« Procès » Monsanto : Théo, 9 ans, opéré 50 fois… et les autres

Publié le 17 octobre 2016 sur OSIBouaké.org

Libération - Coralie Schaub - 16 octobre 2016 - Un gros cœur rouge est imprimé sur son haut noir. Elle est grande, se tient droite, elle s’avance à la barre, prend une profonde inspiration et se lance : « C’est un honneur d’ouvrir la longue marche des victimes de Monsanto. Vous allez entendre beaucoup de chiffres, aussi je me suis permis de mettre un visage sur les statistiques. » Sabine Grataloup tend aux juges une série de photos. L’une montre un nouveau-né intubé, les mains attachées, une sonde dans l’estomac. Une autre, une bouille au sourire doux, de beaux yeux bleus… et un gros trou dans le cou. « Voici Théo, mon fils. Il y a neuf ans, il est né avec une malformation grave de l’œsophage. Il a dû être opéré en urgence pour séparer les systèmes digestif et respiratoire. Son larynx aussi était malformé, on lui a donc aussi fait une trachéotomie. Depuis sa naissance, il a subi cinquante opérations. »

Elle raconte la « somme énorme de souffrances accumulées », les difficultés que Théo a toujours pour respirer ou parler, le risque vital permanent, le handicap   social, la famille meurtrie.

Cathédrale

Sabine Grataloup ne s’exprime pas devant une juridiction classique. Samedi, cette Iséroise est venue témoigner devant le Tribunal international Monsanto dans le cadre d’un procès citoyen sans reconnaissance officielle organisé à La Haye, aux Pays-Bas, à deux pas de la Cour pénale internationale (CPI  ). Mais elle s’adresse à de vrais juges. A cinq professionnels renommés qui ont accepté d’auditionner pendant deux jours une trentaine d’experts et de victimes présumées de la multinationale américaine des OGM et des pesticides. Quelques minutes avant son intervention dans l’atrium aux allures de cathédrale de l’Institut de sciences sociales de La Haye, environ 300 personnes s’étaient levées pour l’entrée des magistrats. La présidente, la Belge Françoise Tulkens, a été juge à la Cour européenne des droits de l’homme. La Sénégalaise Dior Fall Sow, consultante pour la CPI  , a été avocate générale du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Jorge Abraham Fernández Souza, aujourd’hui juge à la Cour des contentieux administratifs de la ville de Mexico, a notamment été rapporteur au tribunal Russell sur la répression en Amérique latine.

Crimes de guerre

En ouvrant la séance, l’avocate et ex-ministre française de l’Environnement Corinne Lepage, membre du comité organisateur, avait évoqué un événement « historique ». Puis avait précisé que la fonction du tribunal « n’est pas de condamner Monsanto mais de répondre à des questions concernant la conformité ou non [de son] comportement aux règles du droit international et du droit privé ». Regrettant également « l’absence volontaire de Monsanto, qui a été convoquée mais n’a voulu être ni présente ni représentée », elle avait assuré que serait néanmoins versée au débat la lettre ouverte publiée par la multinationale le 4 octobre dans laquelle celle-ci qualifie le procès de « parodie ».

Les juges le savent, leur mission est de livrer une opinion juridique sur six questions. La firme Monsanto a-t-elle, par ses activités, porté atteinte au droit à un environnement sûr, propre, sain et durable ? A-t-elle porté atteinte au droit à l’alimentation ? Au droit à la santé ? Aux libertés d’expression et de recherche scientifique ? S’est-elle rendue complice de crimes de guerre en produisant le défoliant « agent orange » utilisé par l’armée américaine au Vietnam ? Enfin, ses activités pourraient-elles constituer un écocide, soit le fait de détruire l’environnement au point de compromettre la vie sur Terre ?

Les juges savent aussi que pour ses organisateurs, le but principal du tribunal est de contribuer à la reconnaissance de ce crime d’écocide dans le droit pénal international. « J’espère que les juges feront des recommandations dans ce sens à la CPI  . Je voudrais qu’ils comprennent comment le glyphosate affecte sols, plantes, animaux et humains, ce qui est la définition de l’écocide », glisse en marge de l’audience Marie-Monique Robin, auteure de l’enquête le Monde selon Monsanto (La Découverte, Arte Editions, 2008) et marraine du tribunal.

Carrière d’équitation

Le glyphosate est le pesticide le plus utilisé au monde, qui entre dans la composition de plusieurs centaines de produits, dont le célèbre Roundup de Monsanto, souvent vendu avec ses OGM « Roundup Ready ». Il a été classé « cancérogène probable pour l’homme » par l’Organisation mondiale de la santé (OMS  ) en 2015. Plusieurs études épidémiologiques suggèrent en particulier un risque accru de lymphome non hodgkinien - un cancer du sang - chez les agriculteurs et jardiniers exposés.

Mais la liste de ses dégâts est loin de s’arrêter là. Sabine Grataloup est présente pour en attester. A la barre, sa voix se noue : « Quand nous avons demandé aux chirurgiens d’où pouvaient venir les malformations de Théo, ils nous ont dit que les seules études disponibles à l’époque pointaient vers les pesticides, mais qu’aucun lien direct n’avait pu être établi. Mais un an après, j’ai fait le rapport avec le glyphosate. »

Elle raconte comment chaque été, elle passait un désherbant à base de ce dernier sur la carrière d’équitation de 700 m2 de la famille car elle avait lu une publicité assurant que ce produit était biodégradable et non nocif. « J’ai compris que je l’avais passé au début de ma grossesse alors que je ne savais pas encore que j’étais enceinte. Or c’est à ce moment, crucial, que l’œsophage et la trachée se forment chez le fœtus. Par la suite, d’autres études sont venues appuyer ces soupçons. » Elle cite celles du professeur Andrés Carrasco, en Argentine, mettant en évidence des malformations causées par ces désherbants sur les embryons de grenouilles. Ou une étude statistique dans le même pays sur plusieurs dizaines de milliers de naissances humaines, établissant un quadruplement des malformations en dix ans. « Sachant que la seule modification dans l’environnement des populations étudiées a été le développement massif des cultures OGM Roundup Ready et des pulvérisations aériennes de glyphosate », souligne-t-elle. Avant de demander solennellement aux autorités publiques de prendre les mesures nécessaires pour protéger les enfants à naître.

La parole est au témoin suivant, María Liz Robledo, venue de la province de Buenos Aires pour évoquer le cas de sa fille Martina et d’un autre enfant de son village de 1 900 habitants, similaires à celui de Théo et survenus en moins de deux ans. Un lieu désormais cerné de monocultures de soja OGM pulvérisées de glyphosate, en grande partie destinées à nourrir les animaux d’élevage européens. « Je ne veux pas d’autres martyrs, d’autres familles qui ne sont pas écoutées, dit-elle. L’information est manipulée pour que nous soyons ignorants et complices de ce modèle agro-industriel qui nous rend malades. » Elle montre elle aussi à la cour une photo de sa fille, « qui porte le visage de la douleur ».

« Ligne médiane »

Pendant les témoignages de dix minutes qui se succèdent dans toutes les langues, les juges prennent des notes. Puis demandent de préciser tel ou tel point. Parfois, ils peinent à prononcer le mot « glyphosate ». Ils ne sont ni spécialistes du sujet ni militants. Souvent, l’assemblée applaudit - elle est composée, elle, de nombreux militants -, obligeant la présidente de la cour à plusieurs rappels à l’ordre, « pour conserver le sérieux et la dignité de la séance ».

Damián Verzeñassi, un docteur en santé publique argentin qui a mené une vaste enquête épidémiologique dans son pays, atteste à la barre d’une hausse spectaculaire des cancers, fausses couches et malformations congénitales. Entre 2010 et 2014, ces dernières concernaient 17,9 naissances sur 1 000, contre 8,8 sur 1 000 entre 2000 et 2004. « La majorité des malformations touchent la ligne médiane du corps », observe-t-il, citant les effets du glyphosate, qui interdit l’expression normale de gènes permettant la constitution de notre morphologie. Les mêmes malformations qui touchent Théo, Martina, les amphibiens du professeur Carrasco… Ou les porcelets d’un éleveur danois venu lui aussi témoigner, photos à l’appui, où l’on voit des animaux nés avec des moignons en guise de pattes, sans anus, sans yeux ou avec deux têtes.

Devant les juges, défilent encore apiculteurs mayas, agriculteurs australiens, burkinabés, indiens ou canadiens, tous très remontés contre Monsanto, accusée de « collusion » avec des gouvernements qui protégeraient davantage les intérêts privés que leurs citoyens. Seuls les Sri Lankais ont réussi à obtenir l’interdiction du glyphosate dans leur pays après la mise en lumière du lien entre le produit et une épidémie de maladie rénale responsable de la mort de 24 800 producteurs de riz entre 1994 et 2014.

La cour ne rendra pas son verdict avant décembre. Le petit Théo, lui, n’attendra pas jusque-là pour subir sa 51e opération. Ce sera ce jeudi, à l’hôpital Necker à Paris.


Photo : Yuri Van Geenen

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