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En Birmanie, la junte pompe l’argent de Total

l’ONG Earth Rights révèle les liens entre le groupe pétrolier français et la dictature de Rangoun.


Libération, Arnaud Vaulerin, 10 Septembre 2009 Total est à nouveau rattrapé par ses liens troubles avec la junte birmane. Dans un rapport publié aujourd’hui, que Libération a pu lire en avant-première, l’ONG américano-thaïlandaise Earth Rights International (ERI) accuse le géant pétrolier français et son partenaire américain Chevron (ex-Unocal) d’être les principaux soutiens financiers de la junte, au pouvoir depuis 1962, ainsi que d’avoir « contribué à un haut niveau de corruption en Birmanie » et de se rendre indirectement complice de « travail forcé et d’exécutions » sur le site du gisement gazier de Yadana, dans le sud du pays (1). Contactée hier par Libération, la direction de Total n’a pas souhaité s’exprimer avant d’avoir lu ce rapport.

Après deux ans d’enquête, ERI révèle que le gisement de Yadana a permis au régime birman d’engranger 4,83 milliards de dollars (3,31 milliards d’euros) entre 2000, début de l’exploitation du site, et 2008. Sur la même période, les enquêteurs avancent que « Total aurait perçu approximativement 483 millions de dollars [331 millions d’euros]et Chevron, 437 millions de dollars [299 millions d’euros] après avoir déduit 30% de taxes imposées par le régime et 10% de coûts de production ».

MANNE. Selon les enquêteurs « 75% des revenus du projet Yadana vont directement au régime militaire ». Loin d’être versée au budget national, cette manne détournée par les généraux « est localisée dans deux grandes banques offshore à Singapour, réputées pour abriter des fonds des gouvernements de la région et des diasporas ». D’après ERI, il s’agit d’une part de la « Overseas Chinese Banking Corporation (OCBC), qui détient la plupart de ces revenus », d’autre part de « DBS Group ». L’OCBC, précise ERI, est « une des plus grandes institutions financières du marché malaiso-singapourien » et DBS group « la plus grande banque du Singapour en terme d’avoirs ».

EarthRights International conclut que « Yadana a été un élément décisif permettant au régime militaire birman d’être financièrement solvable ». Autrement dit, il a pu « à la fois ignorer la pression des gouvernements occidentaux et refuser au peuple birman toute demande démocratique ».

Régime autoritaire doté de solides et croissants moyens financiers, le Conseil d’Etat pour la paix et le développement (nom officiel du régime) a pu agir à sa guise dans la région de Tenasserim où est installé le gisement et le pipeline reliant la mer d’Andaman à la Thaïlande. Là, dans un corridor long de 60 km, vivent près de 50 000 personnes. Total et Chevron ont confié leur sécurité et celle de leurs installations à l’armée birmane. Selon ERI, « au moins 14 bataillons militaires interviennent dans la région pour assurer la sécurité du pipeline ».C’est dans cette zone difficile d’accès qu’Earth Rights International enquête depuis une quinzaine d’années.

Travaux forcés. Témoignages à l’appui (lire page suivante), elle évoque plusieurs cas récents de « travail forcé ». Les militaires birmans obligent les villageois à construire des abris pour eux ou la police, à participer à des tours de garde, etc. Ces révélations contredisent les affirmations de Total selon lesquelles le travail obligatoire a été « éradiqué »dans la région. Par la voix de Jean-François Lassalle, directeur des relations extérieures, le groupe pétrolier dit pourtant « avoir toujours veillé à ce qu’il ne soit pas pratiqué dans la zone ». L’Organisation internationale du travail (OIT) a précisé en août qu’il serait« injuste et inexact de dire que le travail forcé n’existe plus dans la zone du pipeline ». En 2005, l’entreprise avait indemnisé huit plaignants birmans qui poursuivaient Total pour« séquestration arbitraire ». Le rapport d’ERI illustre le décalage saisissant entre le respect des droits sociaux et des droits de l’homme, dont Total se revendique dans sa « charte éthique », et la réalité sur le terrain.

Les entretiens menés auprès de villageois et de déserteurs rapportent des exécutions -notamment un enfant, en 2007-, des cas de tortures, de taxations arbitraires, d’expropriation… Face à de tels témoignages, les doutes d’ERI sur la réalité des programmes de santé et d’éducation subventionnés par Total passent largement au second plan.


TEMOIGNAGES

« Si vous ne signez pas, je vous descends »

Les récits de paysans recueillis le long du gazoduc décrivent un système de quasi-servage.

Témoignages extraits du rapport de l’ONG Earth Rights International « Total impact ».

Construire pour l’armée

Un habitant du village de Zinba, le long du gazoduc Yadana. « Début 2009, les soldats birmans [chargés de la sécurité du gazoduc de Total] basés près de chez nous ont demandé à notre village de construire un nouveau camp de police. L’ordre a été donné fin mars. Le terrain appartient à deux villageois. Je n’ai pas entendu dire qu’ils avaient été compensés. Les habitants ont dû couper du bambou, du bois, des feuilles et construire les huttes. Je les ai entendus dire "aide" plutôt que "travail forcé". Ils n’osent pas utiliser ces mots. »

Un habitant se plaint de l’afflux de soldats déployés dans les villages le long du gazoduc : « Les soldats n’arrêtent pas de venir. Ils sont deux ou trois à la fois. Ils s’emparent de nos légumes, de fruits et d’autres biens qui nous appartiennent sans nous demander la permission. Ils nous demandent aussi de planter pour eux, de scier du bois dans la forêt et d’autres types de travail forcé… Le travail forcé est incessant »

Monter la garde la nuit

Un habitant du village de Michauglaung, le long du pipeline, explique qu’il était contraint par l’armée birmane d’assurer la sécurité du gazoduc : « Il nous fallait aussi monter la garde la nuit une fois toute les deux semaines pendant trois heures. Si on s’endort il faut payer en gage à l’armée birmane trois kilos de poulet. Parfois, ils nous battent, et il faut accomplir un jour de travail forcé ».

Donner sa terre sans compensation

Un habitant raconte en 2008 comment les militaires l’ont contraint à donner son terrain pour la construction d’une route près du gazoduc. « L’officier Saw Khun Chow est venu avec un dossier et nous a demandé de signer un papier pour la compensation qu’on était supposé obtenir. L’acte stipulait qu’on "donnait sans contrainte nos terres à l’Etat". Tous les villageois ont refusé. On en a parlé avec le bureau et on a tous refusé de signer. L’officier a alors sorti son pistolet en disant "Si vous ne signez pas, je vous descends sur le champ". Alors on a dû signer. »

.: rapport de l’ONG Earth Rights International :.

Publié sur OSI Bouaké le mardi 15 septembre 2009

 

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