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Le protocole de Kyoto

Portrait du "maître du goût" Ryoichi Hayakawa, adopté à la naissance. par un couple de japonais


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Libération, 5 Mars 2012 par Michel Temman, correspondant à Tokyo

Cet ex-homme d’affaires raffiné qui célèbre les saveurs et les valeurs du Japon d’antan, rêve d’ouvrir un salon de dégustation en France.

Au nord-ouest de Kyoto, dans un coin préservé d’Arashiyama (la « montagne de la tempête »), quartier fétiche de la cour impériale à l’époque Heian (794-1192), le Togetsukyo, « le pont qui traverse la lune », sépare les rivières Hozu et Katsura. Et peut-être aussi, dit-on ici, le monde réel du divin. A deux pas, en contrebas d’une falaise chutant à pic dans la rivière Oi, c’est dans une vieille maison de bois toujours là qu’il y a soixante ans, Yasunari Kawabata écrivit son chef-d’œuvre, le Grondement de la montagne. Derrière cette maison, passée la forêt de bambous de Saga, voici Ogurayama. Un district mythique, jadis refuge d’aristocrates, de samouraïs et de moines poètes. Un carré réputé pour ses maisons de thé à l’écart, ses temples et ses kami (esprits), ses arbres et sa faune - daims, sangliers, macaques… Un endroit peu connu des Japonais eux-mêmes, riche de tant de secrets qu’une vie entière ne suffirait à les percer. Pas même celle de Ryoichi Hayakawa. A 64 ans, il est maître non pas de thé mais de goût : un vrai métier dans un pays dont la capitale abrite 160 000 restaurants.

L’homme, à la bonhomie joviale derrière une apparence rangée, reçoit pieds nus, en kimono, dans son mystérieux laboratoire sensoriel et gustatif : Furoan (prononcer « foulo-an »). Inauguré en 2003 à Tokyo, puis à Kyoto en 2010, Fu-ro-an (trois idéogrammes dessinant un « pavillon d’éternité » selon maître Hayakawa) est un salon kaiseki (de dégustation) de mets très fins, ultradélicats, où l’on n’accède que sur présentation et cooptation, selon des codes de Kyoto bien établis. Un salon prisé depuis qu’il y a huit ans, le restaurant espagnol El Bulli, dit la meilleure table au monde, a eu envie de créer avec les chefs virtuoses de Furoan, « trente goûts célestes ».

Caché par de hauts bambous, le pavillon donne sur un jardin intime. Sous de larges poutres, la pièce principale tient en deux tables en verre, trois tapis persans posés sur de vieux tatamis, et des œuvres d’art : mandala tibétain du XIIIe siècle, rouleaux peints du vieux Japon, mobiliers Ming et coréens, fauteuils vintage des aéroports d’Amsterdam et Oslo… Un piano à queue Stenway trône devant un paravent original extrait du Dit du Genji (le premier roman de cour nippon). Car Furoan régale aussi en musique. Ont joué ici le génial duo Ikeda, chouchou de la Warner (les pianistes Patrick Zygmanowski et Tamayo Ikeda), ou la chanteuse soprano Reiko Tajima.

Chez Furoan, ni déjeuner ni dîner : moyennant des centaines d’euros, des célibataires et couples (aisés) s’y enivrent une à deux fois par mois, de midi à 16 heures, de rares alcools de riz, de champagnes et grands crus français (Dom Pérignon, cheval-blanc…). Des alcools offerts aux divinités selon les us d’antan, dans des coupes et verres Saint-Louis, Lalique, Baccarat anciens. Sauf que l’offrande alcoolisée est avant tout un prétexte. Des délices orgasmiques (une vingtaine), d’infimes portions toujours, défilent en effet durant des heures entre les verres, au gré d’un tempo lent, dans des coupelles sublimes, des bols de laque sèche urushi, des céramiques et porcelaines multicolores centenaires issus de la collection de 8 000 pièces du maître. Riz au thé vert, sushi de truite façon Edo, bœuf premium mi-cuit et son wasabi, pousses de bambou grillées servies brûlantes, légumes vinaigrés, velouté de miso blanc, poisson grillé style Eiraku, sorbet au marron… « Chaque réception représente 300 heures de préparation », précise Hiroko Iwata, assistante du maître. Unique, éclatant, ineffable, le goût maison, ce sont des aliments bruts, sélectionnés avec un soin extrême, dont il ne faut retenir que l’essence. « Le but n’est pas de se remplir l’estomac, explique le maître. C’est de se remplir le cœur, c’est-à-dire, pour les Japonais, l’esprit. »

Rien, a priori, ne prédisposait Ryoichi Hayakawa à tant de préciosité. Ou alors par paradoxe. Abandonné à la naissance par des parents restés inconnus, il a été recueilli et élevé par un couple modeste. « Nous vivions dans une pièce rudimentaire, sans toilettes, ni salle de bain. Il n’y avait pas grand-chose à manger. Je n’ai pas eu d’éducation, juste le minimum, et l’accès à l’école. A 15 ans, j’ai appris qu’ils n’étaient pas mes vrais parents. J’étais triste, blessé, mais pas en colère. Je n’en voulais à personne. »

Adolescent, le jeune Ryoichi adore lire. Au lycée, c’est un élève assidu. A 18 ans, à Tokyo, il s’inscrit en lettres à l’université Waseda. Et, tandis que Mai 68 agite son campus, lui reste dans sa chambre, à lire. « J’étais sensible aux revendications étudiantes, mais en retrait. Moi, je lisais, je ne faisais que ça, des romans, des livres d’histoire, de philosophie… » A 23 ans, les études finies, ses parents adoptifs tombent malades. « Je devais les aider. J’ai monté une affaire : vendeur d’encyclopédies à domicile. J’ai commencé à gagner ma vie. » Plus tard, le hasard le pousse vers un homme d’affaires chinois, à Tokyo, qui a fait fortune dans l’immobilier. « Il m’a pris en sympathie. J’étais peut-être le fils qu’il n’avait jamais eu. Il était richissime. Il m’a dit : "Tu n’es pas fait pour vendre des livres ! Je vais te former et avec moi, tu vas réussir !"J’ai alors lu tout Peter Drucker [le pape américain du management, ndlr], travaillé très dur. Et à mon tour, avant mes 30 ans, j’ai fait fortune. » Un jour, la chaîne de télévision NHK rend compte de sa réussite. Suite à l’émission, une société agro-alimentaire de Nagoya, en difficulté, propose à Hayakawa de codiriger l’entreprise. Il accepte. Naît bientôt une société à capital mixte, Marusan Friendly, qui produit du miso (une pâte fermentée salée) du tonyu (lait de soja) et des jus de fruits naturels à l’extrait d’ail. A la même époque, Ryoichi Hayakawa rencontre Hiromi. Ils se marient et auront une fille, Izu. Laquelle épaule aujourd’hui un père en retrait des bruits du monde.

« Il est l’un des derniers à perpétuer cette façon de recevoir », dit son ami Sosho Yamada, supérieur du temple Daitokuji, qui vit et dort près de la tombe du fondateur de la « voie du thé », Sen Rikyu (XVIe siècle). « C’est un humaniste, curieux, amoureux des autres cultures, en quête de raffinement, d’émotions supérieures », dit l’amie et créatrice Fumiko Kaneko. Ce lien aux autres, l’intéressé le revendique. « J’en suis sûr, au XXIe siècle, et de surcroît après le choc de Fukushima, le Japon ne peut s’en sortir qu’en offrant le meilleur de sa culture et de son âme au monde. C’est pourquoi j’aimerais inaugurer un salon à l’étranger, et d’abord en France. Parce que les Japonais et les Français ont en commun le sens du détail, l’amour des belles et des bonnes choses. » Un rêve qui prend des allures de revanche sur le destin. « Jusqu’à 50 ans, j’étais dans l’apprentissage de la vie, comme en répétition au théâtre. Aujourd’hui, je me sens sur scène, à défendre mon art de vivre, une esthétique de la vie. La vraie vie. »

Encadré : Ryoichi Hayakawa en 6 dates

22 mai 1947 Naissance à Nagoya. Abandonné par ses parents, il est recueilli par un couple modeste.

1969 Débute à Tokyo dans les affaires comme vendeur d’encyclopédies.

Septembre 1974 Rencontre son épouse, Hiromi et fonde sa société.

15 mars 1999 S’installe à Kyoto.

2003 Inaugure son premier salon kaiseki à Tokyo.

2010 Inaugure le salon Furoan à Kyoto.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 6 mars 2012

 

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