Adoption : clinique d’une néo-identité contemporaine

Publié le 4 janvier 2014 sur OSIBouaké.org

OSI Bouaké - 4 janvier 2013 - SD -

Rencontrant depuis 2005 [1] des personnes adoptées confrontées à des difficultés plus ou moins importantes pour construire leur vie, il apparaît nécessaire d’outiller la réflexion et l’intervention des professionnels auprès de ces enfants et adolescents devenant aujourd’hui des adultes.

L’adoption est un dispositif de création de filiation par les moyens du droit. Les effets de l’adoption plénière sont l’effacement de la filiation d’origine de l’enfant, pour y substituer un nouveau lien de filiation « exclusif et définitif », modifiant ses noms et prénoms, ainsi que sa nationalité (il devient français). L’acte de naissance est réécrit, l’enfant se trouve « né de » ses parents adoptifs, via ce que les juristes nomment une fiction juridique . L’adoption est une pratique récente, devenue depuis les années 1980 un moyen assez ordinaire de faire famille, qui s’est massivement développé depuis les années 2000 dans notre pays. Ce dispositif juridico-administratif qui se situe à l’interface entre les sociétés, entre les États et leurs populations, organise le flux d’enfants des pays du Sud vers ceux du Nord à des fins affiliatives. Du point de vue psychologique, cette pratique construit une néo-identité contemporaine, fabriquée par le droit [2] . Ainsi, les problématiques psychiques des adoptés ne peuvent être pensées comme isolées et individuelles, mais comme une « conséquence planétaire de la mondialité » [3].

Être adopté se caractérise donc par un itinéraire identitaire singulier, qui consiste à avoir existé dans une filiation et donc sous une identité donnée jusqu’à un certain âge, puis dans un second temps, sous une autre identité, s’accompagnant la plupart du temps d’une migration et d’un changement de classe sociale. L’articulation entre ces deux segments de vie est marquée par les ruptures produisant la déliaison des attachements antérieurs : qu’il ait vécu un délaissement parental, un abandon ou qu’il soit orphelin, l’enfant est pris en charge par les services sociaux ou une institution (délié affectivement), puis rendu juridiquement adoptable (délié juridiquement), et emmené en France pour être adopté (délié culturellement). Ainsi, le fils dernier-né de cette mère pauvre et célibataire qui vivait en Haïti, élevé ‘à la dure’ par un groupe de femmes (tantes et grand-mères) en pleine campagne jusque ses 6 ans, devient un petit français « né de » ses parents normands, fils unique et choyé de ce couple de médecins âgés, vivant en centre ville de Caen. Pour reprendre les mots d’une jeune femme de 21 ans, adoptée en Colombie, « l’adoption, c’est une capture et une transformation ».

Dans cet article [4] , nous nous interrogeons sur les effets psychologiques cliniques d’une telle procédure sur les personnes concernées, ses conséquences en termes identitaires et sur la manière dont le psychologue peut aider les adoptés à se penser au cours du travail thérapeutique.

1. Enfants déplacés, voyageurs sans bagages

Issus de l’ethnopsychiatrie clinique, nos travaux antérieurs ont montré l’intérêt et les limites de l’approche culturelle pour comprendre les mouvements psychologiques qui accompagnent l’adoption. La recherche menée de 2005 à 2007 a mis en évidence une déculturation massive chez les enfants adoptés à l’étranger, dont le cadre culturel interne a été partiellement attaqué ou totalement détruit [5]. Cette déculturation résulte d’un cumul traumatique lié aux événements de vie antérieurs à l’adoption, mais également aux effets de la procédure elle-même, d’autant plus susceptibles de produire du traumatisme que l’enfant est porteur de blessures antérieures.

D’abord, le changement juridique radical de l’identité de l’enfant et de sa filiation n’est pas sans conséquences sur le fonctionnement psychique. Hors, dans les initiations traditionnelles, le recours à certaines procédures traumatiques comme le changement du nom conduit à changer la personne [6].

L’autre facteur à l’origine de la forte déculturation des enfants est la perte radicale du « berceau culturel », par une migration accélérée dont les effets ne sont atténués ni par une présence affective et contenante déjà connue de l’enfant, ni par des mots porteurs de sens (du fait de la différence de langue entre parents d’adoption et enfant). Elle expose l’enfant à de multiples expériences de frayeur dans les premiers temps de son arrivée en France. La rencontre avec le pays d’accueil est saisissante : changement de personnes, de lieux, d’odeurs, de température, de nourriture, de façon de manger, de s’asseoir, de se laver… Tout est inconnu. La rapidité et la qualité de l’adaptation de l’enfant adopté attestent que la métamorphose attendue est en train de s’opérer. Il devient le plus souvent très vite l’enfant de ses nouveaux parents, apprend le français avec une rapidité qui émerveille et se double d’un effacement rapide de la langue maternelle. L’enfant est fréquemment étonné et amusé par la magie de la technologie (eau courante, télévision, répondeur téléphonique, chasse d’eau, interrupteurs, frigidaire, etc.), qui le fascine et l’effraie.

- Gabriel a 16 ans, il a été adopté au Vietnam et raconte ses sensations au moment de l’arrivée en France : « Ca fait très peur… Avec pleins de voitures et des objets qu’on ne connaît pas. Pour des enfants qui vivaient par exemple dans la forêt, l’arrivée dans un monde moderne ça fait peur. Et les habits ça peut aussi faire peur. Parce que pour un enfant qui avait l’habitude de vivre un peu nu et qui se retrouve avec plein de personnes habillées autrement… Moi j’avais pas l’habitude d’avoir autant d’habits, c’était lourd, très très lourd, la première fois ».

- Cédric, adopté à l’âge de 6 ans et demi en Haïti, est venu en consultation avec ses parents. Nous regardons ensemble la vidéo de son arrivée à l’aéroport. Dès qu’on l’aperçoit arriver de loin en tenant la main d’une accompagnatrice, il affiche un sourire figé, il a l’air à la fois inquiet et perdu. Il entame un mouvement de retour en arrière au moment du premier contact. Puis il reste agrippé au cou de son père qui le soulève et le garde dans ses bras pendant au moins 15 minutes. Tout ce temps, il conserve un large sourire un peu figé. Tout est première fois. Il porte un anorak et une cagoule apportés par ses nouveaux parents. Ils prennent le bus et le train. L’environnement urbain parait agressif, bruyant et hostile. On entend des voix d’annonces, des voitures, des moteurs, le bruit des trains…

- Anita, quant à elle, est arrivée du Rwanda à 3 ans et demi, adoptée par un couple de psychologues. Elle a aujourd’hui 27 ans, mais se souvient de son arrivée comme hier : « Au début, je faisais beaucoup de caprices, j’avais peur de tout, je n’arrêtais pas de pleurer, je ne voulais pas faire de câlins. (…) Je hurlais dans le taxi à l’arrivée… J’ai fait des caprices dans le train… Ils n’ont réussi à me calmer qu’en achetant une poupée noire ».

La frayeur peut survenir en différé, quelque temps après l’arrivée en France, via la rencontre avec quelque chose qui paraîtra à l’enfant comme profondément étrange. La situation clinique d’Oba, trouvé sur un tas d’ordures d’une capitale d’Afrique de l’Ouest, recueilli en orphelinat, puis adopté par des français [7] , en atteste. A l’âge de 4 ans, il découvre la neige et se tait définitivement. Il est ensuite diagnostiqué comme autiste (étiologie scientifique) et ancêtre (étiologie traditionnelle).

Si le recours aux matrices culturelles de sens est souvent fécond pour penser les événements vécus par l’enfant adopté dans son pays d’origine et le contexte de sa remise en vue d’adoption, comme pour éclairer le consentement maternel en donnant un sens culturellement conforme à ses motivations, il pose par ailleurs de multiples problèmes. Au lieu de susciter une reconnaissance et de faciliter l’alliance thérapeutique (comme avec les migrants), l’évocation du monde culturel d’origine ne fait pas sens pour l’adopté : il a perdu sa familiarité, peut inquiéter, être entendu comme une tentative de disqualification, venir souligner les incompétences culturelles, le vide, les pertes, l’absence de la langue et finalement, ramener les traumatismes et susciter des angoisses d’abandon. En activant la culture d’origine, on risque de toucher au traumatisme et de mettre l’adopté en position d’étranger par rapport à ses parents, amplifiant ce qui le fait souffrir. A ce titre, la présence d’un médiateur culturel est à manier avec une grande prudence. Comme le retour au pays d’origine, toute confrontation de l’adopté avec son monde d’origine est susceptible de lui renvoyer de l’étrangeté et de susciter de la frayeur.

Bien que partageant avec d’autres enfants nés à l’étranger une expérience de migration, les adoptés sont des personnes géographiquement et culturellement déplacées, dont la clinique montre une problématique affiliative dont il reste à penser la singularité.

2. Promesse de métamorphose et modernité identitaire

Comme nous y engage Françoise Sironi dans son récent ouvrage sur les transidentités [8] , c’est du côté de la théorie de la métamorphose humaine comme modèle de construction identitaire que nous avons recherché des outils pour penser les effets psychologiques de la procédure d’adoption sur les personnes concernées, et les interventions thérapeutiques auprès des personnes adoptées [9]. L’ensemble des concepts et l’approche thérapeutique exposés dans cet article empruntent à la psychologie géopolitique clinique [10], discipline dont l’univers conceptuel fécondé par Deleuze [11] (métamorphose, devenirs, blocs, déterritorialisation), Foucault [12] (savoirs assujettis) et Devereux [13] (identité, initiation), est riche en propositions opérantes.

A l’heure de la mondialité, nous proposons de penser la modernité identitaire des adoptés, personnes fabriquées à partir d’un ‘déjà-là’, comme un processus psychocorporel de métamorphose, et l’adoption comme une initiation de l’enfant en fils/fille de ses parents adoptifs. L’effacement de la filiation d’origine, son remplacement par une néo-filiation, la migration empreinte de frayeur, le passage du monde de la carence affective à un débordement, sont autant d’effractions agissant comme une contrainte à la métamorphose, à la réinvention de soi, induite par une intentionnalité externe (même si l’enfant peut adhérer au projet), motivée par un désir parental, autorisée et organisée par les États. La dimension traumatique de l’adoption internationale tend à produire un temps zéro dans la vie de l’enfant à partir duquel se constituent un ‘avant’ et un ‘après’, ainsi que des effets de déculturation et de désaffiliation, qui sont pensés comme autant d’étapes nécessaires pour créer les conditions favorables d’accueil d’une nouvelle filiation, une nouvelle culture, une nouvelle famille.

L’enfant adopté s’efforce dès lors d’incarner la fiction juridique, promise à ‘prendre corps’ par modification des contenus psychiques liés à la filiation dans un contexte d’enjeux affectifs puissants, et il entame un processus de renaissance. Au fil du temps, l’adoption remplit de nourritures affectives des enfants qui peuvent se transformer physiquement, figurant parfois des airs de famille avec leurs parents adoptifs.

3. Trouble dans l’identité affiliative

Quand l’adoption est opérante, cette expérience psychopolitique produit une véritable métamorphose, puisque les adoptés deviennent alors des citoyens français, enfants de leurs parents, membres à part entière de leur société et de leurs familles. Toutefois, le processus métamorphosique déclenché par l’adoption peut se heurter à des obstacles difficilement surmontables pour l’enfant (blessures affectives, difficultés cognitives, etc.) pouvant se trouver confronté à l’impossibilité de l’effacement complet de l’enfant qu’il a été, et présenter des symptômes attestant d’une organisation traumatique interrompue. Nous appelons ‘enfant de l’origine’, le fils/fille de la mère biologique, voué à s’effacer pour donner naissance à ‘l’enfant adopté’, fils/fille de ses nouveaux parents.

- Sabine [14] , adoptée à l’âge de 4 mois et mère d’un enfant de 2 ans, décrit bien la fixation traumatique qui scinde l’identité en deux. Elle dit : « Je sais que je suis restée attachée à l’endroit où je suis née et à la mère qui était partie. Et je suis restée l’attendre, pendant toute ma vie jusqu’à ce que je la retrouve. C’était inscrit en moi cette attente et cette fidélité. Une partie de moi a été avec mes parents adoptifs, mais une autre partie de moi est restée fidèle, accrochée à cette mère en attendant qu’elle revienne me chercher. (...) J’ai aussi une mère adoptive, et je lui suis aussi très fidèle (rit) et c’est très compliqué ! »

Entre proto-identité partiellement effacée et néo-identité partiellement installée, le rapport de soi à soi-même n’est pas simple. Entre ‘strate de l’origine’ et ‘strate de l’adoption’, deux « blocs d’existence » - pour le dire avec Deleuze - plus ou moins partiels et plus ou moins fonctionnels, peuvent cohabiter en un corps, et entretenir des relations complexes, allant du conflit à la coopération.

a. La métamorphose

- Gabriel était un enfant dénutri et galeux à son arrivée, quelques années plus tard, sa mère s’exclame : « Il est devenu beau comme un dieu, il a été métamorphosé ! »

Le processus de métamorphose de l’enfant de l’origine en enfant adopté est déclenché par la puissance des affects parentaux à l’accueil de cet enfant carencé qui devient instantanément leur fils/fille. Capturé par la force de cet amour parental et par la peur de le perdre, l’enfant déploie dès son arrivée, une importante énergie psychique pour répondre aux attentes de ses parents ou ce qu’il en imagine. Il acquiert une grande capacité à deviner ce que l’autre attend de lui et à s’y conformer. La métamorphose s’amorce, il se transforme physiquement, au point de ressembler à ses parents ou à ses grands-parents.

- Quelques années après son adoption : « Alors quand on est retourné en Hongrie pour chercher sa petite sœur, les gens nous on dit : Ce n’est pas Karola ça ! Elle a été transformée ! ». Son père poursuit : « Et on se ressemble ! Je suis son papa. Nous avons les mêmes lèvres épaisses, le nez… ».

La rapidité de la transformation s’accompagne d’une acquisition parfois spectaculairement rapide du français, même chez les enfants les plus grands. En moins de 6 mois, l’enfant parle français parfaitement. Cette acquisition s’accompagne d’une perte massive et durable de leur langue d’origine.

Cette transformation physique et psychique est une manifestation de la conversion de la ‘fiction’ en réalité du lien de filiation. Les personnes adoptées s’approprient leur néo-identité, voient éclore en eux un nouvel être français et deviennent peu à peu le fils ou la fille de leurs nouveaux parents.

- Odile a 25 ans, elle a été adoptée au Rwanda et elle est mère de 2 filles de 8 et 5 ans. Elle parle de ses parents : « Du plus loin que je me rappelle, c’est mon père et ma mère. Quand on me dit de qui vous êtes née ? Et bien voilà, je suis née d’eux. Mais vous êtes rwandaise ? Mais on peut être née de parents… Voilà. Même maintenant. (...) Mes parents, sont ceux qui sont en France ! Et je continue de le revendiquer, même si eux sont blancs et moi noire. C’est mes parents. (...) En plus, Je ressemble de plus en plus à ma mère, mes choix, mes goûts. Et puis, ma petite dernière a les mêmes goûts que ma mère, elle a son caractère… elle lui ressemble tellement ! »

b. Les récalcitrances de l’effacement psychique et physique

Il est pourtant des adoptions où l’effacement psychique et physique de l’origine se heurte à des récalcitrances, ce qui nourrit une déception importante de l’enfant à l’égard de son adoption. Alors, la dépression le guette ainsi qu’un sentiment d’échec potentiellement culpabilisant, dont il se distancie par une mise en accusation de ses parents, dont l’intentionnalité est à l’origine de cette contrainte à la métamorphose.

- Cédric ou la difficulté à incarner un projet intellectuel.

Hypofertiles, les parents de Cédric ont le projet de fonder une famille. Après un premier enfant biologique né par FIV, ils forment un nouveau projet parental et envisagent une adoption classique, basée sur le modèle de la famille biologique : ils souhaitent adopter un enfant étranger en bonne santé, qu’ils préfèrent ne pas aller chercher eux-mêmes dans son pays d’origine, n’étant pas à l’aise avec l’arrachement de l’enfant à sa terre et sa culture. Durant l’attente de leur deuxième enfant, tout ce passe comme pour la grossesse de leur fille. Michèle se sent mère dès que l’orphelinat leur envoie la photo, Georges devient père au moment où il prend Cédric dans ses bras à l’aéroport. Parents et enfant font tout leur possible pour gommer les spécificités de la situation d’adoption et semblent y parvenir. Pour eux, un enfant adopté est un enfant qui a « poussé dans le cœur », aussi légitimement qu’un enfant qui a poussé dans le ventre, c’est l’amour qui construit le lien et les différences de couleur de peau ne sont pas de vraies différences puisque « tous les humains ont le sang rouge ». A ce titre, ces parents s’inscrivent complètement dans la conception culturelle occidentale, et plus particulièrement dans les valeurs françaises d’universalité.

Cédric arrive d’Haïti à l’âge de 6 ans, il régresse, il joue à naitre sous le pull de sa mère, il se conforme parfaitement à l’enfant du projet parental, il « colle » au projet, bien que relevant des paradoxes avec lesquels il a du mal à négocier (sa couleur de peau, son histoire passée). Un jour, alors qu’il a 11 ans, les contradictions le font exploser : il fugue, il agresse, il entend des voix, il dit qu’il veut mourir. Les troubles qu’il manifeste rappellent à la famille qu’il n’est pas un enfant biologique et qu’il est adopté. C’est comme si l’enfant de l’origine refusait de s’éloigner, et que l’enfant adopté ne parvenait pas à totalement créditer la fiction initiale. Pour Cédric, issu d’une société structurée par les différences de couleur de peau, cette famille où il y a trois blancs et un noir, n’est pas naturel. De plus en Haïti, les personnes les plus foncées sont les plus dépréciées, celles qui se situent au plus bas de l’échelle sociale et des valeurs culturelles. Alors que les parents français ont cette capacité de se représenter une telle famille comme pleinement légitime, Cédric conserve un sentiment d’étrangeté à lui-même.

L’adoption est à l’origine d’une partie des troubles psychologiques, qui rappellent la différence de cet enfant, et soulignent sa difficulté intellectuelle à concevoir sa place d’enfant adopté. Pour lui, rien dans ce projet n’est intellectuel puisqu’il s’incarne dans un enfant qui va tenter de mettre son corps en conformité avec la promesse initiale en effaçant les traces de l’origine.

A 13 ans, Cédric en a assez de son histoire traumatique. Il voudrait être guéri « pour toujours ». Aujourd’hui en consultation, Cédric dit qu’il est « déçu d’être noir », qu’il « n’aime pas sa couleur ». Selon lui, « les noirs ne réussissent pas dans la vie. Ils puent. Et puis, le noir, c’est sale ». Sa peau est pleine de cicatrices parce qu’il a été battu en Haïti. Il n’aime pas que « ça se voie ». Comme Barbara Monestier [15] qui, se trouvant trop typée, « se frottait à [sa mère blonde] dans l’espoir que ça soit contagieux », Cédric voudrait être blanc. Cette semaine, il s’est frotté la peau avec des lingettes d’eau de javel. Avant, il se grattait avec des éponges métalliques ou demandait à ses parents de le peindre.

Ces traces indélébiles de l’origine font peser une menace sur la nouvelle identité, car cet enfant mal aimable est porteur de l’infamie de l’abandon. Dès lors, les personnes adoptées peuvent être prises dans une grande tension : rester loyales à leur origine, à cet enfant qu’elles pensent ‘mauvais’ puisqu’abandonné, tout en étant loyales à l’adoption, tentant d’effacer cet enfant mauvais pour devenir l’enfant aimé par ses parents. Il est assez fréquent d’observer ce dualisme dans la vie des adoptés, avec des cycles de vie où alternent les deux strates d’identité.

Résistant à l’effacement, il est fréquent d’observer comme une mise sous scellés de l’enfant de l’origine. Cette partie de l’identité est isolée, l’enfant adopté adhère alors à la promesse de sa métamorphose et entretient une hypervalorisation affective qui le rassure, il oublie et enfouit, pour répondre à l’effacement juridique de son origine. Dans cette période, l’enfant n’aime pas que son entourage rappelle son prénom d’origine et il peut se montrer mal à l’aise devant des photos de son premier pays. Cette mise sous scellés d’un enfant de l’origine blessé ne se passe pas sans tensions internes, et donne de la puissance aux manifestations de ce dernier.

Sans parvenir à complètement effacer l’enfant de l’origine, il arrive alors à l’adopté de se sentir double, comme si deux personnes cohabitaient en un seul corps, l’enfant de l’origine toujours présent et l’enfant adopté. Il fait alors face à un questionnement identitaire profond, se demandant laquelle des deux personnes il est ‘réellement’.

- Claire a 17 ans, elle a été adoptée plénièrement à 6 semaines au Liban. « Il y a trop de personnes différentes en moi, qui se succèdent en permanence. Je peux discuter avec quelqu’un, et d’un seul coup, ma pensée s’arrête, et je me dis, qu’est-ce que je dois dire ? Qu’est-ce qu’il faut que je dise ? Comment suis-je supposée être ? Est-ce que c’est normal de ne pas savoir qui on est à ce point ? »

Dans ce contexte, les questions d’authenticité et de vérité prennent une importance particulière dans la vie des personnes adoptées, qui ont fréquemment l’impression de ne pas être ‘elles-mêmes’.

- Elodie a 27 ans, elle a été adoptée à l’âge de 6 mois en Corée du sud. Dès notre première rencontre, elle souhaite entreprendre un travail thérapeutique pour « devenir authentique ».

- Maya a 21 ans, elle a été adoptée à l’âge de 10 ans en Colombie, elle se demande « qu’est-ce qui lie les gens les uns aux autres et fait qu’ils forment une vraie famille ? »

Comme en témoigne Barbara Monestier, la confusion règne : « Aimez-moi, ne m’aimez pas, écoutez-moi, ne m’écoutez pas », elle a le sentiment de passer des années sans sommeil à sombrer dans « le vide ».

Les questions identitaires se bousculent. Comment penser sa propre unité quand on est à la fois un ‘enfant-déchet’, rejeté - l’abandon formant une identité de ‘celui dont on ne veut pas’, d’enfant ‘mal-aimable’, tout en étant un enfant précieux, si longuement attendu et ardemment désiré ? Comment ne pas s’étonner que ces enfants se demandent sans cesse qui ils sont ? S’ils sont légitimes à la place qu’ils occupent ? L’exacerbation de ces dualités identitaires, pour certaines irréconciliables, construisent du clivage entre les deux blocs d’enfance.

« Mes conflits étaient plutôt dans la tête, personne ne s’en rendait compte. D’où je viens ? Pourquoi ? Est-ce que j’ai le droit ? Est-ce que j’ai le droit d’être là ? Je surnageais en permanence comme ça. », dit Elodie.

L’adoption repose sur le présupposé de l’exclusivité de la filiation. Par conséquent, l’impossibilité d’effacer complètement l’enfant de l’origine nourrit un dualisme conflictuel des filiations, organise un parcours de vie fondé sur le contradictoire, installe un conflit de loyautés, divise le mauvais et le bon (enfant abandonné vs enfant adopté) et scinde l’identité en deux. Cette exclusivité de la filiation répond peut-être à une forme de sécurité juridique, mais il convient de l’interroger au regard des conséquences psychopathologiques qu’elle est susceptible d’entretenir.

c. L’enracinement empêché de l’enfant adopté

D’autres fois, alors qu’il ne reste que quelques traces de l’enfant de l’origine, l’enfant de l’adoption n’a toutefois pas vraiment pu forger de nouveaux attachements sociaux et culturels, ne se sentant pas désiré et accueilli au sein de son nouveau groupe [16] . Cet aspect de l’adoption est loin d’être une question mineure, car c’est bien l’accueil dans un nouveau groupe affiliatif qui clôture les rituels traditionnels et permet d’aboutir la métamorphose.

Or, aux yeux des adoptés à l’étranger, leur présence en France parait tenir à peu de choses, à la volonté et l’affection d’une ou deux personnes (parent/s), peu relayées dans un espace social plus large. Le regard social porté sur l’enfant adopté consiste la plupart du temps à lui rappeler son devoir de reconnaissance et la dette qu’il aurait contractée à l’égard de ses parents et de la société. L’adoption est souvent perçue comme un cadeau fait à l’enfant, un acte généreux, charitable, compassionnel... Dans un tel contexte, il ne lui est pas vraiment permis de se plaindre, de se sentir mal ou en difficulté. Délié de ses origines sans toujours être relié à son nouveau monde culturel, enjoint d’être heureux et de réussir, l’enfant adopté peut alors se sentir perdu, suspendu entre deux mondes [17], et dénoncer son adoption.

- Un jour, Cédric a mis autour de son cou l’étiquette que portent les enfants non-accompagnés qui prennent l’avion, « ceux qui n’ont pas de parents », précise-t-il en souriant tandis que sa mère raconte : « il s’est promené dans la cour de l’école avec sa pancarte autour du cou : Dupont Cédric, enfant perdu. Il a dit à l’école qu’on le battait… Et il sait être persuasif ! Alors évidemment, dans le doute j’imagine, il y a eu un signalement de l’école ».

Les personnes adoptées étant françaises, membres de familles rarement mixtes, elles se heurtent fréquemment aux clichés raciaux, tant au sein de leur famille élargie, qu’à l’école ou dans l’espace public. En France, le regard social se porte sur l’apparence physique de l’enfant et lui renvoie son altérité à travers des questionnements sur les ‘vraies’ origines, les ‘vrais’ parents, véritable soupçon sur l’authenticité identitaire de l’enfant qui déclenchent en lui des interrogations sur lui-même et son existence.

Discordance supplémentaire, cet enfant de l’origine presque effacé, oublié, enfoui dans les profondeurs de l’intériorité, cet enfant ‘disparu en soi’ qui devrait peu à peu se dissoudre, est sans cesse rappelé en surface via le corps de l’adopté, son type, sa couleur de peau, la texture de ses cheveux etc. La question de l’identité revient par la surface, qui interroge la filiation et le sentiment intérieur d’appartenance. Fréquemment identifiés aux migrants les plus dépréciés (noirs, roms, métis assimilés aux maghrébins), les adoptés se heurtent à des comportements et des paroles racistes, sans pouvoir partager ces expériences avec leurs semblables. Il est difficile de ne pouvoir partager avec ses frères et sœurs, avec un parent ou un cousin, les expériences d’agression ou d’insulte, dont la portée traumatique est renforcée par l’isolement.

- Anita, a 27 ans, elle a été adoptée au Rwanda. Elle se sent stigmatisée quand en classe de CM2, elle fait figurer sa famille adoptive sur son arbre généalogique, toute contente de s’inscrire en fille de ses parents et petite-fille de ses grands-parents. L’instituteur lui met un zéro, disant que ce n’est pas sa vraie famille. Dans son village, elle se heurte au racisme : « J’ai le souvenir des coups de pierre quand j’étais dans une école primaire… J’ai toujours été dans des endroits où il n’y avait aucun noir. Le collège était foot-études, avec beaucoup de garçons. Les seuls noirs et arabes étaient dans la classe des cas sociaux, j’étais la seule noire à suivre une scolarité normale. On me disait sale négresse, va donc à côté ! Le soir, je me faisais caillasser… Et j’ai encore des traces (...) sur les jambes ! Après le lycée privé, pas de noirs. Le racisme dans le dos. Je faisais comme si je n’entendais pas. »

Pour sortir de cette solitude insupportable, malgré le soutien parfois chaleureux de leurs parents, il n’est pas rare que des adoptés tentent des rapprochements avec des groupes de pseudo-pairs, dès la scolarisation ou plus tard à l’adolescence. Certains vont d’abord rechercher la proximité de migrants issus de leur pays d’origine, mais comme nous l’avons souligné plus haut, la proximité de la culture d’origine peut devenir rapidement une menace et générer de l’angoisse. Ainsi, il est fréquent que les personnes adoptées tentent de sortir des tensions identitaires par le corps. Mais côtoyer le groupe culturel de l’origine peut les renvoyer à leur propre étrangeté, et nourrir leur sentiment de solitude.

- Elodie a 27 ans, elle a été adoptée à quelques mois en Corée. Elle recherche une place où elle « passerait inaperçue ». A 20 ans, elle se rapproche alors d’une association de personnes adoptées en Corée avec laquelle elle mène un bout de chemin qui l’amènera à se rendre à Séoul. Mais elle ne se sent pas à l’aise parmi les personnes comme elle qui sont de « faux coréens ». De plus, elle refuse l’idée d’une cause collective, « car les autres, je m’en fiche complètement ». Plus tard, elle tente « un retour aux origines » en se rapprochant de la communauté des coréens immigrés à Paris, elle fréquente les mêmes espaces de socialisation qu’eux, partage leur mode de vie, leur alimentation, son compagnon de l’époque est un migrant coréen. Mais elle « ne se sent toujours pas à sa place ». Comme d’autres adoptés, Elodie habite les surfaces de son identité, son enveloppe. Elle dit d’ailleurs à ce sujet qu’elle se sent vide à l’intérieur et exister par le regard que l’on porte sur elle. Lors de notre première rencontre, elle raconte le peu de choses qu’elle sait sur sa naissance en Corée. A la fin de son bref récit, elle observe avec beaucoup d’attention ma réaction, qu’elle commente : « Alors ? Qu’est-ce que vous en dites ? (perplexe) Ca ne vous fait rien ?!? Bah, d’habitude, les gens réagissent beaucoup quand je raconte ça ». De la même façon, une autre jeune femme adoptée termine le poignant récit de ses origines par « mon histoire vous a plu ? ».

Ayant perdu la familiarité avec son monde d’origine, manquant de liens dans sa nouvelle affiliation culturelle, l’adopté peut essayer une troisième voie en se rapprochant d’autres migrants, différents des français blancs, mais également différents de sa propre origine. Fréquemment, c’est à l’école que l’on observe les stratégies de socialisation des enfants adoptés.

- Pierre, 7 ans, adopté en Haïti est scolarisé dans une école parisienne avec des enfants différemment typés. Ses parents remarquent que depuis qu’il est arrivé à l’école primaire, il semble éviter la compagnie des enfants noirs. Ses deux meilleurs copains sont un petit garçon asiatique et un maghrébin.

4. Démarche thérapeutique : accueillir le multiple en soi

Dans la continuité de cette première partie, c’est du côté des théories de l’identité et en particulier de celle de la métamorphose humaine qu’il parait pertinent d’aller rechercher des outils thérapeutiques, afin d’aider les personnes adoptées à rendre habitable le multiple en soi.

a. Déployer la vie psychique de la filiation

La théorie de la métamorphose humaine repose sur la proposition de Gilles Deleuze [18] d’une « double-capture » entre 2 règnes (par exemple entre la guêpe et l’orchidée), qui produirait un nouveau devenir pour chacune des parties. Dans l’adoption internationale, la double-capture entre enfant et couple parental ferait émerger une « ligne de fuite », et produirait un « bloc de devenir » pour l’enfant, permettant sa métamorphose en fils de/fille de ses parents adoptifs. Ce processus spécifique de construction identitaire en changements successifs appelle à un travail d’ « archéologie de soi », analyse des différentes strates de l’identité, « couches et parties d’eux-mêmes qui ne sont plus visibles et conscientes dans le fonctionnement psychique actuel » [19] .

Le travail que nous menons avec les adoptés fait place à cette archéologie de soi, procédant d’un travail d’enquête subjective sur soi. On ne nait pas adopté, on le devient par un travail clinique sur les traces de l’histoire des différentes strates d’identité qui constituent la personne et son expérience de la filiation ; la ‘vie psychique de la filiation’ est déployée dans ses différentes temporalités. Il s’agit de traiter la ‘strate de l’origine’ avec l’histoire et les ressentis de l’enfant de l’origine depuis sa naissance, et la ‘strate de l’adoption’ avec un travail sur l’histoire de l’enfant adopté.

b. Sortir des logiques binaires et construire la continuité

Un aspect important du travail thérapeutique avec les personnes adoptées consiste à leur permettre de sortir des contradictions. Il s’agit de modifier le projet de l’adoption plénière fondé sur la perspective d’une unité identitaire, qui lorsqu’il échoue construit un binarisme ‘tout l’un’ ou ‘tout l’autre’, dont il faut réorganiser dans une logique additionnelle du type l’un et l’autre. Ainsi, le travail clinique met à jour chacune des strates de l’identité, l’enfant de l’origine et l’enfant adopté, avec leurs logiques propres, leurs expériences, leur histoire, pour ensuite procéder avec le patient à une déconstruction des antagonismes et à une pacification des enjeux. Ce travail vise une forme de continuité dans une identité inscrite dans la multiplicité. Fidèle à la perspective deleuzienne de sortie des dichotomies, les interventions thérapeutiques visent à tracer des lignes de fuite, c’est-à-dire des perspectives de devenirs.

- Lorsque je demande à Elodie si elle est française ou coréenne, celle-ci déclare « si c’était possible, dans l’idéal, je serais les deux ».

- Lorsque dans son documentaire, Negrelli demande à Sabine de répondre à la question binaire de savoir si son adoption est « un malheur ou une chance ? ». Elle s’efforce dans sa réponse de sortir du dualisme et répond : « En fait c’est une grande douleur mais c’est... c’est quand même une chance ». Cette jeune femme qui dit avoir été prise dans un conflit de loyauté pendant longtemps, tente aujourd’hui d’en sortir, à travers un énoncé porteur d’une loyauté à l’origine (« une grande douleur » parle de l’attachement à la mère biologique), non contradictoire avec la loyauté à l’adoption ( « quand même une chance » parle de la rencontre avec les parents adoptants).

- Au cours de son travail thérapeutique, Louis, un jeune adopté de 15 ans, a souhaité inviter ses parents. Dès leur arrivée, je découvre son prénom de naissance, seul prénom utilisé par son père pendant toute la durée de l’entretien. La question du multiple en soi est abordée à plusieurs reprises, spécialement concernant les prénoms et les anniversaires. - Père : On lui a donné un prénom français si jamais il désirait passer inaperçu mais pour moi, il est et restera toujours Tafari... C’était déjà lui quand il est arrivé d’Éthiopie. A l’extrême, c’est presque comme si Louis ce n’était pas lui... - Mère : Pour moi c’est totalement indifférent je passe d’un prénom à l’autre sans cesse. - Louis/Tafari : Pour moi c’est indifférent les prénoms, c’est quand même pas au point que je me sente deux personnes différentes ! Pour moi, quand on me demande, je dis Louis, parce que c’est comme ça que je m’appelle, mais si papa m’appelle Tafari, je sais que c’est moi. D’un autre côté, j’ai aussi 2 anniversaires... Parce qu’à la maison, on fête mon anniversaire de naissance et d’adoption. - Thérapeute : Tu n’es certainement pas 2 personnes différentes, mais une seule personne, avec des visages différents. Comme on peut être psychothérapeute et mère de famille, par exemple !

Débusquer chacun des conflits de loyauté et traiter la culpabilité massive qu’ils engendrent est un travail indispensable dans les thérapies d’adoptés, afin de favoriser et consolider un multiple en soi pacifié.

- Cédric peut souligner combien cette multiplicité est potentiellement source de tensions : « C’est compliqué d’avoir 4 parents. J’ai déjà une famille, c’est comme si on me demandait de ne plus les aimer. Et je les aime ».

En ce sens, c’est bien l’attente d’exclusivité affective de la part des parents, induite par l’exclusivité juridique de l’adoption plénière, qu’il faut parvenir à déconstruire. Cette question de l’exclusivité interroge les adoptés qui pointent la contradiction dans le comportement parental : pourquoi avoir choisi l’adoption plénière si ce n’était pas pour me délier ? Comment réconcilier le discours parental qui affiche ne pas désirer ‘effacer l’adoption’, avec les actes juridiques qui racontent une toute autre histoire ? Comment mes parents perçoivent la dimension symbolique de leur geste ? Cet aspect de la thérapie est parfois l’occasion d’un échange de l’adopté avec ses parents, qui peut choisir de les inviter en séance.

Le principal levier thérapeutique pour construire la continuité se situe dans les interprétations, comme le montre l’exemple d’Elie :

- Elie, né prématuré, a été adopté à quelques mois. En révolte adolescente contre sa famille, en particulier son père, il voudrait retrouver sa mère biologique pour lui poser des questions. En réalité, elles sont frontales et peu nombreuses : « J’ai 3 questions : c’est qui mon père, si j’ai des frères et sœurs et pourquoi elle m’a pas gardé ? C’est tout. (...) Je veux savoir qui je suis à la base ». L’intervention du thérapeute souligne le problème : « C’est que Elie cherche la pureté de la réponse ». Il complexifie les questionnements en s’adressant au jeune : « Personne ne peut comprendre ce qui fait qu’une mère est amenée à déposer son enfant dans un lieu de protection. Elle peut vouloir garder son enfant et qu’il vive dans un lieu protégé. Le faire survivre et le faire exister. - Elie : Elle aurait laissé les traces. - Thérapeute : Tu ne sais pas, tu n’es pas allé ouvrir ce qu’il y a derrière ce geste. Les questions sont multiples. Tu as échappé à quoi, survécu à quoi ? Il y a un gisement de questions autour de ton existence. Un prématuré, ce n’est pas un être non-fini, incomplet, c’est un survivant ».

Cette interprétation installe la continuité entre les deux strates de l’identité car elle propose un sens pour réduire l’écart pathogène entre enfant rejeté et enfant investi, et installe une cohérence du côté de l’enfant précieux. Au passage, ce déplacement interprétatif contribue à dégager l’adopté de sa propre culpabilité, éloignant la pensée qu’il est mauvais, ainsi que de celle d’une mère de naissance qui serait méchante. Cette interprétation propose une porte de sortie à une dualité entravante.

Ainsi, un tel travail permet de complexifier ce qui se présente comme simple, de lutter contre l’appauvrissement de la pensée en démultipliant les questionnements, en mettant en doute les certitudes, en questionnant le sens culturel du geste d’abandon, qui, pensé comme un rejet, enferme l’enfant abandonné dans une fatalité à aller mal et à se penser mal-aimable.

c. Penser les intentionnalités

Deux déplacements thérapeutiques sont nécessaires et difficiles, afin de résoudre les conflictualités internes et traiter successivement l’enfant de l’origine et l’enfant adopté. Il est fécond pour l’enfant de l’origine de penser que le geste d’abandon n’est pas un geste hostile à son égard, et que l’intentionnalité n’est pas le rejet mais la mise à l’abri, la protection, et procède d’un désir de vie. Il est également fécond pour l’enfant adopté de penser que le geste d’adoption plénière n’est pas hostile à la filiation antérieure, que ce n’est pas une attaque contre l’enfant et sa filiation d’origine, mais qu’il est porteur d’une intentionnalité bienveillante, un désir parental de sécuriser le nouveau lien. Ces deux déplacements de sens sont tout aussi difficiles l’un que l’autre pour les adoptés, car ils nécessitent un profond réaménagement interne et pour certaines personnes, cette partie du travail se déploie sur un temps long.

d. Traiter l’enfant de l’origine par le récit

Cette déconstruction de la logique d’exclusivité passe par un accueil bienveillant de l’ ‘enfant de l’origine’, particulièrement lorsque celui-ci est blessé. Qu’il soit porteur de blessures antérieures à son adoption (violences, ruptures, pertes) ou postérieures (racisme, négation de l’histoire antérieure), il est fondamental d’entendre ses manifestations souvent bruyantes, de reconnaitre la légitimité des liens antérieurs, et de déployer la complexité de ce qu’il ressent : de l’attachement à l’endroit de l’origine, mais parfois aussi de la colère, de la tristesse, de la sidération à l’égard du geste perçu comme un abandon. Cette sidération devant un acte impensable, se traduit souvent par une attente intérieure, pas toujours consciente du retour de la première figure d’attachement.

- Sabine, adoptée à l’âge de 4 mois et mère d’un enfant de 2 ans, témoigne de l’importance de l’accompagnement par la parole qui donne du sens, qui a la capacité de tisser, de lier mais aussi de délier ce qui doit l’être. Le travail thérapeutique donne l’occasion de libérer l’enfant de l’origine qui parfois est resté des années dans le figement de l’attente. « Il y aurait dû y avoir quelqu’un qui m’accompagne, qui dise ben voilà, là, ta mère elle ne va pas revenir, elle est... elle est partie et toi, tu vas aller ailleurs, tu vas recevoir de l’amour d’autres parents. Peut-être juste cette phrase aurait pu m’accompagner d’elle à eux ».

Les blessures de l’enfant de l’origine doivent être mises à jour et traitées, sous peine d’un parasitage de la vie présente par le vécu antérieur.

- Etienne a 16 ans et se montre très opposant au cadre thérapeutique. Dès le début des échanges, il est sur la défensive, convaincu que sa mère adoptive cherche à tout prix à « le faire passer pour fou, dans le but d’annuler l’adoption ». Comme nous le verrons un peu plus bas, cet énoncé est à mettre en lien avec le motif du rejet par sa mère biologique [20]. Ainsi, toute investigation thérapeutique de son histoire en Haïti, ses origines et ses ascendants avaient selon lui pour objectif que de trouver dans son passé des arguments démontrant sa prétendue folie. Tout au long des consultations, Etienne fut persuadé que l’équipe de thérapeutes s’était jointe au complot ourdi par sa mère adoptive.

L’enfant de l’origine doit pouvoir s’éclipser, quitter le premier plan du psychisme, ‘devenir silencieux’ en opposition à ses manifestations parfois bruyantes, pour céder de la place à l’enfant adopté qui a besoin de se déployer et de s’enraciner. Pour cela, il est nécessaire qu’il soit suffisamment apaisé par un traitement de ses blessures psychoaffectives et que l’histoire de l’origine ne soit pas ramenée sans cesse au premier plan.

Plus largement, le travail thérapeutique doit permettre à l’enfant de l’origine d’habiter son enveloppe corporelle et de la remplir avec un récit cohérent et sensé de son histoire, avec des figures d’attachement, une culture, une langue, des liens affectifs, des événements de vie ayant du sens et organisés de manière chronologique, autant d’éléments qui lui permettent de construire une image positive de lui-même, du parcours qui a conduit à son adoption et à sa vie telle qu’elle est, dans sa singularité. Souvent, les éléments rapportés par la personne adoptée sur l’enfant qu’elle a été, construisent une image très négative d’elle-même.

- Betty raconte : « Quand je suis arrivée d’Éthiopie, il paraît que j’avais des cheveux en plastic sur ma tête ! Je n’avais plus qu’une seule dent, au milieu et toute noire, un chicot. Ma mère m’a toujours dit que je sentais très mauvais, j’avais la gale et le soir de mon arrivée, elle m’a emmenée chez le médecin car j’étais trop malade ». Dans cet énoncé, il faut repérer ce qui témoigne de l’idée d’avoir été un enfant dont on ne prenait pas soin. C’est dans cette perspective que l’intervention thérapeutique est pensée. - Thérapeute : Les cheveux en plastic, c’est ce qu’on appelle des mèches, cela veut dire qu’on t’avait préparée à ton départ, en te tressant les cheveux en une coiffure spéciale, cela signifie que les gens qui s’occupaient de toi avaient voulu te faire toute belle pour cette occasion. Et tu dois aussi savoir qu’en Éthiopie, il y a très peu de dentistes et que peu de familles y envoient leurs enfants, même si elles les aiment beaucoup, car elles sont très pauvres. D’ailleurs, dans les familles éthiopiennes, les adultes aussi ont parfois les dents pourries ». Bien souvent, comme pour amplifier le sauvetage de l’enfant par l’adoption, les parents lui restituent des éléments de son origine qui s’apparentent à un cauchemar. Il nous parait important qu’émerge de ce travail un enfant de l’origine qui ne soit pas repoussant et monstrueux pour que l’adopté puisse s’identifier à l’enfant qu’il a été.

Ce travail est rendu nécessaire lorsque les symptômes attestent d’une souffrance intérieure à cet endroit, notamment la persistance d’idées plus ou moins délirantes chez les adoptés sur leurs origines, qui témoignent de tentatives solitaires de remplir ce qui est ressenti comme un vide. Par la suite, le traitement de l’enfant de l’origine va permettre l’acceptation de la présence d’un autre en soi, une altérité malgré tout familière et suffisamment apaisée pour qu’elle ne se manifeste pas de manière bruyante et impromptue.

e. Soigner les traumatismes

Compte-tenu de la succession traumatique vécue par les personnes adoptées [21], un aspect du travail thérapeutique est orienté vers le repérage de l’organisation traumatique de leur vie. La logique traumatique est une logique de métamorphose en ce sens qu’elle génère une césure entre un avant et un après, un temps zéro de l’existence, et interroge alors le devenir de l’identité, contrainte de se transformer. Il s’agit dans cette partie du travail de déconstruire les lignes du marquage traumatique, qui s’expriment souvent par un besoin de contrôle dans les relations, une manière d’être au monde axée sur la répétition, les ruptures, les recommencements, les déplacements, la nécessité de mouvement, la fuite pour échapper à la fixité.

- Etienne est âgé de 14 ans au moment de son adoption. En Haïti, à l’âge de 11 ans, il est gravement blessé par son père lors d’une crise de violence, au cours de laquelle il reçoit un parpaing sur la tête. Malgré les soins, le médecin annonce qu’il risque de devenir fou et sa famille le rejette. Etienne vit alors dans la rue jusqu’au moment de son adoption. Du point de vue clinique, nous notons un probable traumatisme crânien, ainsi que les habituels risques de traumatisme psychique liés à la vie des enfants des rues. Arrivé en France dans sa nouvelle famille, Etienne se montre un enfant modèle pendant 2 mois, puis commence à attaquer les cadres (éducatifs et thérapeutiques) visant à l’aider à se structurer : il fugue de la maison, de l’école, il agresse ses parents, ses éducateurs, demande son placement, fugue du foyer, commence une formation, l’interrompt. Il semble poursuivre sa vie d’errance, révélant son incapacité à se fixer dans un lieu de vie, sa difficulté à se projeter dans un avenir professionnel et à investir le cadre scolaire, et plus généralement à « se plier aux règles et à la discipline inhérentes à toute structure sociale ». Pendant les 2 séances que nous parviendrons à mener tant bien que mal avec Etienne qui ne tient pas en place, invective les thérapeutes, fait les cent pas dans la pièce, s’absente pour revenir en séance quelques minutes plus tard... et finalement refuse de revenir au troisième rendez-vous.

L’organisation cyclique de l’existence des personnes adoptées reflète la difficulté de se sentir ‘à sa place’ dans un seul espace, comme si l’unicité enfermait et simplifiait trop ces êtres multiples, qui passent leur temps à essayer d’échapper aux réductions identitaires, devenant au passage des adeptes de l’évitement et de la disparition. « Moi mon truc, c’est la fuite ! », déclare un jeune adolescent adopté (Negrelli, 2009). Tout comme Mamadou, 8 ans, adopté au Mali, qui n’aime pas être saisi : « J’aime bien tout ce qui roule, ou qui vole, parce que ça avance, et j’adore le mouvement ». Devereux (2009) envisage certaines renonciations à une identité trop saisissable comme une réponse à la menace d’anéantissement, ce qui dans la clinique de l’adoption pourrait être compris comme une réaction de protection faisant suite à la tentative de destruction traumatique de l’enfant de l’origine.

Dans un psychisme où perdurent des antagonismes entre les différentes strates de l’identité, l’organisation cyclique de l’existence permet de faire vivre en alternance enfant adopté et enfant abandonné. Ceci rend particulièrement nécessaire le travail thérapeutique pour sortir des antagonismes et construire une continuité de soi.

- Guillaume a 26 ans, il a été adopté à l’âge de 3 mois en Corée du sud. A son arrivée en France, son enfance s’est déroulée « de façon parfaite », il était « le petit garçon idéal, drôle, intelligent », qui s’est magnifiquement adapté à cette nouvelle famille devenue la sienne comme instantanément. Aujourd’hui bachelier, il est un jeune homme brillant, enjoué, spirituel, entouré de nombreux amis, mais il abandonne brutalement chaque nouveau projet qu’il entreprend (études d’histoire, d’assistant social, d’infirmier, etc.). Ses parents décrivent un fonctionnement cyclique qui s’est amplifié depuis qu’il a quitté la maison familiale : « de loin en loin, de façon récurrente, il interrompt net ses entreprises, sans prévenir, sans considération des conséquences pour lui-même et pour les autres, et cet arrêt instantané s’accompagne d’une affabulation tranquille, précise, détaillée, d’une perfection qui déjoue tout repérage par l’entourage, et qui dure en se renforçant jusqu’à ce que la réalité se rappelle à lui brutalement. Il reste alors prostré plusieurs jours, ne sortant plus de son lit, jusqu’à mettre éventuellement en péril sa santé, avant de repartir comme si de rien n’était pour une nouvelle séquence de vie qui s’achève invariablement de la même façon ».

f. Se dégager du passé et densifier les nouveaux attachements

Concernant l’enfant de l’origine, la juste place, celle qui permet la vie, consiste à le lier à son histoire, tout en le dégageant du poids du passé.

- Lorsque les parents ont décidé de partir en voyage en Éthiopie avec leurs 5 enfants, Sélassié avait 10 ans. Suivi depuis quelques mois en thérapie, entre autre pour des cauchemars dans lesquels les morts éthiopiens sont omniprésents (ses père et mère de naissance assassinés revenaient le hanter), notre option thérapeutique a été de proposer simultanément une intervention pour apaiser les liens avec les morts, pour qu’il puisse se détacher du poids de son histoire, tout en renforçant l’affiliation à ses parents adoptants et à sa famille. Ainsi le sens de l’intervention thérapeutique était de faire de ce voyage une aventure familiale quasiment touristique, dans laquelle chacun des enfants avait une place singulière où l’accent était mis sur le partage d’expériences, tout en soutenant le désir des parents de se rendre dans l’église chrétienne de son village d’origine pour faire dire une messe en mémoire des morts.

Le traitement des attachements antérieurs pour qu’ils s’apaisent, et la construction de nouveaux attachements avec le monde culturel et familial dans lequel il vit, sont de nature à traiter l’anxiété des enfants adoptés. L’apaisement de l’enfant de l’origine permet dans un second temps, d’explorer le monde culturel et familial des parents adoptifs pour solidifier les nouveaux attachements de l’adopté. La relation aux grands-parents peut être très investie, les adoptés ayant des attaches puissantes avec la terre d’origine de leur famille, les maisons de famille en province etc. L’adopté peut alors exister comme garçon (ou fille) de sa famille, tout en sachant qu’il ne sera jamais comme les autres enfants de cette famille.

g. Déconstruire les théories psychologiques

Traiter l’enfant de l’origine, c’est aussi déconstruire les théories psychologiques qui donnent forme à sa souffrance psychique, essentiellement celles qui concernent l’abandon comme blessure primitive [22]. L’abandon est pensé par certains comme la blessure originelle des enfants adoptés, grave et presque définitive, qui endommagerait le cerveau et nécessiterait une intervention parentale basée sur le reconditionnement comportemental et affectif visant à construire des réseaux neuronaux manquants ; ces séquelles constitueraient aux yeux des auteurs, une forme de « normalité adoptive » [23] . Si dans certaines perspectives thérapeutiques du travail avec les parents, ce type de pensée peut être fécond, il ne l’est pas dans les thérapies d’adoptés. En effet, cette perspective repose sur le primat occidental du lien affectif de l’enfant avec sa mère comme première figure d’attachement, d’un lien de cause à effet entre abandon et souffrance psychique, et d’un lien entre difficultés identitaires et secret des origines. Elle condamne l’enfant de l’origine à se penser comme une victime, un être amoindri, blessé, condamné à vivre avec un handicap  .

L’autre référence théorique particulièrement répandue dans notre société est de penser la recherche des origines comme réparation. De fait, elle donne forme à la souffrance psychique exprimée par les enfants adoptés, qui trouve son expression culturelle dans la perspective d’un ‘retour aux origines’, pensé de manière presque mythique comme un ‘retour au paradis perdu’, entretenant une nouvelle illusion et son lot de possibles déceptions.

Les enfants adoptés plus grands, gardent parfois des blessures durables de comportements parentaux dictés par les théories psychologiques, ce qui nécessite un travail méticuleux de déconstruction au cours de la thérapie. Ainsi, l’adoption pensée comme une nouvelle naissance par les parents adoptants (experts des théories psychologiques qu’ils fréquentent à haut niveau pendant la longue attente de l’enfant), peut les conduire à adopter des comportements inadaptés qui ont pu être vécus comme agressifs par l’enfant. Ainsi, le désir parental de régression de l’enfant adopté, témoin rassurant qui signerait la réalité de ‘la nouvelle naissance’, idée qui repose sur une conception linéaire du développement humain, susceptible de repasser par les étapes antérieures de l’existence.

- Colette a officiellement 6 ans au moment de son adoption en Haïti, elle découvrira en 2006 qu’elle avait en réalité 8 ans. Lorsqu’elle est accueillie à l’aéroport par ses parents, elle est saisie d’une vive frayeur : c’est la première fois qu’elle approche des blancs de si près. Dans la voiture l’amenant dans sa nouvelle maison, elle reste figée, apeurée, ne comprenant pas ce qui se passe. Le soir de son arrivée, sa mère tente de la prendre dans les bras et lui propose un biberon.

Pour autant, si le travail de déconstruction des théories psychologiques est aussi important dans les thérapies d’adoptés, c’est bien parce qu’elles agissent de l’intérieur sur la manière dont ils se pensent et se vivent. Ainsi, cette approche déconstructiviste n’est aucunement la négation de la réalité de ce qui est vécu et qui se manifeste chez les adoptés, leurs parents, leurs proches, leurs enseignants, les professionnels et les médias en général. Ces éléments induits par la culture et la société deviennent une réalité psychologique et sont particulièrement longs à défaire.

h. La souplesse du thérapeute comme horizon

Dans ces thérapies, la position du thérapeute tend à être décentrée, orientée vers le monde intérieur de son patient, sans jamais perdre le sien, elle tend à accepter souplement la « déformation mutuelle provisoire » [24] , produite par l’empathie. L’alliance avec le patient est un élément central du travail, indispensable dans les thérapies ouvertes sur la multiplicité, qui mettent en évidence les conflits pour mieux les pacifier.

Il convient de ne pas « dissoudre les préoccupations identitaires du sujet », de complexifier ses questionnements, de prendre ses questions au sérieux sur le terrain identitaire. L’adoption est une réalité fortement ancrée dans le social et le politique, et à ce titre, il faut insister sur le fait que le clinicien n’est ni pour ni contre, il s’intéresse à la vie psychique de la filiation et aux devenirs de son patient. Pour éviter la maltraitance théorique [25], il recherche les constructions théoriques les plus adéquates pour rendre compte de ce que la clinique lui donne à voir, sans le ramener à du connu.

La position thérapeutique doit permettre de penser les continuités identitaires ainsi que la coexistence interne de différents blocs d’existence dont les relations sont enfouies et souvent conflictuelles. Les interventions techniques conduisent dans un premier temps à bien séparer les strates, afin de déminer les parasitages et les confusions (fréquemment l’attaque de la mère adoptante pour régler des comptes avec la mène de naissance), puis de traiter les blessures de chacune des strates pour finalement co-construire avec le patient des ponts et des liens suffisamment souples pour permettre des aménagements identitaires qui peuvent alors varier au fil de l’existence.

5. Les adoptés sont des passeurs de mondes

Le constat du travail clinique présenté, est que le modèle de la métamorphose humaine, s’il est adapté à la transsexualité, fournit aussi des outils de pensée et d’intervention pertinents pour la clinique auprès des personnes adoptées. Dans le vécu de l’adoption, l’identité mue d’étape en étape, se constitue en strates, avec à la fois un ressenti douloureux et une joie créatrice, manifeste chez l’enfant qui se lance à corps perdu dans sa nouvelle filiation.

Toutefois, la contrainte à la métamorphose induite par le processus de l’adoption est vécue comme d’abord externe (du fait de l’externalité de l’intention) puis internalisée du fait d’enjeux affectifs puissants. Certains enfants adoptés subissent leur parcours de vie, et le processus qui conduit à leur adoption, ils se sentent objets d’un dispositif qui nie leur subjectivité. Ils ne peuvent s’autoriser à ‘exister pour ce qu’ils sont’, puisqu’ils doivent se couler dans une forme préétablie de ‘fils/fille de’ qu’ils vivent comme une attaque de leur propre identité dès lors contrainte de se métamorphoser. L’externalité de la contrainte à la métamorphose éloigne en cela la clinique de l’adoption de celle de la transsexualité, car ici, elle peut être vécue comme la négation de leur droit à avoir une identité propre. Un aspect important du travail thérapeutique va conduire à traiter le vécu de réification des adoptés, qui se vivent en objets passifs de leur destin.

- En arrivant en thérapie, Elodie ne semble s’autoriser à exister que dans son pouvoir de dire non, elle s’oppose ainsi systématiquement à toute volonté extérieure, au point où elle échoue à désirer par elle-même. Elle sait ce qu’elle ne veut pas, mais ignore ce qu’elle voudrait, elle sait ce qu’elle n’est pas, mais demande à découvrir qui elle est. Ici, un objectif de la thérapie sera de l’aider à se libérer d’une normativité externe, pour lui permettre d’habiter activement et pleinement son être et de construire son devenir.

Dans notre société actuelle, la métamorphose de l’adopté est fascinante car elle entretient l’idée que chacun pourrait se réinventer et s’affranchir des déterminismes biologiques. Agencement identitaire contemporain élaboré à partir d’éléments hétérogènes stratifiés, l’adoption permet des expériences de vie insolites, sans modèle préalable, les adultes d’aujourd’hui étant la première génération de français issus de l’adoption internationale. Cette absence de modèle est source d’une grande liberté créative pour imaginer et construire son devenir. Cet article permet de penser les adoptés comme des passeurs de mondes, qui n’aimeraient rien tant que traverser les univers culturels et se déterritorialiser. Leurs intérêts les conduisent souvent vers des mondes géographiques ou culturels lointains comme la plongée sous-marine ou les voyages ; enfants, ils se passionnent pour la préhistoire (l’histoire d’avant). Ils explorent également des mondes intérieurs grâce à leur imaginaire, à travers la lecture ou la création artistique. Construire un devenir sans modèle préexistant peut s’avérer périlleux lorsque l’on porte en soi une strate d’identité issue de l’origine de sa vie, avec laquelle on entretient des relations distantes et méfiantes. La visibilité sociale des adoptés dans l’espace public - artistes, sportifs, penseurs, créateurs, politiciens, etc. - pourrait donc occuper une fonction potentiellement thérapeutique en fournissant des modèles identificatoires positifs. Cette préoccupation est à l’origine de la création d’une rubrique « Les adoptés dans l’espace public » sur le site internet OSI Bouaké, afin justement de permettre aux adoptés de s’ouvrir à de multiples possibilités d’existence.

Si, comme le propose Ricœur [26], l’identité est narrative, alors une part du travail thérapeutique est de construire avec le patient un récit permettant à cette oscillation entre deux parts de soi nées d’une métamorphose partiellement aboutie, de trouver un équilibre interne. Il s’agit pour l’adopté de se sentir solidement fixé dans une filiation, ‘bien attaché’ au groupe qui a permis son adoption, accueilli culturellement au sein de celui-ci, mais d’une manière souple, qui permette une relation articulée avec une part de soi plus ancienne, de façon non conflictuelle en termes de loyauté, et dont les blessures sont suffisamment traitées et cicatrisées pour ne pas sans cesse faire obstacle à la construction du devenir. Comme pour les métis, il s’agit de pacifier le conflit de loyauté entre les parts antagonistes de soi pour les mettre au service d’une ligne de fuite traçant un devenir.

Paris, le 15 mai 2013 - Sandrine Dekens [27]

  • Photo (c) Sandrine Dekens, « Belleville, 1990 »

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[1] D’abord comme chercheure de 2005 à 2008 au sein du Centre Georges Devereux, puis comme thérapeute depuis cette époque. Depuis 2009, j’anime également des groupes de parole de parents adoptants, et de 2010 à 2012, j’ai accompagné au sein d’un groupe thérapeutique des familles adoptant leur enfant en Haïti après le séisme. Cet article est consacré aux enfants nés à l’étranger ayant été adoptés plénièrement.

[2] Sur le concept de « fabrication » que Bruno Latour préfère à celui de « construction », voir Bruno Latour, « On technical mediation ». Commun Knowledge, 3(2), 1994 : 29-64. Pour son extension au champ de la clinique, voir Tobie Nathan, « De la "fabrication" culturelle des enfants. Réflexions ethnopsychanalytiques sur la filiation et l’affiliation », Métissage, Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, n°17, La Pensée Sauvage, Paris, 1991 : 13-22

[3] Françoise Sironi, Psychologie des transsexuels et des transgenres, Odile Jacob, Paris, 2011 : 246

[4] Dont les prémisses se trouvent dans l’entretien accordé à Pascale Lemare et Agnès Murckensturm, L’adoption en 150 questions-réponses, Larousse, Paris, 2013, pp 203-209

[5] Sandrine Dekens, Exposés et sauvés. Le destin singulier des enfants adoptés à l’étranger, Mémoire de recherche en psychologie clinique et psychopathologique, Université de Paris 8, Saint-Denis, 2006

[6] Nathalie Zajde, « Le traumatisme » in Tobie Nathan, Alain Blanchet, Serban Ionescu et Nathalie Zajde, Psychothérapies, Odile Jacob, Paris, 1998

[7] Viviane Romana et Sandrine Dekens, « Enfants adoptés en difficulté : pour une prise en charge psychologique spécifique », in Le Journal des Professionnels de l’Enfance, n°39, 2006, pp 60-64

[8] Françoise Sironi, Psychologie des transsexuels et des transgenres, Odile Jacob, Paris, 2011

[9] Dans son ouvrage, Françoise Sironi propose de penser les personnes transsexuelles et transgenres comme des passeurs de monde fabriqués par la médecine et la chirurgie à partir d’un « déjà-là »

[10] Françoise Sironi, Psychopathologie des violences collectives, Odile Jacob, Paris, 2007

[11] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, Paris, 1980

[12] Michel Foucault, Il faut défendre la société, Seuil, Paris, 1997

[13] Georges Devereux, La renonciation à l’identité. Défense contre l’anéantissement, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2009

[14] Témoignage extrait d’un documentaire réalisé par une mère adoptante, consacré à la théorie neuropsychologique des troubles de l’attachement, très répandue aujourd’hui chez les parents adoptants. Andréa Negrelli, De l’enfant rêvé à l’enfant réel, Documentaire autoédité en DVD, 2009.

[15] Barbara Monestier, Dis merci ! Tu ne connais pas ta chance d’avoir été adoptée, Éditions Anne Carrière, 2005

[16] Sur l’accueil des enfants adoptés au sein d’un nouveau groupe culturel, voir les travaux de Sophie Nizard, sur les pratiques affiliatives en milieu juif. Sophie Nizard, Adopter et transmettre. Filiations adoptives dans le judaïsme contemporain, EHESS, Paris, 2012

[17] Sur ce sujet, lire le témoignage de Christian Demortier, Adopté dans le vide, Éditions du Jubilé, Bruxelles, 2001

[18] Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977

[19] Françoise Sironi, 2011 : 152

[20] Voir plus loin : Soigner les traumatismes.

[21] La succession de traumatismes vécue dans l’adoption est décrite dans l’article suivant : Sandrine Dekens, « Traumatisme et adoption », in Urgences, Revue Accueil, n°155, EFA, Paris, 2010 et aussi sur OSI Bouaké

[22] Nancy Newton Verrier, psychologue américaine et mère adoptante, promeut l’idée que l’abandon serait une blessure primitive faite à l’enfant, qui endommage son système nerveux et explique ses difficultés dans l’adoption.

[23] La révision québécoise de la théorie de l’attachement de John Bowlby, décrit les « Troubles de l’attachement » des enfants adoptés, et rencontre un franc succès auprès des parents adoptants. Johanne Lemieux, travailleuse sociale et mère adoptante, et Jean-François Chicoine, pédiatre, en sont les principaux représentants.

[24] Françoise Sironi, 2011 : 59

[25] Françoise Sironi, « Maltraitance théorique et enjeux contemporains de la psychologie clinique », Les Nouveaux défis éthiques, Pratiques Psychologiques, n° 4, Elsevier, Paris, 2003 : 3-13

[26] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, Paris, 1990.

[27] Sandrine Dekens est psychologue clinicienne, psychothérapeute, expert près de la Cour pénale internationale de La Haye. Entrée dans le champ de l’adoption à travers une recherche sur la psychopathologie des enfants adoptés à l’étranger, elle coordonne à ce jour un dispositif national facilitant l’adoption d’enfants pupilles porteurs de particularités et mène en parallèle des psychothérapies avec des personnes - adultes et enfants - ayant été adoptées. Ces expériences nourrissent une approche clinique de la psychologie géopolitique de l’adoption, articulant la manière dont cet événement de vie marque la subjectivité de ceux qui le traversent tout en constituant une expérience collective.