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Esclavage moderne : du Burundi à Ville-d’Avray, dix ans d’enfer pour Méthode Sindayigaya

De 2008 à 2018, cet homme aujourd’hui âgé de 39 ans a été séquestré dans un pavillon des Hauts-de-Seine où des dignitaires de Bujumbura lui avaient proposé un « emploi ». « Libération » l’a rencontré.


Libération -Willy Le Devin — 8 septembre 2019 - Au Burundi, Méthode Sindayigaya cultivait des haricots. Sur ses arpents généreux, il plantait aussi des bananes, des pommes de terre et du manioc. Sa femme, Léoncie, l’accompagnait aux champs. Le soir, ils s’occupaient des enfants et bavardaient avec les voisins. Un quotidien simple et doux, au creux des collines de Muyinga, à quelques jets de pierre de la frontière tanzanienne.

Et puis un jour, le téléphone sonne. Un ami des voisins recherche du personnel pour un important dignitaire basé à Bujumbura, la capitale de ce petit Etat autoritaire engoncé dans l’Afrique des Grands Lacs. L’annonce est, il est vrai, alléchante. Elle émane de Candide et Gabriel Mpozagara, respectivement petite fille du dernier roi du Burundi déposé par les Belges en 1966, et ancien ministre de la Justice puis de l’Economie. L’un de leurs fils, C., est autiste et a besoin d’une personne de confiance pour l’assister dans les tâches du quotidien. Après une courte réflexion, et devant la promesse d’une rémunération, Méthode, 28 ans à l’époque, accepte.

Mais la tâche s’avère rapidement ardue. Le couple patronal se révèle très directif et C., qui connaît parfois des crises spectaculaires, nécessite une attention soutenue. C’était sans compter sur une dernière surprise, et de taille : Méthode doit poursuivre sa mission pour trois mois à Ville-d’Avray (Hauts-de-Seine), où les Mpozagara, en raison des titres de Monsieur, diplomate à l’Unesco, disposent d’une résidence. Nous sommes en avril 2008. Dix ans plus tard, le 12 juillet 2018, c’est un Méthode hébété et amaigri que les policiers découvrent dans la cave des Mpozagara. Une décennie de captivité, de sueur et de larmes. Loin des collines de Muyinga et du rire de ses enfants. Même s’ils s’en défendent catégoriquement, les dignitaires auraient fait de Méthode leur esclave à plein temps, cumulant les tâches de cuisinier, garde-malade et majordome.

Ce lundi, ils comparaissent devant le tribunal correctionnel de Nanterre, notamment pour le délit de « soumission à du travail ou à des services forcés », mais aussi pour « des conditions de travail ou d’hébergement contraires à la dignité » de Méthode. Contacté, Emmanuel Marsigny, l’avocat du couple Mpozagara, n’a pas donné suite.

Pudiquement, le jeune paysan raconte son histoire. Parfois, son élocution s’interrompt, comme si, en plus de « lui avoir volé sa vie », les Mpozagara avaient aussi dérobé ses pensées. Chaque matin, l’employé était ainsi réveillé par Gabriel Mpozagara dès 6 heures. Il devait préparer le petit-déjeuner, épousseter le mobilier, mais, surtout, s’assurer du bien-être de C. Pour cela, il procédait à sa toilette, un souvenir douloureux : « Je devais le raser, mais c’était très dur car il bougeait beaucoup la tête et je ne devais pas le blesser. Parfois, je n’arrivais pas à le calmer car il était grand et fort, il me mettait des coups », murmure-t-il. Au labeur incessant, les patrons ajoutaient, selon Méthode, les humiliations. Pour leur dire bonjour, le valet était contraint de s’agenouiller. Il n’avait pas le droit de parler aux invités, pas même au pasteur qui visitait souvent Monsieur. Quant à C., il l’aimait et le détestait à la fois.

Un poids qui flirte avec les 40 kilos

La nuit, relégué au sous-sol, perclus de froid, les poumons encrassés par la chaudière à mazout, Méthode pleure. Ses patrons le terrorisent, surtout lorsque Madame s’irrite, et menace de le jeter dans un avion, « pour l’envoyer là où les gens parlent anglais ». Comment ferait-il alors pour s’en sortir, seul, sans papier (son passeport lui aurait été confisqué dès son arrivée sur le sol français), causant le dialecte kirundi ? D’autres fois, Candide Mpozagara aurait menacé Méthode de le dénoncer à la police française. Lui qui n’avait jamais voyagé pensait alors que « les Blancs étaient méchants » et qu’ils pourraient « le tuer ». Pourtant, qui voit Méthode se convainc aisément qu’il est incapable d’inventions. Ses yeux ronds se figent lorsque l’évocation d’un souvenir le replonge à Ville-d’Avray. Fervent catholique, il était privé de messe. Les Mpozagara qui sont, eux, protestants, l’auraient aussi affublé du surnom de Satan.

De temps à autre, Méthode a le droit d’appeler Léoncie, sa femme. Mais épié par un membre de la famille Mpozagara, il ne peut parler librement. Lorsqu’il a quitté le Burundi, ses enfants, Sandrine et Patrick, avaient 1 et 3 ans. « Au téléphone, ils me demandaient toujours : "Papa, pourquoi tu ne rentres pas ? Tu ne nous aimes plus ?" Cela me rendait très malheureux de leur faire mal », souffle Méthode. Pour Léoncie, la seule explication à cette interminable absence est que son homme a refait sa vie en France.

Intoxiqué par les émanations de mazout, Méthode voit sa santé se dégrader. En outre, il ne mange pas à sa faim. Homme à tout faire, il a l’obligation de cuisiner. Mais s’il a le malheur de toucher à ses plats, la colère des septuagénaires s’abat immanquablement sur lui. La liste de ses interdictions est claire : pas de viande, de fruits, de thé. Pour l’en empêcher, Madame stocke la nourriture dans un frigo installé à côté de son lit. Pour tout repas, Méthode avale de faibles portions de riz. A cette époque, il flirte avec les 40 kilos. Aujourd’hui, treize mois après sa libération miraculeuse, il en fait 70.

255 euros de salaire… Par an

C’est à la fin du mois de décembre 2017 qu’un premier bienfaiteur s’immisce dans le cauchemar de Méthode. Il s’appelle Olivier de Gisors et vit à quelques encablures de la demeure des Mpozagara. Son ancienne femme de ménage, d’origine burkinabée, l’avertit qu’une ombre rachitique sort les poubelles des dignitaires tard le soir. Elle note aussi que la silhouette est très furtive, comme apeurée. L’histoire fait immédiatement sens pour Olivier de Gisors.

Des années auparavant, de 1994 à 1998, un huis clos quasi similaire à celui de Méthode s’était déjà déroulé chez les Mpozagara. Une dénommée Chantal, ainsi que sa sœur, avaient été elles aussi employées au titre de servantes. Une longue procédure judiciaire avait suivi. D’abord condamné en 2007 à un an de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende, Gabriel Mpozagara fut relaxé en appel. Quant à Candide Mpozagara, elle écopa d’une simple condamnation pour « violences aggravées » en 2009. Trois ans plus tard, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) se mêla de cette affaire rarissime en Europe. Considérant que la France violait l’article 4 de la Déclaration universelle - qui stipule que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude » -, la juridiction européenne ordonna le versement de 30 000 euros à Chantal. En outre, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sommait la France de revoir sa législation en matière d’esclavage moderne.

Cet historique, Olivier de Gisors l’a en tête lorsqu’il effectue un premier signalement au commissariat de Sèvres. Ahuris, les fonctionnaires ne prennent pas la mesure du récit vertigineux qu’ils viennent pourtant de recueillir. Mais Olivier de Gisors est décidé à libérer Méthode vaille que vaille. Il se met à planquer devant la maison des Mpozagara le jour. Et parfois la nuit. Pour réussir à accrocher Méthode, il ne possède que deux fenêtres de tir : celle du dimanche matin 10 heures, lorsque le valet ouvre le portail à ses patrons pressés de gagner le temple pour l’office. Ou celle du soir, aux alentours de 22 heures, quand le Burundais sort les poubelles… Olivier de Gisors fait mouche le 11 mars 2018. Profitant du « jour du seigneur », il fond sur Méthode et le met à l’abri dans une voiture. Pour la première fois en dix ans, le majordome, ou son fantôme, est au seuil de l’évasion.

Méfiant et toujours en proie à la terreur, Méthode préfère regagner l’intérieur de son sanctuaire. Il faudra attendre quatre mois supplémentaires pour que le grand jour advienne. Cette fois, ce sont les ouvriers d’une entreprise intervenant chez les Mpozagara qui signalent à leur supérieure la présence d’une mystérieuse brindille qui s’agite à tout rompre. La directrice de la société contacte à son tour les policiers, qui finissent par briser le portail et libérer définitivement Méthode. Debout sur le trottoir opposé, Olivier de Gisors est là pour l’accueillir : « Une immense explosion de joie », confie-t-il.

Libéré, Méthode n’est pourtant pas encore au bout du voyage. Outre la procédure pénale, un recours prud’homal est engagé pour qu’il obtienne le fruit de ses 3 600 jours de besogne ininterrompus. En tout et pour tout, les Mpozagara produisent des justificatifs selon lesquels 5,7 millions de francs burundais auraient été envoyés au pays sur dix ans à Léoncie. Une somme qui fixerait le salaire annuel à… 255 euros. Aujourd’hui, les Mpozagara assurent que le statut de leur employé était celui d’un garçon au pair. Une parade inconcevable pour Camille Lucotte, Alexandre Reynaud et Martin Pradel, les conseils du Burundais. Réfugié à l’automne dernier chez Chantal, l’ex-servante, Méthode a obtenu l’asile en France. Léoncie, Sandrine et Patrick aussi, qui l’ont rejoint dans le Loir-et-Cher. Le jour de leur arrivée à l’aéroport, Méthode avait passé son plus beau costume, les yeux enfin rieurs, quoique embués de larmes. Une décennie d’ellipse avait peu à peu effacé les traits de « leurs visages de sa mémoire », se désespère Méthode. Son plaisir retrouvé du matin ? Plonger les mains dans la terre humide du jardin, où il sème des légumes.


(c) Photo Martin Colombet. Hans Lucas


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Publié sur OSI Bouaké le lundi 9 septembre 2019

 

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