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Sandrine Dekens : « Certains enfants ont pu perdre leur sécurité affective »

Entretien extrait du dossier de La Croix, "Les enfants oubliés de l’Arche de Zoé"


La Croix, 22 octobre 2010, Propos recueillis par Christine Legrand

Pour les enfants enlevés, ce n’est pas le retour dans leur famille qui pose problème mais le fort sentiment d’abandon qu’ils ont dû éprouver

Sandrine Dekens, ethnopsychologue [1]

Quelles répercussions ont pu avoir l’affaire de l’arche de Zoé sur les enfants ?

Il est difficile de faire de la psychologie clinique sans avoir vu ces enfants et avec le peu d’informations dont on dispose. Mais il est probable qu’ils aient éprouvé un fort sentiment d’abandon. Ils vivaient dans leur famille et se sont retrouvés confiés à des étrangers très étranges, car blancs (il est possible que certains n’en aient jamais côtoyé).

Arrachés de leur milieu affectif habituel, dans un milieu inconnu, avec des inconnus. Il est probable qu’ils n’aient par ailleurs rien compris de ce qui leur arrivait. Car les familles africaines n’expliquent pas toujours aux enfants ce qu’ils vivent avec des mots. Et ils se sont retrouvés avec des adultes dont ils ne comprenaient pas la langue, qui ne leur ont sans doute pas expliqué grand-chose, voire leur ont menti.

Quels ont pu être les effets de cet « abandon » ?

Plus l’enfant est petit, plus il risque d’être dans le non-sens total, et plus la séparation peut avoir des répercussions sur son développement. Le bébé est juste centré sur la perte : il va essayer de retrouver une figure d’attachement stable et déprimer s’il n’en trouve pas une rapidement.

Plus l’enfant est grand, plus il va essayer de se raconter une histoire sur ce qui lui arrive pour lui donner du sens. Si la séparation n’a pas été trop longue, on peut imaginer que certains ont dû attendre qu’une mère, une tante, une voisine vienne les chercher.

Les personnes qui s’occupaient de ces enfants n’étaient pas nécessairement leur « mère »…

Au Soudan et au Tchad, ce qu’on appelle chez nous « la mère » n’existe pas : il n’y a pas de figure unique qui aurait à la fois accouché de cet enfant et serait sa figure de référence. Les fonctions maternelles peuvent être réparties sur plusieurs personnes. Les enfants peuvent avoir une mère du ventre, une mère de lait, une mère d’éducation, une petite mère de la journée.

C’est donc un argument ethnocentré de légitimer la rupture du lien en disant « ce n’était pas vraiment sa mère ». Et il est erroné de penser que si l’enfant n’avait plus sa mère biologique ou ne vivait pas avec elle, la rupture serait moins grave. Ce n’est en tout cas pas cela qui doit motiver le recours à une adoption internationale, même légale.

Il existe d’ailleurs peu de pays d’Afrique qui acceptent qu’on adopte leurs enfants, même de façon « légale »…

Ces pays veulent prendre en charge leurs enfants eux-mêmes et qu’on leur en donne les moyens. Si les familles ont du mal à les nourrir, elles ne vont absolument pas demander qu’on leur retire leurs enfants. Elles vont chercher un lieu où on délivre des soins, de la nourriture, des médicaments.

C’est là qu’il y a eu un marché de dupes, qui consiste à présenter l’adoption comme un moyen de secourir les populations pauvres en les soulageant de leurs enfants ! Les enfants plus grands ont pu être dupés eux aussi, si on leur a fait miroiter qu’on allait les « sauver », ou que l’adoption allait leur permettre de manger, d’aller à l’école, de se construire une nouvelle vie… qui sont en réalité des enjeux de migration et non de filiation.

L’adoption, même faite dans un cadre légal, n’est pas une opération de « sauvetage », ni un geste humanitaire, ni une migration. C’est l’établissement d’une filiation. Or ces enfants-là ne semblent pas avoir été en attente de parents.

Comment ont-ils pu vivre ensuite le retour dans leur famille ?

Ce n’est pas le retour qui pose problème, mais la séparation, le sentiment d’abandon et les perturbations qu’ils entraînent : certains enfants ont pu perdre leur sécurité affective, peuvent ne plus supporter des séparations ultérieures, avoir des problèmes de sommeil, beaucoup pleurer, être considérés comme « difficiles ».

Les familles n’ont ainsi pas forcément retrouvé l’enfant qu’elles ont laissé. De leur côté, ces familles ont pu éprouver un fort sentiment de culpabilité. Certaines ont pu être considérées comme des victimes par leur communauté, mais d’autres être rendues responsables d’avoir abandonné leur enfant et considérées comme de « mauvais parents ».


[1] Coordinatrice Enfants en recherche de famille (ERF), Enfance et familles d’adoption (EFA).


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Publié sur OSI Bouaké le vendredi 22 octobre 2010

 

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