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Méditerranée : «  Le cimetière des anonymes  »

Médecin légiste de l’université de Milan, Cristina Cattaneo a entrepris, depuis 2013, d’identifier les réfugiés ayant péri en Méditerranée. Un travail long et difficile pour rendre un nom à ces morts, comme les droits humains l’exigent, et permettre le deuil de leurs proches.


Politis, 11 septembre 2019 - Olivier Doubre - Cristina Cattaneo était peu destinée à intervenir dans le débat public. La médecine légale – l’activité d’un médecin légiste, autopsiant les cadavres de personnes décédées sur la voie publique ou dans une catastrophe aérienne – est généralement effectuée sinon dans l’ombre, du moins à l’abri des regards, dans une vraie discrétion. Ne serait-ce que pour le respect dû aux morts…

Mais c’est le cours naturel de cette activité qui va conduire Cristina Cattaneo à se pencher sur des cadavres «  dont personne ne veut se charger  », des «  naufragés sans visage dont on ne sait d’où ils viennent et dont on peine à trouver ceux qui pourraient les réclamer  ». Comme pour «  nos  » morts, des rues de Milan aux accidents aériens ou ferroviaires, identifier les migrants naufragés en Méditerranée, cette mer qui est aujourd’hui un véritable «  cimetière d’anonymes  », fait partie de sa mission, qu’elle mène patiemment, avec détermination et humilité. Son livre et son expérience montrent, en dépit des difficultés, que ces naufragés ont, comme tout le monde, des parents et des proches – dont une bonne part sont déjà en Europe – qui les recherchent et attendent de connaître leur sort pour commencer leur deuil. Ils ont le droit d’être identifiés et d’avoir une sépulture digne  : c’est l’un des droits humains. Leur rendre justice – et d’abord leur nom – constitue un devoir pour chacun d’entre nous. Et fonde notre humanité.

Comment vous est venue cette volonté d’identifier les réfugiés morts en Méditerranée  ?

Cristina Cattaneo  : C’était simplement la continuation naturelle de mon travail de médecine légale, dans mon laboratoire à l’université de Milan. Nous nous sommes en effet mobilisés à partir du milieu des années 1990 pour identifier les morts inconnus retrouvés sur le territoire italien – par exemple les personnes sans abri découvertes sur la voie publique. Cela semble surprenant, mais l’opinion publique sait très peu de choses sur ce sujet – en particulier sur la valeur et l’importance de l’identification des morts pour les vivants, à commencer par leurs proches et parents.

Au début, nous avions l’impression de prêcher dans le désert  : nous avons dû faire du bruit pour secouer l’opinion et les autorités, jusqu’à obtenir qu’une question soit posée au gouvernement à la Chambre des députés, en 2007. Grâce à cela, une loi a ensuite été votée, qui a suscité la création d’une banque de données et, surtout, d’une institution dédiée  : le Commissaire extraordinaire pour les personnes disparues auprès du gouvernement (UCPS), avec lequel nous travaillons depuis en étroite collaboration, en lui apportant notre expertise scientifique. Je précise que l’UCPS s’occupe de toutes les personnes disparues sur le territoire italien, et qu’il n’était absolument pas destiné, au départ, à prendre en charge l’identification des réfugiés décédés.

Puis est survenue la catastrophe du 3 octobre 2013 à Lampedusa…

En effet. Une petite embarcation surchargée a chaviré en pleine nuit avec près de 600 personnes à son bord  : 366 corps ont été repêchés en mer et amenés sur l’île de Lampedusa. Lors d’une réunion avec les collaborateurs de l’UCPS qui portait sur la banque de données des disparus en Italie, nous nous sommes soudain interrogés sur ce que nous allions faire avec tous ces morts, en sachant déjà que plus de 60 % des corps retrouvés en Méditerranée sont enterrés comme «  inconnus  ». Mais ce qui a vraiment déclenché cette entreprise, c’est lorsque nous avons constaté, en 2014, qu’au bout d’un an personne n’avait rien fait pour tenter d’identifier ces morts. Et que nous devions simplement faire ce que l’on fait toujours après une catastrophe, par exemple un crash aérien  !

Nous avons donc décidé qu’il fallait essayer, en sachant que nous avions une bonne base de départ, puisque les données des cadavres avaient toutes été recueillies de la même façon. Nous avons commencé à lancer des appels aux personnes susceptibles de pouvoir identifier les corps ou d’apporter des éléments en ce sens. Il s’agit de la procédure normale  : c’est ce qu’on fait pour tout mort inconnu retrouvé sur le territoire national. Mais nous étions frappés par la double injustice vis-à-vis de ces morts, d’abord noyés en mer et dont, ensuite, personne ne se préoccupait. Alors qu’en cas de catastrophe aérienne, par exemple, les autorités du pays où elle est advenue, mais aussi de ceux dont des ressortissants ont péri, en particulier s’il s’agit d’États européens ou nord-américains, s’empressent de dépêcher des experts, du matériel servant à récupérer les cadavres, aux autopsies, à l’identification des corps. Et, pour bien les connaître, les membres de la communauté médico-légale jouent bien souvent des coudes pour être présents. Or, dans ce cas-là, rien  !

Comment expliquer cette absence  ?

C’est une très bonne question  ! Je suis assez convaincue qu’il y a un facteur de discrimination  : il y a, à tout le moins, des morts de «  catégorie A  » et des morts de «  catégorie B  ». Il y a évidemment des difficultés, notamment une difficulté de perception. On estime aujourd’hui à plus de 30 000 les morts dans la Méditerranée, depuis plus de deux décennies, ce qui signifie que la catastrophe est en quelque sorte diluée dans le temps et dans l’espace (puisqu’il y a des cadavres partout dans la mer au sud de l’Europe), et ces chiffres si élevés rendent paradoxalement difficile la perception de son ampleur. Bien entendu, lorsqu’il y a plus de 300 corps qui arrivent à Lampedusa ou, pire, lorsque le bateau qu’on a appelé le Barcone [la «  grande barque  », en italien] a chaviré en 2015 avec près de 1 000 personnes à bord, cela marque évidemment les esprits, tout en n’étant finalement que la partie visible de l’iceberg.

Ensuite, je crois que beaucoup de gens se désintéressent des disparus par «  commodité  » et se justifient en expliquant que «  c’est techniquement difficile  », que «  cela va coûter de l’argent  », et que «  personne ne va les rechercher, demander qui ils sont, s’intéresser à eux  »… Or, l’une des premières choses que nous avons démontrées, c’est que c’est faux  ! Certes, c’est difficile  : sur les 366 personnes repêchées lors du naufrage du 3 octobre 2013 à Lampedusa, la moitié ont été identifiées presque tout de suite, mais sur les 180 autres, nous n’en avons pour le moment identifié que 37. Cette identification a été possible grâce à leurs proches, qui ont répondu à nos appels et sont venus reconnaître les corps. Mais, quoique modeste, ce chiffre nous a permis de dire  : «  Maintenant, vous savez que des proches les cherchent  !  »

Parfois, le résultat est encore plus désespérant…

Pour les 1 000 du Barcone, en 2015, nous avons identifié seulement deux personnes  ! C’est donc très lent et compliqué, d’autant que nous n’avons pas de financements. Mais nous avons déjà les dossiers de plus de 300 familles de Mauritanie, du Sénégal et d’ailleurs qui cherchent leurs morts car elles pensent – ou plutôt craignent – qu’ils étaient sur le Barcone. Nous avons aussi près de 80 profils génétiques des familles, que nous sommes en train de comparer avec ceux des morts. Mais, pour établir ces profils génétiques et les comparer, il faut beaucoup d’argent, car c’est une technique assez onéreuse. Si nous avions des financements, nous pourrions effectuer ces tests beaucoup plus rapidement. C’est pour cela que nous n’avons identifié que deux morts jusqu’à présent, mais nous ne renonçons pas.

Nous ne travaillons qu’avec les fonds de notre laboratoire, ceux d’autres universités et les quelques aides que nous donnent certaines fondations, mais c’est très loin de suffire. Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas continuer ainsi, puisque, même si nous parvenons à identifier la plupart des morts du Barcone, d’ici quelques années peut-être, il y aura ensuite des centaines – des milliers plutôt – d’autres personnes à identifier.

Nos premiers résultats servent à dire aux institutions que c’est possible et, surtout, que cela doit être fait. Je rappelle que ne pas le faire est une violation des droits humains, des droits des familles et du droit international. Mais personne ne dit rien. Je pense donc que c’est le moment de se tourner vers les institutions européennes (car ce n’est pas un problème qui concerne uniquement l’Italie, même si 50 % des cadavres ont été pris en charge par l’Italie), puisqu’il y a des cadavres immergés sur toute la côte méridionale de l’Union européenne. En outre, beaucoup de parents de ces morts sont déjà en Europe, souvent dans des pays du nord, et ils vont même certainement, à terme, devenir citoyens européens eux aussi. C’est donc un problème qui concerne l’ensemble de l’Union, qui doit l’affronter au lieu de faire mine de l’ignorer.

Vous estimez à au moins 30 000 les morts en Méditerranée. Le travail pour les identifier est donc gigantesque…

C’est l’estimation donnée par l’Office des migrations internationales (OMI). C’est au moins ce nombre-là… C’est donc une des tragédies les plus importantes de ces dernières décennies. La Méditerranée est aujourd’hui le cimetière des anonymes et des oubliés. Et près de 60 % des corps ne sont pas identifiés. Si on fait une hypothèse moyenne (et même basse, surtout pour ces pays d’origine) d’au moins deux parents par victime, vous pouvez en déduire la quantité d’orphelins ou de veuves, par exemple, qui ont besoin, à tout le moins, de certificats de décès. Mais, surtout, il faut penser aux blessures psychiques dues au fait de ne pas savoir si un proche ou un parent disparu est mort, et de ne pouvoir commencer à faire son deuil. Ce mécanisme est prouvé scientifiquement. Et le droit à connaître le sort d’un parent, à l’identifier et à lui donner une sépulture digne, avec son nom inscrit dessus, est un droit reconnu.

Vous rappelez qu’en cas de catastrophes aériennes ou ferroviaires, d’attentats terroristes de masse ou d’autres tragédies de ce type, les morts sont identifiés, listés, reconnus et nommés. C’est pourquoi vous écrivez qu’il y a «  nos  » morts et les «  leurs  »…

En effet. En tant que médecin légiste travaillant pour le gouvernement italien, j’ai identifié quelques-unes des 118 victimes de l’accident aérien à l’aéroport de Milan-Linate survenu en octobre 2001. Je me souviens très bien de l’énorme pression que nous mettaient les familles des victimes pour savoir avec certitude si tel corps était bien «  leur  » mort et non un autre, ce qui est tout à fait compréhensible. Et ceci quelques jours seulement après la catastrophe. Aussi, dans le cas des migrants, vous imaginez l’attente, durant des années, pour ces familles au loin, sans moyens pour venir ou faire pression afin de simplement savoir  ?

Vous rappelez ainsi que nommer, donner un nom aux morts, est une «  exigence atavique  », extrêmement ancienne. Incontournable, donc.

Absolument. Le fait de prendre soin, de nommer les défunts, de les identifier, est quelque chose d’ancestral. Comme j’étais à Paris ces jours-ci, je suis allée au musée de l’Homme. J’y ai vu des tombes antiques dans lesquelles on a retrouvé des objets précieux et des traces de pollens de fleurs, qui montrent que, depuis très très longtemps, on prend soin des morts. Et qu’il a toujours été extrêmement important de matérialiser le «  détachement  » avec les personnes défuntes. C’est même le cas chez les primates. Mais, pour parvenir à cette prise de distance, il faut être certain que la personne n’est plus là, que c’est bel et bien elle qui est décédée. Or, s’il persiste un doute sur ce point, si on pense qu’elle peut revenir, c’est une catastrophe psychologique et la cause de grandes douleurs, de vraies lésions pour la santé mentale des vivants, des proches du défunt. C’est documenté depuis très longtemps, dans toute la littérature, comme dans l’Iliade d’Homère, où, à la fin, Priam, roi de Troie, supplie Achille, vainqueur du duel, dans un discours bouleversant, de lui rendre le corps d’Hector.

C’est pourquoi je dis que l’identité, l’enterrement et tout ce qui se rapporte au corps sont des concepts et des actes ataviques. Toute l’histoire du genre humain nous enseigne ce devoir de donner un nom et une sépulture au défunt. Il nous faut lutter, aujourd’hui, pour accomplir ce devoir d’humanité.

L’un des passages les plus émouvants de votre livre est lorsque vous recevez les proches des disparus du naufrage du 3 octobre 2013 qui ont répondu à l’appel que vous avez lancé. Notamment lorsque la tante de l’un des morts, qui vient de Suisse et parle très bien anglais, arrive et ne comprend pas pourquoi, malgré ses démarches, il n’y a pas eu de recherches pour identifier les naufragés…

C’était une journée terrible. C’est la partie la plus difficile de mon travail  : quand nous réalisons les entretiens avec les proches des personnes décédées. Cette femme, en effet, ne comprenait pas pourquoi il n’y avait pas eu de recherches sur ces morts. C’est bien là la deuxième injustice qui est faite aux disparus et à leur famille. Elle a reconnu devant moi la photo de son neveu, après un an et demi d’absence… Certains des proches étaient d’ailleurs en colère – ce que je peux comprendre  ! –, d’autres résignés.

Dans le couloir où les gens attendaient leur tour pour tenter d’identifier, grâce aux photos et aux informations que nous avions recueillies, des membres de leur famille, il y avait un homme âgé qui était là pour son fils. Il serrait fort sa convocation entre ses mains. Dans ce couloir, une télévision branchée sur une chaîne d’information continue diffusait les images de familles, dans un aéroport, cherchant à avoir des nouvelles après une catastrophe aérienne qui venait d’avoir lieu en Europe. Dans ce cas, il se passait ce qui doit être fait  : tout le monde se pressait pour récupérer les corps et les identifier, sans doute dès le lendemain de la catastrophe. Cet homme, lui, regardait ces images en silence, un an et demi après la probable disparition de son fils… Et moi, je me demandais ce qu’il pouvait penser à ce moment-là. Non sans une certaine honte…

Cristina Cattaneo Médecin légiste de l’université de Milan

Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes de la Méditerranée Cristina Cattaneo, Albin Michel, 224 pages, 19 euros.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 2 octobre 2019

 

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