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Voyage au pays des maternités précoces

Un indicateur de la désinsertion sociale


Le Monde Diplomatique - décembre 2003 - Page 12

La sexualité des adolescentes n’obsède pas que les télévisions. Les Etats-Unis accroissent les subventions publiques aux mouvements qui prêchent la chasteté. Des programmes de lutte contre le sida   en Afrique se voient couper les fonds s’ils n’incluent pas un programme d’incitation à l’abstinence. Quand le moralisme sert de boussole, la santé publique et la solidarité ne sont jamais gagnantes. En témoignent les résultats contrastés de la prévention des grossesses précoces. Par Anne Daguerre et Corinne Nativel

Chercheuse à l’université du Middlesex, Londres, et chercheuse associée au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Sciences Po, Paris.

Economiste, sociologue, consultante auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de la Commission européenne.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire à l’écoute des médias, les grossesses adolescentes dans les pays occidentaux tendent à se réduire. Selon le rapport publié par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF (1)), le nombre de très jeunes mères - entre 15 et 19 ans - est en constante diminution durant ces trente dernières années (voir Record américain) . En effet, les très jeunes filles et leur compagnon adoptent des comportements de maîtrise de leur fécondité comparables à ceux des adultes et repoussent l’âge de la mise au monde d’un enfant.

Pourtant, comme le note le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), « si le nombre de grossesses adolescentes a diminué, en revanche, la perception des grossesses adolescentes comme un problème social a, elle, augmenté (2) ». Deux types de phénomènes expliquent l’inquiétude des pouvoirs publics : d’une part la persistance des tabous concernant la sexualité adolescente, d’autre part la marginalisation sociale des jeunes parents, notamment dans les pays anglo-saxons.

Dans l’ensemble des nations occidentales, l’âge moyen du premier rapport sexuel est de 17 ans. Dans les années 1960, il était de 20 ans pour les hommes et 21 ans pour les femmes. L’exposition des adultes et des adolescents à des messages au contenu sexuel explicite entraîne l’abaissement de l’âge du premier rapport. Or le système de valeurs de certaines sociétés rend parfois très difficile l’acceptation de ce fait accompli. « Plus une société est disposée à prendre acte du caractère inéluctable de la sexualité des jeunes, plus elle est en mesure de mettre en œuvre des politiques de prévention efficaces », remarque l’Unicef (3).

La stigmatisation des grossesses précoces est intimement liée aux perceptions de la sexualité adolescente dans les différents pays industrialisés. De ce point de vue, le rapport de la CNAF distingue trois types de société.

La Suède, pays pionnier

Dans le premier groupe, les adolescents doivent être préservés le plus longtemps possible de la sexualité. Strictement réservé aux adultes, l’acte sexuel n’est acceptable que si les individus sont en mesure de fonder une famille sans dépendre de l’aide sociale. Cette vision a inspiré les programmes d’abstinence sexuelle mis en œuvre depuis la fin des années 1970 aux Etats-Unis. Les messages émanant de l’école et des médias présentent la virginité et la chasteté de façon très positive. La sexualité ne pouvant s’épanouir que dans le cadre du mariage, elle ne doit pas être gaspillée dans des relations sans amour.

La loi sur la vie familiale adolescente (Adolescent Family Life Act), adoptée en 1978 sous la présidence de M. James Carter, a ainsi encouragé les Etats fédérés à mettre en place de tels programmes d’abstinence afin de bénéficier des subventions du ministère de la santé et des services à la personne. Dans les années 1980, sous l’administration Reagan, l’Office de la sexualité adolescente, l’organisme fédéral chargé des politiques de planning familial en direction de la jeunesse, a mis en place un réseau de centres d’écoute - les centres de chasteté, Chastity Centers - spécialement destinés à promouvoir l’abstinence sexuelle. Cela n’a pas été remis en cause par les démocrates sous la présidence de M. William Clinton, bien au contraire. Approuvée par le Congrès en août 1996, la loi sur l’assistance temporaire aux familles dans le besoin (Temporary Assistance for Needy Families, appelée Tanf) cite, dans l’exposé des motifs, la nécessité de réduire les grossesses précoces en encourageant la procréation dans le cadre du mariage. Un fonds d’aide à l’abstinence sexuelle d’un montant de 50 millions de dollars par an a été créé. Selon cette loi, les jeunes mères doivent obtenir leur baccalauréat et vivre dans la maison familiale ou dans un environnement supervisé par un adulte. Les Etats ont également le droit de diminuer les aides aux femmes qui continuent à avoir des enfants alors qu’elles bénéficient de l’aide aux parents isolés (23 d’entre eux ont adopté ces family caps). Toutefois, les Etats ne dépensent en moyenne que 8 dollars par an pour ces programmes de réduction des grossesses adolescentes.

Le retour des républicains à la présidence en janvier 2001 a marqué une nouvelle rupture. Très influents dans l’entourage présidentiel, les plus radicaux souhaitent nier le droit des jeunes mères à recevoir l’aide sociale et limiter les aides aux seuls couples mariés. Cette mesure, bien qu’inscrite dans la loi de 1996, n’avait jamais été mise en œuvre.

Dans le deuxième groupe de pays, qui inclut les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, on continue à traiter la sexualité adolescente comme un phénomène à combattre. Les jeunes sont fortement encouragés à repousser l’âge du premier rapport sexuel. Néanmoins, la sexualité juvénile apparaît comme un mal inévitable qu’il faut accompagner en raison de l’inefficacité des dispositifs répressifs ou du déni.

Ce pragmatisme est dominant en Grande-Bretagne depuis le retour au pouvoir du Parti travailliste en 1997. Le premier ministre Anthony Blair écrit, dans un rapport de l’unité sur l’exclusion sociale (Social Exclusion Unit), organe de réflexion au sein de son cabinet : « Je ne crois pas que les jeunes devraient avoir un rapport sexuel avant l’âge de 16 ans... Mais je sais aussi que, quoi que l’on puisse en penser, certains jeunes continuent d’avoir des rapports. Nous ne devons pas condamner leurs actions. Mais nous devns être prêts à les aider à éviter les risques très réels que représente la sexualité en dessous de l’âge normal (4). » Volontiers alarmistes, les pouvoirs publics britanniques tiennent un discours médicalisé et pessimiste, pour alerter sur les conséquences négatives de rapports non protégés. Les jeunes filles sont ainsi averties que la grossesse n’est pas toujours une bonne nouvelle, qu’un enfant représente à la fois un travail fatigant et une charge affective et financière pouvant ruiner leur avenir. Pour leur part, les jeunes pères sont prévenus qu’ils devront contribuer financièrement à l’entretien de l’enfant.

Le troisième groupe de sociétés comprend les pays d’Europe continentale et scandinave, dont la France, la Suisse et la Suède. Les pouvoirs publics ne nient pas le droit des jeunes à la sexualité. Il s’agit plutôt de leur permettre d’en contrôler les risques en mettant à leur disposition les moyens de contraception adéquats qui tiennent compte de leurs moyens financiers et de leur besoin de confidentialité.La Suède est la pionnière de cette conception dépassionnée de la sexualité adolescente. Dès 1975, les pouvoirs publics développent des politiques de contraception volontaristes grâce à la création d’un réseau national de cliniques pour les jeunes, qui leur offrent une information confidentielle. De plus, les jeunes filles peuvent avoir accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) gratuitement, sans autorisation parentale préalable. Les résultats ont été spectaculaires : dans la décennie suivante, le taux de grossesses adolescentes a diminué de 80 %, selon l’Unicef. Le modèle suédois a fait école en Europe scandinave et continentale, où la sexualité apparaît comme une dimension normale de l’adolescence.

Une affaire privée ?

En revanche, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne détiennent le record des grossesses adolescentes parmi les pays occidentaux. Socialement déviantes par rapport au modèle des maternités planifiées et pleinement désirées par des adultes financièrement autonomes, les « bébés-mères » suscitent une forme de rejet social. Aux Etats-Unis, les maternités précoces sont associées au sous-prolétariat - underclass - avec une forte composante raciale, sinon raciste : 80 % des jeunes mères proviennent de familles pauvres, alors que les jeunes filles issues de ces familles ne représentent que 40 % de la population adolescente. Celles qui sont d’origine afro-américaine ont des taux de grossesse atteignant quasiment le double de la moyenne nationale (5).

La Child Support Agency, agence de recouvrement des pensions alimentaires, identifie le père pour le contraindre à contribuer au coût de l’enfant. Dans certains Etats, ce sont les mères elles-mêmes qui doivent le localiser sous peine de se voir supprimer tout ou partie des prestations. Le message est clair : les adolescents des deux sexes ne peuvent concevoir des enfants en toute impunité. L’enfant est considéré comme une affaire essentiellement privée, qui doit être prise en charge par les parents quel que soit leur âge. Selon une des spécialistes de la question des maternités précoces, Isabel Sawhill, « Tanf a dit aux jeunes mères : “Si vous devenez mère, cela ne vous dispensera pas de l’obligation de finir l’école et de subvenir à vos besoins et à ceux de votre famille par le travail ou le mariage”. Aux jeunes hommes, le programme affirme : “Si vous devenez le père d’un enfant né hors mariage, vous serez responsable de son entretien” (6). »Au Royaume-Uni, l’aide aux adolescentes revêt également un caractère conditionnel lié à la volonté d’inciter les jeunes couples ou les mères seules à devenir une unité familiale financièrement autonome, grâce notamment à l’emploi salarié. Depuis avril 2001, les mères seules candidates à l’aide sociale sont tenues de participer à un entretien avec un conseiller pour l’aide et le retour à l’emploi afin de déterminer leurs capacités à trouver un travail. Si elles peuvent travailler, elles sont alors orientées sur le Programme d’aide à l’emploi pour les parents isolés (New Deal for Lone Parents). Il n’a pas le caractère punitif du Tanf américain. Cependant, comme aux Etats-Unis, l’agence de recouvrement des allocations familiales identifie les jeunes pères démissionnaires, tenus de participer aux dépenses pour l’enfant. En revanche, en Europe continentale, notamment en Allemagne et en France, les politiques de prise en charge revêtent une dimension plus globale. Elles sont articulées autour d’un projet d’intégration des jeunes en difficulté. Les jeunes mères françaises bénéficient de l’allocation de parent isolé (API) jusqu’à ce que l’enfant ait atteint l’âge de trois ans.

Quant au rôle des jeunes garçons dans la paternité précoce, il reste relativement mineur. Victimes, selon Hughes Lagrange (7), d’une « crise de la masculinité adolescente » liée au déclin du patriarcat, ils sont plutôt confrontés à un problème d’ « accès aux filles ». En effet, ces dernières ont souvent des partenaires plus âgés. Aux Etas-Unis, une étude estime que 50 % à 70 % des pères d’enfants nés de mères mineures seraient âgés de plus de 20 ans (8). En Grèce, l’écart d’âge moyen entre la jeune mère et son partenaire serait de sept ans et demi. L’attention des pouvoirs publics devrait dès lors se concentrer sur les hommes plus âgés, partenaires sexuels de prédilection des très jeunes filles. Le degré d’insertion des jeunes ainsi que la capacité à les accompagner face à la prolifération des messages sexuels s’avèrent cruciaux pour réguler les conduites à risque, souvent utilisées comme moyens d’affirmation de soi mais aussi de transgression des normes de la société adulte. En fait, plus les attentes des adolescentes pauvres sont brimées dans une société typiquement inégalitaire, plus les très jeunes filles sont tentées de choisir la grossesse comme moyen d’affirmer une identité sociale ou un projet de vie... L’une des meilleures façons de prévenir les maternités précoces consiste donc à susciter l’espoir chez les jeunes issus de milieux défavorisés.

(1) Corinne Nativel et Anne Daguerre, Les Matenités précoces dans les pays développés : problèmes, dispositifs, enjeux politiques, rapport commandé par la CNAF, le Centre d’étude et de recherche sur la vie locale - Pouvoir, action publique, territoires, Sciences-Po Bordeaux, juillet 2003.

(2) « Le classement des maternités adolescentes dans les pays riches », Innocenti Report Card, n° 3, Florence, juillet 2001.

(3) Op. cit.

(4) Teenage Pregnancy, Social Exclusion Unit, The Stationery Office, Londres, 1999.

(5) Stephanie Ventura et alii , « Trends in pregnancy rates for the United States : an update », National Vital Statistics Reports, 49

(6) « What can be done to reduce teen pregnancy and out-of-wedlock births ? », dans Isabel Sawhill, Kent Weaver, Ron Haskins et Andrea Kane, Welfare Reform and Beyond, The Brooking Institution, Washington, 2001.

(7) Les Adolescents, le sexe et l’amour , Syros, Paris, 1999.

(8) Carol Roye et Sophie J. Balk, « The Relationship of partner support to outcomes for teenage mothers and their children : a Review », Journal of Adolescent Health, n° 19, Orlando (Etats-Unis), 1996, pp. 86-93.


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Publié sur OSI Bouaké le mardi 24 novembre 2009

 

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