Côte d’Ivoire : des patients sous ARV en danger

Les populations de Bouaké ont désormais accès aux ARV, mais pour combien de temps ?

Publié le 21 juin 2006 sur OSIBouaké.org

Le manque de transparence dans la gestion du premier programme de prise en charge des personnes vivant avec le sida   dans le nord de la Côte d’Ivoire compromet ses chances de succès, mais aussi la survie des patients, selon des activistes et des médecins.

“Nous sommes très inquiets : les comités de gestion et de pilotage qui devaient rassembler les représentants des associations, des médecins et des autorités n’existent pas, on ne sait pas vraiment comme ça fonctionne”, confie l’un des médecins de l’hôpital de Bouaké, la grande ville du centre du pays, devenue le quartier-général de la rébellion armée de Côte d’Ivoire.

Quelque 200 personnes sont prises en charge par ce Centre hospitalier universitaire, CHU, que fait tourner l’organisation médicale d’urgence Médecins sans frontières (MSF  ) depuis les premiers mois de la crise.

“Il n’y a aucune transparence et ça nous préoccupe pour l’avenir”, ajoute-t-il.

Le médecin, comme beaucoup de responsables d’associations ou de services hospitaliers, parle sous condition d’anonymat : le centre de conseil et de dépistage volontaire (CDV) de Bouaké, devenu centre de prescription des traitements antirétroviraux (ARV  ) en avril 2005, est dirigé par un proche des Forces nouvelles, un groupe rebelle qui tient le nord du pays depuis l’échec d’une tentative de coup d’Etat en septembre 2002.

Comme les autres acteurs de la lutte contre le sida  , ce praticien est préoccupé par la qualité du suivi psychosocial des patients, les ruptures d’approvisionnement en médicaments, l’absence régulière du responsable du laboratoire attenant et l’opacité dans la gestion du centre, une structure qui, dit-il, est “l’affaire de tous”.

Avant l’éclatement du conflit et la partition du pays, les personnes qui avaient besoin de suivre un traitement ARV  , qui prolonge l’espérance de vie des patients séropositifs, devaient se rendre à Abidjan, la capitale économique ivoirienne, à 350 kilomètres plus au sud.

Mais avec la multiplication des barrages et des points de contrôles à l’entrée et à la sortie de la ‘zone de confiance’, une bande de territoire patrouillée d’est en ouest par des forces de maintien de la paix des Nations unies, il était devenu très difficile pour les personnes infectées de se rendre en zone gouvernementale.

Selon le docteur Karim Kouyaté, le médecin coordinateur du CDV et le seul prescripteur d’ARV   de la ville et de ses environs, “la situation sanitaire des populations s’était beaucoup détériorée avec la crise, le stress, l’absence de revenus et de personnel qualifié”.

D’après les auteurs d’une étude publiée en mai dernier, le conflit aurait fait fuir vers le sud 98 pour cent des médecins qui exerçaient dans le centre du pays : sur les 127 médecins installés avant 2002 au-delà de la zone de confiance, seuls trois étaient encore en poste en mars 2004.

Du coup, quand les responsables locaux du Fonds mondial de lutte contre le sida  , la tuberculose et le paludisme proposent aux autorités locales, les Forces nouvelles, de financer le programme de traitement et la rénovation de l’ancien centre d’information et de dépistage du VIH   et de son laboratoire, fermés depuis près de trois ans, le docteur Kouyaté jubile.

Grâce au Fonds, les ARV   entrent à Bouaké... pour combien de temps ?

“Les ministères de la Santé et de la Lutte contre le sida   à Abidjan nous avaient demandé d’attendre la fin de la crise pour obtenir des ARV   à Bouaké. Mais le Fonds mondial a dit Ok ! et on a foncé. Au début, personne n’y a cru”, explique le jeune médecin, diplômé en 2005.

Après une rapide formation à la prescription d’ARV  , le docteur Kouyaté s’est installé à la tête du CDV en avril 2005, secondé par le docteur Daouda Sevede, un laborantin de l’institut Pasteur d’Abidjan, pris en charge par le Fonds mondial, qui assure les prélèvements sanguins et les bilans pré-thérapeutiques et de suivi biologique.

Aidés par deux assistantes sociales, mises à la disposition du CDV par l’association de personnes vivant avec le VIH  /SIDA   de Bouaké, Eveil Bouaké, un pharmacien et un infirmier, les deux médecins distribuent des médicaments à plus de 700 personnes.

“Sur 11 personnes qui travaillent au centre, 10 sont bénévoles ! Nous ne sommes pas suivis, pas évalués”, se plaint le médecin coordinateur Kouyaté. “Nous luttons pour être nous-mêmes pris en charge, pour permettre aux gens de se soigner.”

Dès le mois de septembre, cinq mois après l’ouverture du centre, 247 personnes étaient sous traitement. Selon le docteur Kouyaté, 50 pour cent des candidats au dépistage sont séropositifs et une personne infectée sur deux a besoin de médicaments après son bilan biologique, facturé 3 000 francs CFA (5,7 dollars américains), soit le prix de trois mois de traitement ARV  .

Le taux de prévalence au VIH  /SIDA   en Côte d’Ivoire est estimé à 7,1 pour cent par les Nations unies, mais des résultats préliminaires, annoncés officieusement par les autorités la semaine dernière, ont réévalué la séroprévalence à 4,7 pour cent de la population.

“Fin 2005, les premiers transferts de dossiers d’Abidjan sur Bouaké ont commencé. Les gens n’avaient pas encore de dossier qu’ils étaient déjà sous traitement”, explique Ibrahima Sidibe, le président d’Eveil Bouaké, qui dit avoir pris contact avec le docteur Kouyaté pour lui proposer des services gratuits de visite à domicile et d’éducation à l’observance des traitements.

Son association, reconnue au niveau national, offre une prise en charge psychosociale à domicile et dans les associations à près de 350 personnes à Bouaké et ses environs, grâce à une trentaine d’assistants sociaux, financés par des partenaires internationaux.

Ils assurent également une permanence pour les patients à l’hôpital de jour du CHU, un réconfort et un soutien technique pour les personnes qui souffrent et s’interrogent sur leur traitement et ses effets secondaires.

“Il nous a dit que ça ne l’intéressait pas”, ajoute M. Sidibe. “Pourtant, j’ai visité sept personnes qui sont alitées, qui ne peuvent plus payer leurs médicaments et qui sont maintenant très malades... J’en ai enterré 13, qui étaient sous traitement. On ne lui demande pas de payer mais de collaborer pour qu’on puisse les aider.”

Des malades indisciplinés, qui négligent leur traitement

Selon le docteur Kouyaté, il y a en effet “beaucoup de malades qui échappent au traitement. Ils sont indisciplinés, ce sont des personnes illettrées, âgées, des villageois.” Après les trois premiers mois de traitement, “ils ne reviennent plus quand on leur demande de payer les 3 000 francs CFA [le prix officiel]”, explique-t-il.

C’est bien ce qui inquiète Ibrahima Sidibe et les autres activistes de la lutte contre le VIH  /SIDA   à Bouaké. Le CDV “n’offre aucune prise en charge psychosociale, notre animatrice ne rencontre que les personnes séropositives, pas celles sous ARV  . Du coup, on ne peut pas accompagner le patient, le faire participer à nos groupes de parole ou lui expliquer son traitement”, se désole M. Sidibe.

Pour lui, comme pour Penda Touré du centre de prise en charge intégré SAS (Solidarité Action Sociale), qui suit 300 personnes sous ARV  , il est indispensable que les ONG interviennent dans la gestion du CDV, au nom de la santé des patients.

“Notre hantise, ce sont les ruptures d’ARV  , la fermeture du laboratoire, les abandons de traitement. Il faut qu’ils acceptent qu’on puisse intervenir, on est condamné à faire en sorte que le CDV survive”, argumente Penda Touré, une militante respectée à Bouaké, l’une des premières à s’être attaquée au VIH  /SIDA   et à prendre en charge les personnes séropositives et leurs enfants.

M. Sidibe, comme Mme Touré, admettent néanmoins l’intérêt que revêt, pour les patients, d’avoir accès localement aux ARV   et aux bilans biologiques, dans un contexte de crise économique et sociale aiguë au cours de laquelle les populations se paupérisent et les comportements à risque se multiplient.

Mais encore faut-il que cette offre soit régulière, soulignent-ils de concert.

Or des molécules ont commencé à manquer pour la première fois cette année, des ruptures qui, faute de stocks de sécurité sur place, ont occasionné des interruptions de traitement chez les patients et ont obligé le docteur Kouyaté à se rendre à Abidjan “avec le car”.

“La pharmacie centrale ne vient pas à Bouaké : pour qu’il n’y ait pas de ruptures, on se débrouille”, assure le médecin, qui dit ne pas utiliser les moyens aériens de la mission de maintien de la paix des Nations unies (Onuci), du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) ou les véhicules de MSF  , des structures qui approvisionnent néanmoins le CHU.

Et quand le docteur Kouyaté se rend à Abidjan, il ferme le CDV, assurent les associations et les médecins, incapables, du même coup, d’approvisionner leurs patients en ARV   — une situation jugée ‘anormale’ par les praticiens de l’hôpital.

Il en va de même pour le docteur Sedeve, qui ne reçoit plus de rémunération du Fonds mondial depuis janvier 2006. L’institution financière, qui attend depuis la fin de l’année 2005 que les autorités justifient l’utilisation des 17 millions de dollars de la première phase, a suspendu la signature (et donc le décaissement) de la deuxième tranche, soit 42,8 millions de dollars.

L’organisation internationale Care a bien proposé de rémunérer le laborantin, afin qu’il poursuive ses activités, considérées comme essentielles pour les patients et les médecins de l’hôpital, mais sans succès, concède Yssouf Ouattara, chargé de programme à Care, à Bouaké.

“M. Sedeve est parti trois semaines à Abidjan pour réclamer son argent, tous nos malades sont restés en rade, ce n’est pas normal et je ne peux pas l’accepter en tant que représentant des personnes qui vivent avec le VIH  ”, s’emporte M. Sidibe.

Dans ces cas-là, précise un médecin de l’hôpital, le gestionnaire de la pharmacie reconduit les ordonnances. Or, dit-il, les médicaments contre la tuberculose nous parviennent régulièrement, “pourquoi ça ne serait pas le cas pour les traitements contre le VIH   ?”

Prévue par les bailleurs de fonds, la participation des autorités et des quatre ONG ayant pignon sur rue aux comités de pilotage et de gestion du CDV n’a jamais eu lieu et les informations filtrent difficilement.

“Au CDV, aucun patient n’est informé de notre existence”, explique Ibrahima Sidibe, ajoutant que, bien qu’ayant connaissance de la situation, les autorités de tutelle à Abidjan n’ont toujours pas réussi à obtenir satisfaction - y compris en offrant un assistant de laboratoire, rémunéré par l’Etat et formé par MSF  .

Pourtant, M. Sidibe ne s’avoue pas vaincu. “En tant que représentant des personnes vivant avec le VIH  , je considère qu’il faut avertir les gens sur ce qu’il se passe. Je vis avec le virus depuis 11 ans, je n’ai plus peur.”

imprimer

retour au site