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Paris-Bamako, les chemins de l’adoption : du Finistère au Sahel, un passé à recomposer

Entre 1989 et 2001, plus de 300 enfants furent adoptés au Mali par l’intermédiaire de Rayon de Soleil, un organisme français agréé pour l’adoption. Plusieurs d’entre eux, partis à la recherche de leurs racines, s’interrogent sur les conditions, pour le moins troubles, de ces adoptions.


Le Monde - 9 juin 2020 - Par Morgane Le Cam et Kaourou Magassa  [1]

Le temps s’est arrêté à Saint-Thégonnec Loc-Eguiner, dans le nord du Finistère. Assis devant deux albums photo, Françoise Raoult et son fils Jean-Noël, 35 ans, revivent une à une chaque image, le sourire aux lèvres et le regard tendre. Ce 17 octobre 2019, rien d’autre n’existe que ces clichés, vestiges de l’enfance de Jean-Noël et de celle de son petit frère Pierre-Yves. « Un vrai bain. Avec de l’eau qui sort du pommeau de douche ! », s’émerveille encore Jean-Noël en pointant la photo où ils rient tous les deux à gorge déployée dans une baignoire. C’était en décembre 1990. Françoise et Bernard Raoult, un couple breton, venaient d’adopter Jean-Noël et Pierre-Yves, arrivés du Mali à l’âge de 6 ans et 4 ans. Grâce à l’association française Rayon de soleil de l’enfant étranger (RDSEE), les parents et leurs nouveaux enfants réalisent alors leur rêve : Françoise devient maman et les deux frères découvrent la France au sein d’une famille aimante, après avoir été « abandonnés » par leur famille biologique. « Abandonnés », c’est en tout cas ce que RDSEE leur a toujours dit…

Lire aussi : Neuf Français d’origine malienne portent plainte contre un organisme d’adoption

Trente ans ont passé, et, malgré l’amour qui les lie, les uns et les autres ne peuvent s’empêcher d’éprouver amertume et rancœur au moment de refaire le film de cette adoption. Au point, pour Jean-Noël, d’avoir porté plainte pour escroquerie, recel d’escroquerie et abus de confiance, lundi 8 juin, au tribunal de grande instance de Paris, contre RDSEE et Danielle Boudault, l’ancienne correspondante de l’association au Mali.

Huit autres personnes, sur les 324 enfants adoptés au Mali par l’entremise de cette association entre 1989 et 2001, se lancent avec lui dans cette procédure. Ils reprochent à l’organisme, aujourd’hui encore agréé par le ministère des affaires étrangères dans six pays, d’avoir menti sur les conditions de leur adoption et sur la réalité de leur « abandon ».

« J’accuse… »

Un drame a définitivement convaincu Jean-Noël, un ancien militaire devenu homme au foyer, d’engager ce combat judiciaire : la mort de son frère Pierre-Yves, d’une overdose en 2013, à l’âge de 27 ans. Le jeune homme, passionné de rugby mais sans réel projet de vie, n’avait jamais vraiment supporté le déracinement de son pays d’origine. Longtemps, il avait espéré y retourner un jour et revoir ses parents biologiques. Mais les années avaient passé, sans nouvelles d’eux, et il avait fini par perdre espoir, noyant sa détresse dans l’alcool puis dans les drogues, de plus en plus dures.

« J’accuse Rayon de soleil d’être responsable de son malheur, murmure Jean-Noël, après avoir rassemblé les pièces de son dossier d’adoption. Si RDSEE avait respecté ce qu’elle avait promis aux parents biologiques, il est évident qu’il ne serait pas arrivé là où il est désormais, c’est-à-dire dans une boîte. »

Les yeux embués du trentenaire trahissent une profonde tristesse, doublée d’un sentiment de culpabilité. Depuis la mort de son cadet, il n’a pas eu la force de se rendre sur sa tombe. Cette issue tragique reste pour lui un échec personnel.

Car, avant leur départ du Mali, en 1990, sa mère biologique, prénommée Oumou, lui avait fait promettre de veiller sur son petit frère et de lui expliquer que, une fois leurs études en France terminées, ils reviendraient auprès d’elle. Jean-Noël n’a cessé de le répéter à Pierre-Yves, pour le maintenir à flot. Plusieurs mois avant sa mort, il avait même retrouvé leurs parents, à Bamako. Tout allait s’arranger, pensait-il, imaginant déjà leur séjour au pays. Mais il était trop tard. Pierre-Yves plongeait, et n’était déjà plus en état d’entreprendre un tel voyage. Il est mort sous un porche, à Brest, sans avoir revu le Mali.

C’était surtout pour lui que Jean-Noël s’était lancé dans la recherche de leurs origines, six ans plus tôt. Nous sommes alors en 2007. En regardant la télévision, Pierre-Yves tombe sur un reportage de l’émission de TF1« Sept à huit ». Il y est question des destins brisés de familles maliennes trompées, semble-t-il, par l’association RDSEE, à laquelle elles avaient confié leurs enfants. D’un coup, il voit sa propre mère, Oumou, à l’écran. Celle-ci affirme chercher depuis une décennie quatre de ses enfants, envoyés en France pour étudier : Pierre-Yves et Jean-Noël, donc, mais aussi Gaëtan et Sylvia. Un frère et une sœur de sang dont les époux Raoult eux-mêmes – les parents adoptifs – ignoraient l’existence !

Fratrie séparée

A travers ce reportage, Françoise et Bernard comprennent que la fratrie de leurs enfants a été éclatée, séparée dans trois familles françaises différentes par RDSEE. Dès leurs premiers contacts avec cette association autorisée par l’Etat français, ils avaient pourtant précisé vouloir justement privilégier l’adoption d’une fratrie, même nombreuse. Ils découvrent, en outre, que Jean-Noël avait été séparé de sa jumelle, Sylvia. Dès son arrivée en Bretagne, ce dernier n’avait cessé de leur répéter qu’il avait une sœur, mais ils n’avaient pas accordé trop de crédit à ces paroles de petit garçon, sans doute un peu désorienté.

Assise dans sa salle à manger, ce 17 octobre 2019, Françoise Raoult, une femme calme et mesurée, fixe l’écran où défile le reportage de TF1. C’est la première fois, en douze ans, qu’elle le visionne à nouveau, cette fois avec son fils Jean-Noël. « Pourquoi ? Pourquoi ? C’est incompréhensible », soupire-t-elle en sortant un mouchoir. Son regard s’attarde sur Oumou, la mère biologique, qui décrit la manière dont l’association avait, selon elle, manœuvré en 1990. « C’est difficile pour les familles biologiques, c’est difficile aussi pour les familles adoptantes parce qu’on ne les a pas volés, nos enfants ! On ne les a pas volés. Je pense qu’on ne méritait pas ça. Ni les uns ni les autres », s’exclame Françoise avant de quitter la pièce, profondément ébranlée.

Après le choc de 2007, Jean-Noël s’est rendu à quatre ou cinq reprises au siège parisien de RDSEE, déterminé à obtenir à la fois des explications et de l’aide pour retrouver sa famille malienne. « Par hasard ou par magie », les responsables lui rétorquent à chaque fois la même chose : ni lui ni sa sœur jumelle n’existent dans leurs dossiers. Le jeune homme se sent abandonné, une fois de plus. Mais rien ne saurait entamer sa détermination. Ce combat pour renouer avec ses origines, il finira par le gagner. En solo s’il le faut.

Trois ans plus tard, il parvient ainsi à localiser ses parents biologiques à Bamako, puis sa sœur jumelle, Sylvia, en France. Toutes ces années, elle n’habitait qu’à trois heures de route de chez lui ! Le choc est immense, la joie aussi.

Mais les liens entre eux semblent aujourd’hui s’effilocher. Leurs contacts sont rares, et Jean-Noël a beau multiplier les arguments, Sylvia demeure persuadée, elle, d’avoir été abandonnée. Les retrouvailles familiales organisées par Jean-Noël, en 2016, à Bamako, n’y ont rien changé. « Maintenant, elle vit dans la culpabilité, regrette-t-il au sujet de sa sœur. Elle a dit des choses très blessantes à notre mère biologique, et aujourd’hui, elle ne peut plus dire : “Maman, excuse-moi.” » Leur mère, Oumou, est morte en février 2019.

Parole contre parole

A plus de 6 000 km du Finistère, au cœur d’un quartier pauvre de Bamako, Amadou Sow, le père, est découragé. Cet homme de 55 ans, d’ordinaire avenant et plein d’entrain, ne sait plus quoi faire pour convaincre Sylvia mais également Gaëtan, son fils aîné, que lui et son épouse ne les avaient pas abandonnés, il y a trente ans, contrairement à ce que prétend RDSEE.

« Voilà ce que j’ai envie de dire à Rayon de soleil : “Vous nous avez trahis et vous avez menti. J’ai perdu trois enfants” », tempête-t-il en tournant les pages d’un album photo. Sur les clichés, Pierre-Yves, son fils défunt, Gaëtan, l’aîné qui a coupé les ponts, et Sylvia, sourient à l’objectif. « Sur les quatre enfants, un seul a compris la réelle cause de leur voyage : Jean-Noël. Les autres n’ont pas confiance en moi. Ça me fait mal. Ce qu’ils pensent et ce que nous avons fait, c’est diamétralement opposé », déplore Amadou Sow.

Ces photos, M. Sow les a reçues par le biais de l’association, dans les années suivant le départ des petits. RDSEE lui livrait aussi des lettres du couple Raoult, racontant les premiers pas en France des deux garçons. M. Sow était comblé de recevoir ces courriers. L’organisme tenait ainsi l’engagement pris de lui donner régulièrement des nouvelles d’eux, en attendant leur retour. Mais sur les correspondances, RDSEE avait masqué l’adresse des Raoult, et il n’a donc jamais pu tenir la promesse faite à ses enfants, avant leur départ, de leur répondre pour maintenir le lien. Restés pendant des années sans le moindre signe de vie de la part de leurs parents biologiques, nombre d’adoptés, à l’instar de Sylvia et de Gaëtan, en sont ainsi venus à croire à la thèse de l’abandon pur et simple.

Amadou Sow, Jean-Noël et Françoise Raoult attendent désormais des dirigeants actuels de RDSEE qu’ils assument leurs responsabilités. Mais ce 16 janvier, dans le petit local parisien de l’association, le débat tourne court.

« Je pense qu’une mise en cause éventuelle ne s’impose pas du tout. Je ne pense pas qu’il y ait eu de faute », estime Sylvie Cyprien, présidente bénévole de RDSEE depuis 2017. Celle-ci pèse chacun de ses mots, répétant à l’envi sa version des faits. D’après elle, les familles maliennes avaient bel et bien été informées par l’association qu’en envoyant leurs enfants en France, les liens avec eux seraient définitivement rompus. « Peut-être qu’elles n’ont pas compris ou qu’elles n’ont pas voulu comprendre », ajoute Bénédicte Biosse Duplan, une psychologue travaillant pour RDSEE.

Toutes deux le martèlent : dans cette affaire, c’est parole contre parole. Elles apportent aussi une précision importante : personne, dans l’organigramme actuel, n’était en poste au moment des faits. Mme BiosseDuplan soutient d’autre part n’avoir jamais eu connaissance de la séparation de fratries. Idem en ce qui concerne le démarchage que leurs correspondants installés au Mali auraient effectué, à l’époque, dans les cours des quartiers pauvres de Bamako, afin d’inciter les familles analphabètes, comme celle de Jean-Noël, à faire adopter leurs enfants.

Un destin français

Pour Amadou Sow comme pour les autres parents maliens rencontrés au cours de cette enquête, la France représentait l’eldorado, une chance d’offrir une meilleure éducation à des enfants qui, une fois revenus de « l’école du Blanc », auraient eu la capacité d’assurer l’avenir de la famille. M. Sow, lui, n’a jamais eu la chance d’aller à l’école. Sa maigre rémunération de couturier ne lui a pas non plus permis d’y envoyer ses quatre enfants, dont Jean-Noël.

Alors, en 1990, quand le petit garçon débarque dans la cour de l’école primaire de Saint-Thégonnec Loc-Eguiner, un nouveau monde s’ouvre à lui. « C’était une chance énorme, se remémore-t-il, de retour devant le petit établissement privé. Le mot “chance” est même petit. Un avenir s’offrait à moi, un espoir de vivre bien et d’ensuite pouvoir proposer une meilleure vie à ma famille au Mali. » Empoignant les barreaux de la grille d’entrée, il sourit en contemplant la cour de récréation. Des souvenirs lui reviennent de son premier jour, et de la bienveillance de ses camarades, mais aussi de l’insouciance de ces écoliers français qui n’avaient pas connu, eux, la misère et la faim.

Du temps où il vivait au Mali, il mendiait pour avoir de quoi manger et se payer, les mois prospères, quelques jours d’école coranique. En arrivant en France, il découvre aussi une autre forme de brutalité : le racisme de certains habitants, agressifs à son égard, au point de le pousser à fuir parfois les festivités organisées par la commune. « Je continuerai à dire à ces personnes-là que je suis fier d’être Français et d’origine malienne », clame-t-il aujourd’hui, depuis sa campagne bretonne, qu’il n’a jamais quittée.

Jean-Noël ne souhaitait pas vraiment faire des études. Son rêve était de devenir fermier. Après la classe, il lui arrivait de courir d’une étable à l’autre, en traversant les champs de maïs, ou de s’arrêter pour pêcher dans les étangs.

Mais jamais il n’a perdu de vue la raison qui avait poussé ses parents maliens à l’envoyer en France : les études et leurs promesses de prospérité. Depuis, il a atteint ses objectifs. Titulaire d’un diplôme en hôtellerie-restauration, il est ensuite devenu militaire. Sa situation financière lui a même permis de mettre sa carrière entre parenthèses pour s’occuper de sa fille lourdement handicapée, Maïyna, ainsi que de ses trois autres enfants.

La confusion des consentements

C’est au tribunal de grande instance (TGI) de Morlaix, à 30 km de son foyer actuel, que son destin français s’est joué en partie, le 25 mars 1992. Quand nous l’accompagnons devant ce bâtiment, il lève les yeux et sourit. Il n’a rien oublié du jour de printemps où, derrière ces murs, le jugement d’adoption prononcé par la cour fit de lui un Français. « C’est très fort, confie-t-il, mais j’aurais aimé que cela se passe autrement, que personne ne souffre dans cette histoire. Les tribunaux comme celui-ci étaient censés veiller au respect de toute cette procédure et, au contraire, ce sont eux qui ont permis de tricher. Encore pire, avec des enfants. »

Ce jour-là, le jugement du TGI consacre son adoption plénière par le couple Raoult. En France, cette forme d’adoption entraîne une rupture totale de la filiation entre l’adopté et ses parents biologiques. Au Mali, cette notion n’existe pas dans la loi, qui lui préfère le terme d’« adoption-filiation ». Mais ce n’est pas sur cette base que Jean-Noël et son frère ont été autorisés par la justice locale à quitter Bamako, en 1990.

Quelques jours avant leur départ, les tribunaux maliens ont approuvé une tout autre forme d’apparentement pour les époux Raoult, appelée « adoption-protection ». Sans équivalent en France, celle-ci donne seulement aux parents adoptifs des droits et des devoirs sur l’enfant : assurer son éducation, son entretien et sa protection matérielle et morale. Il s’agit d’une sorte de délégation d’autorité parentale, sans aucun effet sur la filiation. Au regard de la loi malienne, les liens entre les mineurs concernés et leurs parents biologiques doivent donc être maintenus. En mars 1992, la justice française en a décidé autrement…

Le Monde a retrouvé, toujours en Bretagne, le juge de Morlaix ayant participé au rendu des jugements concernant Jean-Noël et Pierre-Yves. Vingt-huit ans ont passé, Pascal Vieilleville est désormais à la retraite. Consciencieux et plein de bonhomie, l’ancien magistrat perd son sourire et son regard se met à briller au moment de replonger dans le passé. Des remords l’envahissent. Lui-même en convient : il aurait dû vérifier davantage ces procédures d’adoption internationale. Assis sur un banc au bord d’un étang, il découvre avec nous le code de la parenté malienne de 1973. A Bamako, à l’époque, c’était le texte législatif de référence pour toute procédure d’adoption, détaillant les multiples différences entre « l’adoption-protection » et « l’adoption-filiation ». L’ancien juge affirme n’en avoir jamais eu connaissance. Pour prononcer les adoptions plénières, il explique qu’il se fondait surtout sur le consentement écrit des parents biologiques.

Dans le dossier de Jean-Noël comme dans celui d’autres adoptés, ces consentements prêtent à confusion. Sur ces documents d’une page à en-tête de RDSEE, les parents maliens déclarent consentir à « l’adoption plénière » de leur enfant par l’entremise de l’association. Or, on l’a dit, cette notion n’existe pas dans leur pays. « Si l’adoption plénière n’existe pas, c’est que c’est un faux », affirme M. Vieilleville, après avoir lu le consentement concernant Jean-Noël. « Quand on statue sur la base d’un faux, cela veut dire que, évidemment, on s’est fait duper, admet-il, avec beaucoup de regret. Si nous avions poussé nos investigations jusqu’à rechercher la réalité de l’adoption plénière dans la culture malienne, il est vraisemblable que l’adoption n’aurait pas été prononcée. En tout cas pas l’adoption plénière. Il est évident que nous avons pu commettre des erreurs. Ces adoptions ont été mal réalisées. »

Empathie « coupable »

Aux yeux de M. Vieilleville, la perception humanitaire et positive de l’adoption répandue en France dans les années 1990 a joué sur les décisions de justice. A l’époque, l’adoption internationale était en plein essor. Et lui-même était convaincu qu’adopter un petit garçon ou une petite fille à l’étranger, qui plus est dans un pays du Sud, c’était leur rendre service. Trois décennies ans plus tard, il regrette cette empathie, qu’il qualifie de « coupable ». Le visage grave, M. Vieilleville assume ses erreurs, mais d’après lui l’Etat et la justice française, d’une manière plus générale, ont aussi une part de responsabilité. Au ministère des affaires étrangères, la directrice des Français de l’étranger, Laurence Haguenauer, s’en défend. Selon elle, la responsabilité de l’Etat ne saurait être engagée, dans la mesure où il n’y avait, à l’époque, pas de réel mécanisme de contrôle des organismes d’adoption : « L’adoption n’était pas réglementée et régulée comme elle l’est aujourd’hui. Parfois, les choses se sont passées tout à fait correctement, parfois ce n’était pas le cas. Tous les dossiers que nous avons sont ouverts, et l’important, c’est vraiment d’être transparent pour permettre aux adoptés de savoir ce qu’il s’est passé. »

Le Quai d’Orsay affirme n’avoir reçu, dans les années 1990, aucune alerte de suspicion d’adoptions frauduleuses au Mali. Pourtant, dès 1994, la consule de France à Bamako semblait préoccupée par la situation, comme le montre un rapport de mission de RDSEE, que Le Monde s’est procuré : « Mme le Consul est contente de nous rencontrer, est-il écrit. Elle nous explique qu’elle a dû freiner la délivrance de visas pour les bébés adoptés en direct, car il y avait une véritable “hémorragie” d’enfants vers la France. »

Dans le Bamako d’alors, l’adoption internationale tourne au business. RDSEE dira elle-même en être victime, flouée par sa propre antenne locale, l’Association rayon de soleil de l’enfant malien (Arsem), avec laquelle elle doit couper les ponts en 1994, après trois ans de collaboration. Dans une lettre envoyée au Quai d’Orsay, RDSEE confirmera par la suite avoir été victime d’un « détournement de fonds au détriment des enfants confiés ». Pour autant, l’association RDSEE a été autorisée à se maintenir au Mali et a continué d’y organiser des adoptions jusqu’en 2001.

« C’est devenu un trafic »

Après la rupture avec l’Arsem, RDSEE monte un nouvel orphelinat à Bamako. Dans un document interne, l’organisme français en explique le fonctionnement : « Certaines femmes, venues se louer comme petites bonnes durant la saison sèche, ont des aventures pendant leur séjour en ville. Lorsqu’arrive la saison des pluies, elles ne peuvent envisager de rentrer au village avec ce bébé, elles venaient donc accoucher en toute sécurité à la MAMI [Maison d’accueil maternel et infantile]. » RDSEE précise que leurs enfants, adoptés par la suite, sont arrivés en France « en toute légalité ».

Et pourtant. La version de l’histoire de RDSEE n’est pas celle des principales intéressées. A Bamako, Le Monde a recueilli le témoignage d’une femme d’une quarantaine d’années, soucieuse de préserver son anonymat, mais désireuse de raconter l’histoire de sa sœur. En 1995, alors qu’elle était enceinte et sans moyens, celle-ci avait été abordée par un membre du personnel de la MAMI, dans un quartier de la capitale. Son cas n’était pas isolé. « Quand ils voyaient les filles en détresse, ils les approchaient. Ils les repéraient. Après l’accouchement, elles donnaient l’enfant. C’est devenu un trafic », nous a confié la quadragénaire. Selon elle, la MAMI avait proposé à sa sœur d’envoyer son bébé en France temporairement, pour son éducation. Mais, depuis son départ, durant cette même année 1995, elle n’a jamais revu son petit garçon devenu grand.

Au Quai d’Orsay, on estime « légitimes » les interrogations sur la réalité de ce supposé trafic d’enfants, tout en affirmant ne pas disposer d’éléments probants permettant de le confirmer. Jean-Noël, lui, est moins prudent pour qualifier ces faits qui le hantent. « C’est un trafic, dénonce-t-il, assis devant le tribunal de Morlaix. Ça ne serait que justice que l’Etat reconnaisse qu’il a soit eu la main légère, soit fermé l’œil. Il y a des enfants qui sont devenus des adultes et qui souffrent encore. Alors, peut-être avons-nous droit à une reconnaissance ? » Même si pour lui, rien ne pourra réparer le passé, ni la mort de son frère.


De Paris à Bamako en passant par le Luxembourg et la Bretagne : pendant un an, « Le Monde », en partenariat avec TV5 Monde, a enquêté sur les circuits d’adoption mis en place au Mali par l’association Rayon de soleil de l’enfant étranger. Des témoignages exclusifs à retrouver dans « Le Monde » ainsi qu’en replay sur le site de TV5 Monde.


[1] Morgane Le Cam, Saint-Thégonnec Loc-Eguiner (Finistère) - Kaourou Magassa, Bamako (Mali) - Envoyés spéciaux


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Publié sur OSI Bouaké le jeudi 18 juin 2020

 

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