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Dans les orphelinats d’Inde, la vie des femmes de l’ombre

Reportage sensible dans les orphelinats d’Inde


Écrit par Karine Delmas [1] (texte et photos)- 06-11-2007

Inde du sud, orphelinat de la région de Cochin. Une dizaine de femmes consacrent leur vie à s’occuper d’un centaine d’enfants. La plupart sont elles-mêmes issues de pensionnats ou ont été victimes de rejets et de maltraitances. Elles trouvent dans ces structures le moyen de survivre, et, peut être, de donner un nouveau sens à leurs vies.

Elles sont nombreuses ces femmes, qui vivent ensemble. Elles semblent appartenir au temps. Qui s’est figé d’ailleurs. Elles font partie des murs, ces murs ternes et nus. Elles sont l’âme même de ce lieu, sa chair et son sang. Leurs histoires se sont évaporées. Elles sont une. Assorties telles des siamoises dans les méandres obscurs des non-dits. Les souvenirs leur ont consumé le coeur, fragilisé le ventre, terrassé l’imagination. En les regardant se mouvoir lentement, avec lourdeur, j’imagine qu’elles survivent. Comme si le poids de la douleur pouvait surenchérir avec la chaleur poisseuse de la mousson. Pourtant leurs visages rient, contrastant sans effort avec la mélancolie de leurs regards.

Les plus âgées semblent avoir capitulé, comme s’étant résignées à admettre l’incontournable fatalité. Peut être ont elles fini par faire taire tout relent de lutte intérieure. Par accepter qu’elles ne puissent rien espérer de mieux. Qu’à bien y réfléchir, elles ont probablement eu beaucoup de chance. Que, par conséquent, elles n’ont pas le droit de se plaindre. Mais une femme indienne ne se plaint pas. Cela lui est interdit. Elle ignore même ce qu’est la plainte. Une femme indienne se tait. On ne lui accorde, au mieux, que le droit de respirer, et le devoir d’obéir. L’étau de la famille, de la société, d’un monde cloisonné, hiérarchisé à en perdre la raison, se resserre sur elle dès son premier cri. Le seul qu’on lui autorisera jamais à pousser. Ensuite plus rien. La loi du silence dans un monde hostile, qui a oublié de lui faire une place. Aussi petite soit-elle. Les plus âgées ont baissé les bras. Hormis le chagrin millénaire, sûrement créé à leur image, elles semblent avoir accepté. Elles occupent l’espace discrètement, dans leur saris fanés, en rasant les murs et en chuchotant. Priant peut être pour qu’on les oublie. Pourtant c’est déjà chose faite ! Le monde du dehors ignore jusqu’à leur passage sur cette terre. Elles se sont perdues, et les vestiges de leur beauté d’antan s’amenuisent en même temps que leurs forces. Elles sont grises, et tellement seules, régnant en maîtresses désabusées sur un univers étroit, fermé, qui les a pourtant recueillies. Le seul endroit où on ne leur jettera pas de pierres, où on ne tentera plus de les immoler par le feu, où on les tolérera. Un lieu rassurant, loin de tout, dans lequel elles trouvent peut être la force de ne plus se considérer comme de vulgaires poids morts. Et d’échanger leur sentiment d’inutilité contre une vague sensation d’appartenir encore à l’espèce des humains.

Les plus jeunes ont encore au fond de l’oeil la férocité de leurs désirs inassouvis, et des torrents de larmes jamais versées. On sent la fougue, l’envie de vivre, comme autant de besoins urgents. Elles sont gaies le plus souvent, comme à la recherche d’une légèreté jamais offerte. Elles paraissent assoiffées d’une vie inaccessible, et en même temps déjà terrassées par l’implacable destin dont elles se savent les victimes. Elles nous envient, nous les blanches, putains occidentales. Mais elles nous regardent avec curiosité et bienveillance. Avec affection parfois. Nous représentons l’utopie d’un monde meilleur, du droit à l’existence. Nous sommes des femmes et nous en sommes fières. Alors que pour elles, tout n’est que culpabilité, violence, interdits, soumission et souffrance indéfectibles. Nous sommes les porte-flambeaux de leurs rêves les plus secrets, du vent de liberté qui souffle dans les tréfonds de leurs âmes, de leurs espoirs inavoués d’amour choisi, de mariages libres, de baisers volés... Nous sommes des reines, les reines de tous les possibles. Avec nos « boy-friends », nos pantalons, nos téléphones portables, notre argent, et toute l’arrogance de celles qui ignorent la chance qu’elles ont. Mais elles ne nous jugent pas. Elles se contentent de se moquer de nous avec douceur.

Elles sont pourtant tellement plus belles et plus fortes que nous. Elles incarnent la lumière dans un univers de ténèbres. La grâce les a touchées. Leurs grands yeux noirs ont sondé les profondeurs des mondes et côtoyé les plus grands soleils. Elles en ont extrait l’essence la plus pure, dans une conscience totale, qui nous dépasse. Cependant que nous pataugeons encore dans la fange de nos névroses, elles tiennent du Divin.

Il n’a pas fallu longtemps pour qu’elles nous fassent une place dans leur intimité relative. Peut être leur apportons-nous un peu d’oxygène. Elles sont nos mères nourricières, nos amies pour la vie, spontanément. Elles donnent beaucoup d’elles-mêmes, lorsque après avoir sondé nos coeurs opaques, elles y dénichent l’écho et la confiance nécessaire. Elles parlent peu, souvent par gestes, beaucoup par le regard. Elles nous aiment à leur manière. Pudique. Comme elles aiment ces enfants, les leurs, les seuls qu’elles n’auront jamais. Qui, sans être sorti de leurs entrailles de vierges reniées, forment désormais leur seule famille, leur unique repère.

Elles sont orphelines aussi. De fait ou de vie. La tendresse de ces enfants apaise peut être un peu la violence de leurs maux. Sans doute est-ce la seule manière qu’elles ont trouvé pour être plus douces avec elles-mêmes. Comme unique moyen de redonner du sens aux débris de leurs existences saccagées...

Et de se sentir femmes.

Enfin.


[1] Karine Delmas, photographe, est présidente de l’association En Jeux , qui intervient dans les domaines des jeux, de l’éveil et du soin dans les orphelinats. Elle signe ce texte pour L’Interdit.


VOIR EN LIGNE : L’Interdit
Publié sur OSI Bouaké le jeudi 15 novembre 2007

 

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