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Comment on devient un bourreau ?


Cybersciences - Novembre 2009 - Propos recueillis par Pascale Millot

Pour aider les victimes de torture, Françoise Sironi a dû comprendre ce qui se passe dans la tête des tortionnaires. Et développer une discipline inédite : la psychologie géopolitique clinique. Une psy dans l’empire du mal.

L’ été dernier, Kaing Guek Eav, 66 ans, mieux connu sous le surnom de « Douch », a été jugé pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité, torture et meurtres avec préméditation. Premier dirigeant du régime des Khmers rouges à subir un procès international, Douch a dirigé le camp S-21, une prison secrète d’État installée dans un ancien lycée de Phnom Penh, au Cambodge. Sous sa férule, 14 000 hommes, femmes et enfants ont été incarcérés, interrogés, torturés et exécutés, entre 1975 et 1979.

Comment ce modeste professeur de mathématiques, à l’allure juvénile et timide, a-t-il pu en arriver à fracasser le crâne de nourrissons contre un mur et à signer l’arrêt de mort de milliers de personnes ?

C’est ce que Françoise Sironi a tenté d’expliquer au tribunal après avoir mené l’expertise psychologique du chef khmer.

Depuis 30 ans, cette psychologue clinicienne travaille dans la noirceur. La noirceur de l’âme humaine. Cofonda­trice du centre Primo Lévi, en France, où l’on soigne les victimes de torture et de traumatismes collectifs ; fondatrice, à Perm, en Russie, d’un centre de réhabi­litation des anciens combattants russes en Afghanistan et en Tchétchénie, Françoise Sironi est l’auteure de Psycho­pa­thologie des violences collec­ti­­ves et de Bourreaux et victimes. Psycho­logie de la torture (Éditions Odile Jacob).

Après des années de pratique, elle a compris que le destin du bourreau et de sa victime sont douloureusement liés.

Et que, pour aider les victimes de génoci­des, de tortures ou de prises d’otage à se remettre du pire, il faut, littérale­ment, entrer dans la tête de leurs tortionnaires.

Nous l’avons rencontrée le printemps dernier, alors qu’elle était de passage à Montréal pour participer à un colloque sur le génocide rwandais.

Est-ce que tout le monde peut devenir un bourreau ?Je dirais que beaucoup d’hommes et de femmes peuvent se transformer en tortionnaires. Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent, ce n’est pas parce que nous avons en nous une part de sadisme ou des pulsions de violence et de mort. Il s’agit plutôt d’être placé dans un contexte de guerre où les lois communes ne s’appliquent plus et d’être soumis à une « formation ».

Amnistie internationale a identifié des pays où il existe des écoles de torture. J’ai notamment découvert un manuel de préparation à la torture de la CIA des États-Unis utilisé au Népal et qui contient de véritables leçons de psychologie du mal. Il y a des accords de coopération militaire, des échanges de savoir-faire et de techniques entre pays. Les Français forment les services de sécurité en Afrique francophone. Officiellement, ce sont des séminaires d’enseignement des techniques de communication. En fait, il s’agit plutôt de « faire communiquer », de « faire parler ».

Comment forme-t-on un bourreau ? Il y a différentes méthodes, mais toutes ont pour but de détruire chez un individu, de manière délibérée, sa capacité d’empathie. On peut fabriquer un bourreau dans l’action, de manière brutale. J’ai rencontré des soldats russes ayant participé à la première guerre d’Afghanistan, qui avaient été exposés à ce genre de méthodes. Ce n’étaient pas des militaires de carrière, mais des appelés. Ils partaient en avion et, trois heures avant d’atterrir à Kaboul, ils apprenaient qu’ils allaient intervenir en Afghanistan. Ils n’avaient pas été entraînés à tuer et ils étaient plongés d’un coup dans une logique de guerre : « Soit tu me tues, soit je te tue. » C’est une des grandes « spécialités » des Russes : ils donnent très peu d’entraînement à leurs soldats pour qu’ils soient saisis, ce qui les rend féroces, complètement guidés par leur instinct.

Ceux qui sont revenus étaient violents, complètement désocialisés. Beaucoup ont divorcé ; ils ont eu des relations très conflictuelles avec leurs enfants ; ils sont devenus alcooliques.

Mais il existe des méthodes plus « élaborées »… Oui. L’une d’elles est l’initiation traumatique. Cette méthode consiste à détruire complètement la personnalité des recrues par l’utilisation de sévices, d’ordres incohérents, de coups, d’insultes, de dénigrement. On leur crée ensuite une nouvelle identité en les affiliant à un autre groupe fort (paramilitaire, religieux ou politique). À l’issue de cela, les nouveaux venus doivent démontrer qu’ils se considèrent au-dessus des lois en torturant un prisonnier.

Certaines personnes sont-elles plus vulnérables que d’autres à ce genre de formation ? On choisit de préférence des gens qui ont peu d’appartenance sociale, qui ne sont pas affiliés à un monde fort, qui n’ont pas de diplôme, qui sont seuls ou qui, par manque d’éducation, n’ont pas de facilité à trouver du travail.

À l’opposé, l’appartenance à des valeurs fortes est un facteur de résistance. Ceux qui ont des croyances religieuses ou politiques solides refuseront souvent de se soumettre, parce que cela va à l’encontre de leur système de valeurs. Cela a été décrit par les résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale et pendant la guerre d’Algérie. Beaucoup de communistes français ont refusé de participer à des massacres dans les villages algériens, parce qu’ils croyaient en un idéal et étaient contre le colonialisme.

Bernard Sigg est médecin psychiatre. Pendant la guerre d’Algérie, il n’a pas voulu réanimer des gens entre deux séances de torture pour les maintenir en vie. Il a dit : « Ça ne va pas ; j’ai pas fait médecine pour ça », et il a déserté. Cela dit, il l’a payé cher : il a été interdit de séjour en France pendant 10 ans.

Pourquoi faut-il comprendre les bourreaux pour aider les victimes ? La caractéristique de ce type de traumatismes, que j’appelle « intentionnels », est qu’ils sont délibérément induits par un humain ou un groupe d’humains au moyen de la torture, de l’isolement, des viols systématiques, des guerres, des génocides ou des déplacements de population. Or, on ne peut pas soigner les victimes de ce genre de sévices si on ne s’intéresse pas aux systèmes qui les produisent, aux méthodes utilisées pour y arriver et à la formation de ceux qui emploient ces méthodes, les tortionnaires. Car ces victimes expriment une souffrance très singulière ; elles sont devenues, à un certain degré, comme un autre les a pensées.

Que fait la psychologie géopolitique clinique ? C’est une manière d’intégrer l’impact, traumatique ou non, du collectif sur les individus, ce que ne font pas les thérapies conventionnelles. Qu’il s’agisse d’un rescapé du génocide rwandais, d’une femme violée en Bosnie ou d’un réfugié politique iranien, tous souffrent de l’effet « déculturant » des violences collectives. Le but des bourreaux est en effet de déconnecter l’individu de sa collectivité, car en attaquant une personne, on vise son groupe d’appartenance (politique, religieux, sexuel, etc.). On vise en fait la part collective de l’individu. En relâchant ensuite ces victimes, on sème la terreur dans le groupe tout entier. On fabrique de la peur collective.

Quelles sont les conséquences de ces sévices sur les individus ? Ce sont des actes très destructeurs dont les effets peuvent se faire sentir toute la vie, parce que les victimes ont perdu confiance en l’être humain. Elles vous regardent et vous disent : « Je sais ce qu’un humain est capable de faire, et ça, je ne peux l’oublier. » C’est cette intentionnalité qui est véritablement traumatisante. Les conséquences sont beaucoup plus graves que dans le cas d’une catastrophe naturelle, par exemple.

Comment réagissent les rescapés ? La plupart commencent par refouler ce qui leur est arrivé. Ils ont survécu, la vie continue, ça va, il faut oublier. Tout ce qui en eux concerne le traumatisme est comme « figé ». Mais les symptômes qu’ils manifestent trahissent leur incapacité à oublier. Ils font des cauchemars ; ils ont des hallucinations ; ils ont peur d’être suivis ; ils ont du mal à se concentrer et à se repérer dans l’espace, et dans le temps ; ils pleurent sans raison ; ils ont des migraines. Ce sont des gens très seuls qui se lient difficilement aux autres parce qu’ils se considèrent tellement à part que le monde n’a plus d’intérêt pour eux.

Derrière tous ces symptômes, il y a quelque chose de dormant, et plus le patient se dit : « Je fais table rase du passé », plus c’est susceptible de lui sauter à la figure.

Que peut faire le thérapeute ? Son rôle est en quelque sorte de partir à la recherche de l’influence du bourreau chez la victime. C’est comme si les victimes avaient intériorisé leur tortionnaire, comme si celui-ci était encore en eux. C’est en reconstruisant le fil des événements et en donnant un sens à ceux-ci qu’elles peuvent réussir à s’en libérer.

Mais comment peut-on donner un sens à de telles horreurs ? D’abord en retrouvant la mémoire. Au moment de la torture, le corps souffre tellement qu’il est impossible pour l’individu de penser. Sous la torture, on s’évanouit, on perd ses repères, on peut être en proie à une amnésie momentanée et, après, on veut tellement oublier que bien des choses sont refoulées. Au cours de la thérapie, on se souvient. Des paroles, des gestes, des scènes peuvent revenir pendant un rêve, ou en marchant dans la rue. Il s’agit aussi de retrouver, en écoutant le récit du patient, l’intention du tortionnaire. Ce que je veux dire, c’est que le bourreau sait très bien ce qu’il fait, comment le faire et quel effet il veut induire chez sa victime. Quand les patients me racontent ce qu’ils ont vécu, vu, entendu, je peux leur faire réaliser qu’il y avait un sens, une intention malveillante derrière les gestes et les mots. En réussissant à penser de nouveau, ils se libèrent – un peu – des émotions qui les submergent, comme si la pensée leur servait à nouveau de filtre.

Quel sens peuvent-ils donner à ce qu’ils ont vécu ? Par exemple, il y a un lien direct entre les méthodes de torture utilisées et les symptômes psychologiques exprimés par les patients. Il existe notamment un type de sévices que l’on pratique partout dans le monde : la suspension par les pieds. Les victimes présentent une grande culpabilité, une très faible estime de soi, une tendance à l’autodestruction et à l’« autodévalorisation » beaucoup plus importantes que les victimes d’autres types de torture. Je me suis longtemps demandé pourquoi, puis j’ai compris. Quand on est suspendu comme ça, on se met à étouffer très vite. On ne peut rien y faire. Le cœur presse sur la gorge, les poumons pressent sur le cœur, l’estomac presse sur les poumons. C’est très douloureux. Après, les victimes intériorisent l’idée que le mal est à l’intérieur d’elles-mêmes, car c’est le poids de leurs propres organes qui leur fait mal.

Et je pourrais vous parler d’autres sévices : faire avaler ses propres vomissures ou son urine ; forcer un garçon à violer sa mère. Ce sont des façons de déshumaniser complètement l’individu. Ceux qui s’en sortent ont ensuite le sentiment de ne plus faire partie du genre humain.

Vous faites également des thérapies de tortionnaires. Vous considérez donc qu’eux aussi ont besoin d’être aidés ? Je crois qu’ils ont besoin d’un accompagnement psychologique, ne serait-ce que par prévention. Car ils peuvent être très violents, alcooliques, avec des problèmes relationnels importants.

Peut-on les « soigner » ?La thérapie d’un bourreau consiste à reconstruire avec lui quel homme il a été avant, quand il était petit, et ce qui l’a amené à participer à cet univers de mort. En temps de guerre, vous ne répondez pas aux lois normales, parce que le code militaire vous protège. Vous n’êtes donc pas hors-la-loi, mais le problème, c’est que vous êtes un hors-la-loi intérieurement.

Cela dit, l’expression de la honte et de la culpabilité est très rare chez les anciens tortionnaires, car s’ils accèdent à ces sentiments, ils sont en grand danger de « décompensation psychique ». S’ils arrivent à se dire : « Quel salaud j’ai été », ils risquent de se suicider, peuvent mourir de crise cardiaque ou d’accident.

Comprendre les tortionnaires, n’est-ce pas une manière de les excuser ?Jamais. Quand je fais une expertise psychologique dans un crime de guerre, j’ai toujours en tête les morts, les victimes. Je ne cherche pas à disculper, mais à comprendre. Je crois qu’on a quelque chose à apprendre pour que cela ne se reproduise pas. S’il m’arrive de faire preuve d’empathie, c’est par méthodologie, car l’empathie sert à saisir la pensée et les sentiments des autres. Il me faut parfois aller très loin dans la compréhension de l’autre. Dans le cas de Douch, par exemple, il a fallu que je me pose la question : « Qu’est-ce qu’il s’est dit quand il a fracassé des nourrissons contre le mur du camp ? »

Ce « travail » vous a-t-il changée ? Je suis devenue végétarienne. Mon mari dit que c’est à cause du sang, de ces histoires terribles que j’ai entendues. Il est vrai que, peu à peu, je me suis rendu compte que je n’arrivais plus du tout à manger de la viande. Puis, ça a été le poisson.

Je crois aussi que cela m’a rendue plus complexe. Cela m’a fait comprendre qu’une chose n’existe jamais en tant que telle ; que tout est très relatif, dépend du contexte et des circonstances.

Et puis, j’aime de plus en plus l’art, et faire de belles rencontres. Savoir que le beau existe, c’est important. Pour ne pas tomber dans le sordide.


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Publié sur OSI Bouaké le jeudi 4 février 2010

 

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