J’étais KO. La première, je me tenais comme ça (avec les mains au sol). Après le deuxième, le troisième, je n’avais plus de force. Mes mains tremblaient et mes pieds tremblaient. Je suis tombé vraiment évanoui et ils en ont pris un autre. » (Ecouter le son)

Lukengo a finalement réussi à s’enfuir et à retrouver son frère et sa sœur perdus de vue lors de son enlèvement.

Son frère et sa sœur : « Tu vas nous donner des maladies »

Tous trois ont ensuite décidé de se réfugier en Ouganda. C’est à Kampala, la capitale, qu’ils s’installent en février 2009. « Vous m’auriez vu à cette époque, j’étais pâle et fin parce que je saignais de l’anus tout le temps », explique le Congolais désormais bien bâti.

« J’ai saigné. Je ne pouvais même pas marcher comme j’ai marché ici. J’ai saigné comme si l’anus était justement ouvert. Même quand j’ai fui dans la forêt, j’avais du sang. Je saignais, je saignais. Arrivé à Kampala, ça a commencé. C’était une semaine qui se passait bien, deux semaines du sang.

Même si j’allais pas aux toilettes. Je me suis dit : “Mais moi, ma vie, ce n’était pas pareil.” Par rapport à cela, mon frère et ma sœur me haïssaient. Ils disaient (parce que là où j’étais, ça sentait mauvais, le sang) : “On ne peut pas vivre comme ça, tu vas nous donner des maladies, chacun va chercher sa vie.” » (Ecouter le son)

Pour cette raison, son frère et sa sœur décident de le quitter. « Des hommes qui se sentent émasculés »

Chris Dolan, le directeur du Refugee Law Projet qui s’est occupé de Lukengo, reconnaît que les hommes violés sont souvent abandonnés par leurs proches.

« Si un homme violé raconte ce qui lui est arrivé, peu de gens vont le croire. Il y a des réactions étonnées : “Comment c’est possible ? ” Ou même : “Si c’est arrivé, c’est qu’il y a quelque chose qui va pas chez toi.” Certaines femmes quittent leur mari, des familles les renient. »

Rejet des proches, rejets d’eux-mêmes. Certaines victimes se demandent s’ils sont encore des hommes, s’ils sont encore aptes à assurer leur rôle de chef de famille. Lukengo avoue d’ailleurs qu’il n’éprouve plus aucun désir pour les femmes et se demande s’il pourra avoir à nouveau des relations sexuelles un jour.

Chris Dolan évoque « des hommes qui se sentent émasculés ». L’isolement social devient une conséquence directe du viol. Si Lukengo raconte son histoire, c’est uniquement « aux gens des offices qui peuvent [l]’aider ». Pas question pour lui d’en parler à d’autres, surtout pas à des Africains. Sur le continent, l’homme est considéré comme la personne qui protège, il ne peut pas être une victime.

Un docteur : « Je reconnais les victimes de viol à l’odeur du sang »

Paul, violé en janvier dans une forêt alors qu’il fuyait après avoir été expulsé de sa terre par des ennemis, explique lui-même qu’il a du mal à aller vers les autres. Son frère, qui a subi le même traitement, raconte que Paul s’évanouit parfois dans la rue quand il pense à ce qu’il a vécu. « Je souffre de la tête, vraiment. J’ai aussi mal quand je vais aux toilettes », avoue le jeune homme de 17 ans. Trop faible pour marcher, Paul peine aussi à rester assis. La douleur l’oblige à ne s’appuyer que sur une de ses fesses, de préférence sur un coussin.

Quant à Lukengo, sa santé s’est améliorée depuis son arrivée. Après une visite infructueuse à l’hôpital public – « Ils m’ont simplement prescrit du paracétamol » –, Lukengo s’est rendu au Refugee Law Projet. Là-bas, il a été pris en charge par le docteur Salomé Atim, qui l’a envoyé dans une clinique privée, avant même d’écouter son histoire.

Le docteur explique :

« Je reconnais les victimes de viol à l’odeur du sang et à la façon dont ils s’assoient, sur une fesse. Quand ils parlent aussi. Ils ne disent pas tout de suite “j’ai été violé” mais plutôt : “On m’a séquestré, on m’a maltraité, j’ai mal dans le bas du dos”. »

En meilleure santé, mais pas guéri, Lukengo reconnaît avoir de nouveau des douleurs depuis quelques semaines. Le médecin lui avait conseillé de se faire opérer. Mais le jeune homme, du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, se contente pour le moment de médicaments :

« Se faire opérer sous-entend arrêter de travailler quelque temps. Je n’ai pas de famille pour s’occuper de moi. Personne pour aller me chercher à manger, pour payer mon loyer si je ne peux pas bouger. »

Si le Refugee Law Projet prend en charge les coûts des traitements et des opérations – cela concerne une quinzaine d’hommes chaque mois –, ce n’est pas le cas des « à-côtés » : incapacité de travail, loyer et régime alimentaire (fruits, légumes qui sont coûteux en Ouganda). Cela n’encourage pas les réfugiés qui vivent de petits boulots précaires.

Seules les victimes femmes sont aidées par l’ONU  

Chris Dolan rejette la responsabilité sur les organisations internationales, brandissant le cahier des charges des subventions de l’ONU  . Dans la catégorie « sexe », il n’est question que d’aide pour les femmes.

« Il y a certes plus de femmes violées. Mais 100% des hommes violés ont besoin d’une assistance médicale. Ce n’est pas le cas des femmes. »

Le viol des hommes est-il réellement pris en compte ? A la Mission de l’organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco), on ne semble pas être au courant de ce genre de cas.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 3 août 2011

 

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