Par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 14/04/2008
Lorsque l’on s’occupe des enfants démobilisés, il est une démarche incontournable et qui ne va pas de soi : tenter de se représenter le monde dans lequel ils ont grandi. Leurs récits sont souvent si crus et si violents qu’on doit se départir d’une fascination morbide ou d’un rejet horrifié, pour préserver une compréhension sans complaisance ni jugement. La plupart des jeunes peinent d’ailleurs à se raconter, mais l’on devine, derrière les tourments et la confusion d’aujourd’hui, l’indicible « autre monde » qu’ils viennent de quitter.
Le théâtre pour chasser les démons
« Time (of war) is over, now... We are not killers any more. » Ils essaient d’oublier mais comment y parvenir, alors que les gens dans la rue les évitent, et que les regards croisés sont remplis d’effroi ? L’équipe de santé mentale à mis en place un atelier de drama : courtes pièces de théâtre, improvisations ou jeu après une petite préparation, thème prévu pour la séance suivante, histoires à plusieurs fins... Le théâtre était un support d’expression simple à proposer, car familier à la culture libérienne. Il était suivi d’une discussion ouverte, un temps de reprise puis de détente.
Ils ont ainsi raconté, peu à peu, un monde de violences déréalisées par l’usage massif de drogues, dans lequel toutes les règles et valeurs étaient inversées, les repères culturels et sociaux explosés, d’où cette réduction des civils à des « human beings », de la volaille méprisée.
L’enjeu d’une réintégration, on le voit, ne se réduit pas à l’acquisition de compétences professionnelles et d’un petit pécule, même s’ils sont indispensables. Pouvoir se poser dans un espace « entre deux mondes » est nécessaire, espace-temps bien sûr, espace identitaire aussi (j’ai rapporté à quel point les enfants-soldats tenaient à leur statut de SDP children), l’espace pour un cheminement, difficile mais incontournable.
Les plus jeunes occupaient toutes sortes de positions dans les bandes armées : esclave sexuelle, porteur, cuisinier, combattant, espion, chargé des munitions, commandant, et même général. Et qu’ils soient victimes ou meurtriers, enrôlés de force ou volontaires, ils appartenaient tous à leur faction. Obligés d’endosser une sorte d’identité nouvelle et de renoncer à tous leurs repères antérieurs, ils étaient propulsés dans un monde pour lequel tout ce qui était auparavant familier devenait irréel. Ainsi, Peter, 14 ans :
« Dans la jungle, ton esprit est différent, tu ne penses pas de la même manière. Tu n’es plus un être humain. Tu vois les gens de la communauté différemment, comme si tu t’en fous. Ils sont comme des poulets. Oui, ou comme des fourmis, ils ne sont rien pour toi... »
Zubah, 16 ans, qui a été combattant pendant des années, s’agace de cette présentation :
« Mais quelques fois, tu pouvais être un humain ! Comme quand ton commandant de te demandait de tuer quelqu’un, tu pouvais l’emmener derrière un arbre, lui tirer dans les jambes et lui dire de courir au loin ! »
Cette déshumanisation des enfants passait souvent par le fait de tuer des proches, pour ainsi marquer l’impossibilité d’un retour dans la communauté. Benda, 13 ans, esclave depuis l’âge de dix :
« Comment peux-tu devenir un être humain si on t’a demandé de cuisiner et manger des morceaux humains ? »
La violence régnait aussi à l’intérieur des factions, dirigée contre les plus jeunes, les plus faibles. Bainda, 14 ans, espion et combattant pendant un an :
« On devait aller voler dans les villages pour notre commandant. On était petits et donc c’était facile. Si tu arrivais à lui ramener de la nourriture, c’était ok pour toi, et il te donnait à manger. Mais si tu ne pouvais pas... tu avais des gros problèmes ! Il te faisait mettre des cailloux dans la bouche, et ensuite il te giflait, ça fait tellement mal ! Et si tu essaie de t’échapper, il te tue. On n’osait rien dire... »
Cependant, en particulier ceux qui combattaient, avaient le sentiment d’être protégés, invincibles. Les croyances magiques, qui justifiaient en partie les actes de cannibalisme (s’approprier la force des ennemis tués), étaient omniprésentes, véhiculées par les chefs et leurs charlatans, parodiant les rituels secrets de la tradition. Flomo, 14 ans, porteur de munitions et espion, raconte ainsi :
« Notre commandant nous emmenait au front et on devait s’accrocher à sa chemise. Rien que de la toucher, on était à l’abri des balles (« bullet proof ») et on survivait... Il portait avec lui une bouteille avec dedans deux bouches, qui le protégeaient des dangers de la bataille. Les bouches lui parlaient et l’ont sauvé plusieurs fois... Je le vois toujours, je l’ai vu la semaine dernière, il a toujours sa bouteille ! Donc je pense que ce « médicament », il marche ! »
Un sentiment de puissance forgé à la drogue dure
La consommation massive d’alcool et de drogues (cocaïne, amphétamines, marijuana, valium, etc.) a contribué à projeter les combattants dans cet autre monde, et à forger ces sentiments de toute puissance, leur permettant d’aller avec insouciance à la bataille, de commettre des actes d’extrême violence ou tout simplement de supporter un quotidien misérable.
L’inversion des règles communes était totale et le vocabulaire en porte la trace. Ainsi, faire l’amour est synonyme de viol, un homme fort est un tueur, et non plus un homme courageux. Les personnes âgées et les leaders communautaires, traditionnellement respectés et gardiens des traditions, étaient particulièrement humiliés.
« The gun is my father » (« c’est ce fusil, mon père ») est un « drama » proposé par un groupe de garçons et de filles en avril 2005 : certains sont des villageois, d’autres jouent les combattants. Face à eux, un père et son fils. Les combattants attaquent : « Donne-moi tes chaussures et de la nourriture, dépêche toi ! » Ils commencent à frapper. « Et toi, là, arrive ici et porte ça pour nous ! Si tu parles, je te tue ! » Le garçon regarde son père qui fait ce qu’on lui dit. Les combattants s’éloignent... Le fils à son père : « Tu sais quoi ? Je vais me protéger maintenant, je vais les rejoindre et avoir une arme ! » Le père reste silencieux... Le fils : « Je veux une arme pour moi ! » Les combattants lui en donnent une, l’applaudissent, le félicitent. Il embrasse le fusil et lui parle : « A présent, c’est ce fusil, mon père ! »
Suite du « drama », après la guerre : le fils rentre et retrouve son père, mais refuse de l’écouter. « Je me fous de ce que tu dis, où étais-tu quand j’avais besoin de toi ? Qui me protégeait ? Personne ! Je n’obéis qu’à mon fusil ! » Puis les enfants proposent une autre conclusion : celle d’une famille enfin réunie.
Tous ces jeunes n’étaient certes pas des anges, mais ils n’étaient pas non plus des monstres. Nulle complaisance, nulle victimisation dans un accompagnement soignant : l’enjeu, c’était de les aider à sortir de leur confusion. Nommer ces « bad bad things » (et le « drama » était un merveilleux moyen pour cela) permet de les tenir à distance mais aussi de les ordonner, de les critiquer, de les supporter.
Et les sessions de soutien psychologique étaient le plus souvent centrées sur leurs difficultés présentes. Après l’agitation et la confusion des premiers mois, l’effondrement, les idées noires, le désespoir étaient là, entrainant réactions de colère pour les uns, repli ou autodestruction pour les autres. Et c’est leurs histoires d’enfance, avant la guerre, qu’ils ont alors raconté.