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La série « I am... » (« Je suis ») du photographe sud-africain Dale Yudelman confronte les petites annonces d’immigrés cherchant du travail avec des images à la fois documentaires et esthétiques


Afrique in Visu - lundi 23 avril 2012, par Olivia Marsaud - Tout au long de sa carrière, Dale Yudelman s’est intéressé à la vie quotidienne en Afrique du Sud et à ses à-côtés. Ses laissés pour compte, petites gens ou SDF. En 2007, il réalise un travail sur les petites annonces que les immigrés cherchant du travail placardent dans les supermarchés à travers l’Afrique du Sud et dont on se dit (que ce soit au Cap, à Londres ou à Paris) : mais qui peut bien les lire ? « C’est l’espoir sans espoir », résume Janette Danel, la galeriste.

Les annonces sont touchantes dans leurs différences, qui dévoilent de la personnalité et des émotions de leurs auteurs semi-anonymes (le photographe rajoute toujours leur prénom et un numéro de téléphone) : écriture appliquée ou brouillonne, fautes d’orthographe à répétition, détails incongrus comme ce Zimbabwéen de 32 ans qui cherche un emploi de domestique et précise qu’il sait faire le thé. Pour l’illustrer, un superbe portrait à la lumière étonnamment douce d’un homme de profil et à la mise très chic (chapeau et cravate) mais qui pose devant un mur lépreux. Certains sont prêts à tout pour travailler, cherchant « any odd job », n’importe quel travail. D’autres tentent de se « vendre » du mieux qu’ils peuvent : « contact me and never regret » (« contactez moi et vous ne le regretterez pas »). Certaines sont collées de travers, au chewing gum ou les unes sur les autres.

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Cyril, from the series ’ i am ...’ © Dale Yudelman

En face, les portraits ne sont pas ceux des auteurs des annonces mais des immigrés sans nom, auquel le photographe redonne ainsi chair, en les faisant exister par le biais de ces concentrés de CV qu’ils auraient pu eux-mêmes coller. Ils viennent du Malawi, de Namibie, du Zimbabwe. Et Dale Yudelman les a saisi dans ce qu’ils ont de fantomatique, d’effacé. Des ombres, des dos, des flous... Des gens qu’on ne souhaite pas regarder dans les yeux ou même ne pas voir du tout. Les lumières sont souvent voilées, feutrées, obliques, les cadrages réalisés à travers des vitres ou dans les entrailles des gares. De mélodies en sous-sol aux pénombres sans issue, ils semblent seuls dans la ville. En errance.

« Une belle photo ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est une photo qui raconte une histoire dans laquelle tu plonges. Chaque photo de Dale est forte en soi, même sans les textes. Dale est un homme qui a souffert, avec une personnalité incroyable », explique Janette Danel. Né à Johannesburg, Dale Yudelman commence la photographie à 12 ans, avec son père, photographe amateur, qui utilisait sa chambre à coucher comme chambre noire. « Je pense que des résidus chimiques se sont glissés dans mon système et ont scellé mon destin en tant que faiseur d’images », raconte-t-il. Après avoir assisté plusieurs photographes de pub, il est embauché en 1979 par le quotidien The Star et développe en parallèle un travail personnel sur la vie dans les banlieues de Joburg sous l’apartheid. Il part ensuite à Londres et Los Angeles et revient dans l’Afrique du Sud post-apartheid de 1996 qu’il n’a eu de cesse, depuis, de documenter. En 2011, il remporte le Prix Ernest Cole (grand photographe-documentariste sud-africain), qui couronne un « travail qui met en lumière les droits de l’homme ou le changement social ». Lui qui conseille à ses pairs de ne pas se prendre trop au sérieux, précise : « Mais prenez votre travail au sérieux. Persévérance et passion profonde pour le sujet sont nécessaires. Avec ces deux qualités, vous pouvez aller n’importe où. »

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Leward, from the series ’ i am ...’ © Dale Yudelman

Avec ce travail dépouillé et sincère (accroché sans cadre et sans chichis, directement sur des panneaux d’aluminium), voilà l’occasion de découvrir la Kijk Galerie, un nouveau lieu parisien consacré aux photographes sud-africains, ouvert en novembre 2011 avec la série pleine d’humour « Two dogs » de Graeme Williams. Janette Danel, sa directrice, est une Hollandaise au regard doux qui sait se faire acéré lorsqu’il s’agit d’art. Et pour cause. Voilà 30 ans qu’elle travaille dans le milieu, d’abord spécialiste de la peinture du 19e et de l’art précolombien. Passée par Sotheby’s, puis la restauration de tableaux, la chine en Chine (écumant les brocantes à la recherche d’objets originaux), cette globe-trotter arty a organisé une mémorable exposition Marc Riboud à Hong Kong, et ouvert deux galeries avant la Kijk, une à Hong Kong et une à Paris, déjà, en 2002, consacrée à la photo. « On était là trop tôt mais j’étais sûre que la photographie allait prendre sa place sur le marché de l’art », affirme la co-créatrice et directrice artistique de Photo OFF (novembre 2011). Il y a quelques années, elle rencontre le grand photographe sud-africain David Goldblatt et décide de passer 3 semaines en Afrique du Sud. La voilà se retrouvant à quadriller le pays dans la voiture du photographe qui, le long des kilomètres de route avalés, lui raconte son parcours, l’apartheid, la photo sud-africaine... « Il m’a parlé de tout, de ses livres, de ses ambitions, de ses peurs. C’était extraordinaire. On fait une rencontre comme ça dans sa vie ! » En 2009, elle le nomme in extremis pour le Prix Henri-Cartier Bresson. Qu’il remporte (pour la petite histoire, elle a aussi nommé la même année l’Israélien Shai Kramer qui est arrivé second au Prix).

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Edward, from the series ’ i am ...’ © Dale Yudelman

Voilà son intérêt pour la photographie sud-africaine scellé, spécialement pour les auteurs de la génération de Goldblatt ou Yudelman, témoins de l’apartheid. « Je m’intéresse à la photographie politiquement ou socialement engagée. Et je ne peux pas exposer des photographes qui ne soient pas de bonnes personnes », dit-elle. Voilà pourquoi elle défend le travail de Jillian Edelstein (remarquable série en noir et blanc autour de la Commission Vérité et Réconciliation), une femme elle aussi issue de cette génération. Et qu’elle montrera, en juin prochain, la dernière série de Graeme Williams, « Painting over the present », travail en couleur subtilement inquiétant sur les townships. « Je veux suivre le parcours de 5 ou 7 photographes, pas plus. Je n’ai aucun intérêt à me perdre dans la multitude. Je veux avancer avec eux et j’expose ce que je pourrais acheter et avoir chez moi. C’est aussi le moment qui m’intéresse. Je n’ai pas besoin de vendre très cher, je veux éduquer les gens, montrer des travaux, les promouvoir. » Et aller plus loin, car elle compte bientôt installer une chambre noire au sous-sol de sa galerie. Santu Mofokeng serait déjà tenté de venir donner des cours... Dernière précision : Kijk se prononce « cake » et cela veut dire « regarde » en hollandais. Et aussi en afrikaans.

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Levson, from the series ’ i am ...’ © Dale Yudelman

Voir en ligne : Kijk Galerie (exposition jusqu’au 28 avril 2012)


VOIR EN LIGNE : Afrique in Visu
Publié sur OSI Bouaké le jeudi 3 mai 2012

 

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