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Liberia : plaidoyer pour les enfants soldats


Par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 04/05/2008

Pendant trois ans (2005-2007), l’équipe que je coordonnais a accompagné plus de 250 jeunes. C’est une action tout à fait dérisoire, lorsque l’on songe aux 106 000 combattants démobilisés, et aux 12 000 mineurs qui se trouvaient parmi eux. Et pourtant...

Le travail de soins, surtout dans le champ de la santé mentale humanitaire, force à la modestie, mais aussi à la détermination : accepter de faire peu, mais essayer de faire au mieux. En rupture avec les programmes qui pensent gérer la santé mentale « des populations » par des sensibilisations larges et grâce à des formations standardisées (en particulier autour du très à la mode « counceling en psychotrauma »), nous défendions une approche soignante singulière, modeste, forcément réduite puisque portée par une petite équipe, qui se formait chemin faisant, et qui gardait son enthousiasme en découvrant à quel point les jeunes progressaient et avaient besoin de cet espace de rencontre hebdomadaire, et de ce lien fiable, solide, durable, qu’ils mettaient à l’épreuve pour peu à peu sortir de leur confusion.

Former les travailleurs sociaux au soutien psychologique

Lorsque par la suite nous avons décidé d’élargir le travail en santé mentale pour répondre aux nombreux besoins repérés dans la communauté (femmes victimes de violences, personnes sévèrement traumatisées, malades mentaux) la formation et les compétences acquises par l’équipe avec les jeunes ont été très utiles.

Puisqu’il n’était pas possible de démultiplier les interventions de cette petite équipe, nous avons décidé fin 2006 de publier un manuel simple, destiné aux travailleurs sociaux du Liberia en charge de ces jeunes. En effet, nous étions la seule équipe dans le pays à avoir proposé un soutien psychologique à des mineurs démobilisés ; les enseignements tirés de ce travail avec eux étaient précieux et ils ont été très utiles aux autres acteurs professionnels du DDRR, programme de désarmement, démobilisation, réintégration et réinsertion.

C’est ainsi que le manuel « They grew up in the fighter’s world » a été distribué à plus de 600 exemplaires en mai 2007, comme support d’échanges et d’aide aux professionnels. Dans le Bong County, l’équipe anime à présent régulièrement des groupes de travail avec des instituteurs, des intervenants sociaux, des formateurs.

Au Liberia, le processus de paix ne comporte pas encore la mise en examen des principaux chefs de guerre. Pourtant, cette étape de justice, et de mémoire, s’il elle n’absout pas les combattants de leurs crimes, est indispensable pour l’avenir, et tout particulièrement celui des enfants soldats qu’ils ont entraînés dans leurs macabres aventures.

Les autres limites à la réinsertion des jeunes démobilisés sont celles auxquelles sont confrontés tous les Libériens : le chômage massif, une grande misère, un pays détruit, sur fond de deuils et de souvenirs terribles. Mais la paix est là, avec ce qu’elle véhicule de soulagement et d’espoirs, de reconstruction et de rêves. Et la plus part d’entre eux ont appris à le reconnaître et à le partager.

Le travail avec les enfants soldats oblige à penser le monde autrement

L’expérience professionnelle racontée au cours de cette série d’articles, a été passionnante, quoique difficile, et c’est aux Libériens, en particulier ceux de l’équipe santé mentale, que va toute ma reconnaissance. Elle m’a conduite à aborder la question des enfants soldats de façon concrète, avec son lot de doutes et d’interrogations, mais avec son potentiel de découvertes et de recherches.

Elle m’a surtout donné la chance de faire ces rencontres qui dérangent, parce qu’elles obligent à regarder autrement le travail soignant, à en interroger le sens et la légitimité (« qu’est-ce que je fous là ? »). Mais qui poussent à continuer : partout dans le monde, la détresse psychique, tout comme la maladie mentale, déterminent des douleurs morales et des difficultés relationnelles et sociales qui doivent être entendues et prises en compte, avec des réponses pensées localement. Surtout dans les périodes d’après-guerre, quand les régulations culturelles traditionnelles et les systèmes de soins sont détruits ou débordés, et qu’émergent des situations particulières.

A cet égard, le travail avec les enfants soldats est emblématique. Il oblige à penser la guerre et le monde des hommes autrement, car on ne sort pas indemne d’une rencontre avec eux. C’est d’ailleurs ce qui fait toute sa richesse...

Le soutien psychologique, parent pauvre des programmes de démobilisation

Tandis que le monde occidental s’effraie de l’émergence des enfants comme acteurs dans les conflits armés, tandis que se multiplient colloques « entre soi » et déclarations politiques solennelles, la situation ne cesse de se dégrader : on compte actuellement par le monde un demi million de mineurs enrôlés dans les forces armées gouvernementales, comme dans les forces para militaires, milices ou autres factions. 85 pays sont concernés. On estime que 300 000 d’entre eux ont un rôle de combattants actifs, mais leur nombre exact est très difficile à déterminer.

De vastes programmes de démobilisation et de réinsertion se mettent en place dans les zones de postconflit, souvent avec l’aide des Nations unies. Mais même pour ces mineurs, la prise en compte spécifique de la santé mentale est chose rare. Des raisons à cela : en phase d’après-guerre, les besoins vitaux sont massifs et les moyens affectés à la reconstruction toujours insuffisants.

Les DDRR sont des programmes couteux, utiles mais mis en place dans l’urgence, et qui supposent des moyens logistiques et administratifs si énormes qu’ils empêchent de penser la singularité des personnes et du soin. Et cela se produit d’ailleurs aussi avec les ONG internationales. L’aide psychologique est considérée dans sa conception occidentale comme inadaptée aux contextes culturels différents, et surtout, les enfants soldats sont regardés de loin, et de façon tristement binaire : ils sont considérés comme spontanément résilients, ou tout à fait incurables. Les yeux se détournent et les ONG locales en charge de la réinsertion se débrouillent comme elles peuvent...

Pourtant, et nous en avons fait l’expérience, si les acteurs de terrain se heurtent à des difficultés aux quelles ils ne sont pas préparés, tous s’accordent à penser que leur travail est utile, mais que les programmes de qualification professionnelle sont beaucoup trop brefs pour laisser aux jeunes le temps qui est nécessaire à leur reconstruction psychique. Des sessions de formation et d’échanges sur leurs pratiques sont accueillies par ces intervenants avec grand intérêt, et s’avèrent très utiles.

Accueillir les enfants soldats et leur redonner confiance

Ces jeunes sont souvent réduits à leur étiquette d’enfant soldats, avec tout ce que cela véhicule de peur et de méfiance. La démarche essentielle consiste à considérer chacun d’entre eux comme une personne en devenir, porteuse d’une histoire personnelle singulière. Sans complaisance mais sans jugement, il s’agit de les accueillir et de leur redonner confiance. Tous savent que la paix est à ce prix.

Les enfants soldats ne sont pas des enfants comme les autres, mais ils ne sont pas non plus des enfants perdus. Les législations internationales visant à interdire leur enrôlement existent mais ne sont pas appliquées. Comment pourrait-il en être autrement, dans ces guerres sales, aux marges du monde, qui prennent les civils pour cibles ?

Quel que soit leur nombre, quelle que soit l’ampleur de la tâche, reste une priorité : celle d’accueillir ces jeunes dans un monde qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Le travail que nous avons conduit au Liberia montre à quel point c’est nécessaire, et surtout possible.


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Publié sur OSI Bouaké le mercredi 30 juillet 2008

 

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