Côte d’Ivoire : des guérisseurs à la médecine de l’homme blanc

Publié le 30 juillet 2008 sur OSIBouaké.org

Par Frédérique Drogoul | Médecin psychiatre | 29/06/2008

Toutes les langues du monde ont un mot, et souvent plusieurs, pour désigner la folie. En Côte d’Ivoire, comme ailleurs, il y a des malades mentaux, des personnes qui, brutalement ou plus insidieusement, décrochent et sont comme enfermées dans un rapport aux autres et au monde radicalement bouleversé. La souffrance psychique profonde que produit l’effraction psychotique, au-delà de ses expressions singulières, semble partout la même. Sous ses différentes formes, elle donne un même reflet aux regards, et les visages, qu’ils soient noirs ou blancs, sont marqués par la même douleur.

Mais quand chez nous les larmes coulent, en Afrique, c’est plutôt une frayeur, intense et agitée, qui s’exprime. Plus que les troubles eux-mêmes, ce sont les croyances culturelles sur leur origine qui varient considérablement d’une culture à l’autre. Dans les cultures animistes, comme celle des Yacouba, mais aussi les cultures musulmanes traditionnelles, comme celle des Dioula, les gens pensent que la maladie mentale vient de l’extérieur, fruit d’un mauvais sort, d’une attaque sorcière ou d’un empoisonnement. Ces croyances s’inscrivent dans une cosmogonie fascinante.

Mais dans la région de Trinle-Diapleu, seuls les vieux en portent encore les récits et la mémoire. Les transmissions initiatiques n’ont presque plus court et les générations d’aujourd’hui s’inscrivent dans une modernité qui s’éloigne peu à peu des traditions et des croyances anciennes. Les accusations sorcières sont moins fréquentes qu’il y a dix ou quinze ans, lorsqu’une vieille mère pouvait être rejetée par sa famille car désignée sorcière du fait de la mort étrange d’un fils.

Le « bois de folie », la contention forcée comme remède aux crises

En décimant les enfants du village partis réussir à la ville, le sida   semble avoir débordé les habitudes culturelles, qui voyaient dans la mort des adultes jeunes le signe d’une malveillance. Mais la peur d’un monde occulte et puissant reste prégnante, avec sa magie noire et ses festins de sorciers.

Victime d’un sort ou de malchance, celui ou celle qui est frappé(e) de folie n’est pas craint par son entourage familial : le groupe social fait preuve d’une capacité de tolérance et de compassion qui a été oubliée chez nous. Ce qui n’est pas supporté, ce sont les états d’agitation, les propos et les comportements incohérents qui font des histoires avec le voisinage, la violence, qu’elle soit physique ou verbale, dévoilant souvent ce qui ne se dit pas.

« Il a été mis dans le bois de folie », « oui, on la tient fermée dans la case » : ces phrases, combien de fois les avons-nous entendues ? Une chaîne à la jambe du fou, accrochée à un billot de bois : « le bois de folie », c’est la contention physique, sous toutes ses formes. Et si moins d’un quart des malades arrivent au centre Victor Houali attachés, presque tous ont connu le bois de folie dans leur village. Et comment s’en étonner ? Peut-on même s’en indigner ? Ces hommes et ces femmes, souvent jeunes, comment les contenir lorsqu’ils perdent brutalement la raison et se mettent à tout casser ? Ça fait palabres avec la cour voisine et ça coûte très cher car il faut rembourser. Alors quelques fois, ou plus durablement, c’est la contention forcée pour ceux qui présentent des troubles mentaux bruyants et violents.

Rituels, breuvages, exorcisme, neuroleptiques et antidépresseurs

Bien sûr, les familles se tournent vers les guérisseurs. Des interprétations sont données, des rituels sont observés, des breuvages sont administrés aux malades, mais certains retournent au bois de folie. Les familles rencontrent beaucoup de charlatans, mais aussi des vrais guérisseurs qui aident nombre de malades, parfois en les accueillant chez eux plusieurs mois. Les nouvelles Eglises semblent par contre souvent très maltraitantes car pour elles, c’est le diable qu’il faut chasser. Les méthodes sont brutales.

La contention reste un traitement très répandu dans le monde, où, partout, des malades mentaux sont attachés. Il y a des cages en Tchétchénie, des cellules mouroirs à Kaboul, et dans certains villages rescapés de la région d’Aceh, en Indonésie, seuls les fous entravés dans les cases ont été emportés par la vague du tsunami.

Je ne vais pas faire ici l’apologie de la camisole chimique qui prévaut dans le monde occidental, et qui est, à juste titre parfois, décriée. Sans un accompagnement soignant adapté, les traitements psychotropes sont de peu d’effet thérapeutique. La question qui se posait à nous était donc plutôt de savoir quel accompagnement soignant mettre en place, tout en utilisant des neuroleptiques simples et à doses faibles, et aussi, plus tard, des antidépresseurs.

Je n’ai pas connu les grands asiles dans lesquels nos sociétés enfermaient leurs fous et les laissaient mourir. Mais depuis la fin des années 50, les neuroleptiques ont de toute évidence changé le pronostic terrible des malades atteints de psychoses, qu’elles soient aiguës ou chroniques. Alors pourquoi ailleurs, là-bas, faudrait-il laisser les gens attachés, faute d’autre solution ?

Interroger les fonctionnements asilaires qui répètent l’aliénation sociale

C’est comme ça que l’activité du centre de santé a commencé : avec Jeannette, Zopecita, puis six mois plus tard avec Michel, Shérif et Annie. Le bruit a vite circulé dans la région qu’à Trinle-Diapleu, « il y a un centre de santé soignant la folie, avec les médicaments des Blancs ».

Les antibiotiques et les antipaludéens ont été adoptés par toutes les cultures du monde et c’est heureux. Et si les antirétroviraux, qui stabilisent le sida  , ne sont pas utilisés, c’est tout simplement parce que les firmes pharmaceutiques et les Etats occidentaux refusent de le décider : les Africains, même dans les villages, savent que les Blancs ne meurent plus du sida   mais que pour eux, il n’y a pas d’espoir.

Cependant, les psychotropes ne sont qu’un des outils du soin psychiatrique. C’est donc le pari d’une « psychothérapie institutionnelle transculturelle » que nous avons relevé ensemble, avec les gens du village de Trinlé-Diapleu, en intégrant dans un lieu de soins les savoir-faire traditionnels de l’accueil des étrangers (et dont les Labordiens avaient bénéficié) aux outils diversifiés de la psychothérapie institutionnelle.

Pour résumer, il s’agit d’un courant qui cherche à placer le malade au centre de l’organisation du travail de soins et interroge pour cela les fonctionnements asilaires, les cloisonnements et les hiérarchies, le pouvoir sur les malades et leur assujettissement, qui répètent, dans les lieux de soins, l’aliénation sociale du dehors. C’est cette aliénation qui écrase l’expression, et donc l’apaisement, de l’aliénation mentale des malades psychotiques. Avec des outils divers qu’il faut renforcer sans relâche, on peut alors les accueillir et les soigner.

Un lieu accueillant, rassurant et contenant, ouvert à la circulation du village

Or les méfaits de cet écrasement semblent moins intenses avec les malades d’Afrique, car l’ossature culturelle y est plus contenante. Les personnes un peu bizarres, improductives, qui ont été frappées par la folie, ne sont pas stigmatisées ou exclues et chacun trouve encore sa place dans un groupe familial et social beaucoup plus solidaire.

Au détour d’hospitalisations assez courtes, les malades vont mieux, souvent plus rapidement et plus durablement que chez nous. Le centre reçoit des hommes et des femmes, jeunes et vieux, plus rarement des enfants : certains sont agités et confus, d’autres méfiants et opposants, quelques autres sont repliés sur une douleur qui paraît sans fond, tandis que beaucoup partent dans tous les sens.

Il fallait penser un lieu accueillant, ouvert à la circulation du village, un lieu rassurant et contenant, avec une équipe vigilante et disponible pour construire de l’apaisement, animer des temps d’accueil collectif et des entretiens plus singuliers. Les malades sont hospitalisés avec un membre au moins de leurs familles, et ces derniers ont un grand rôle dans la vie quotidienne, qui démarre chaque matin par le « kwamam » (« quelles sont les nouvelles » en yacouba).

Un couturier, un cordonnier et un sculpteur sont installés en bordure du centre. Dans les deux cuisines, tenues par les femmes, se tissent de jolies solidarités entre des familles d’ethnies différentes qui cohabitent sans tension. Avec le village aussi, des liens se créent et contribuent à donner à l’ambiance du centre de santé cette teinte indéfinissable mais indispensable pour un lieu de soins. Il a fallu beaucoup de travail de compréhension, de formation et d’évaluation, beaucoup de réunions et d’échanges. Tout cela s’est construit doucement mais après la fragilisation apportée par la crise ivoirienne, le centre ne désemplit plus. L’histoire continue...

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