En Afrique du Sud, l’enfance violée

Pourquoi les agressions sexuelles sur les enfants sont-elles si nombreuses dans ce pays ? Séquelles de l’apartheid, machisme, promiscuité ? Reportage dans une clinique qui accueille les jeunes victimes.

Publié le 1er avril 2014 sur OSIBouaké.org

Libération - par Patricia HUON, Correspondance à Johannesburg - 25 mars 2014

Devant un mur décoré de personnages Disney, Thando se tortille sur sa chaise et tire sur la jupe bleu marine de son uniforme scolaire. La petite fille de 9 ans attend sa consultation hebdomadaire avec un psychologue de la clinique Teddy Bear, située à Soweto, dans la banlieue de Johannesburg, qui s’occupe des enfants victimes de violences sexuelles. Selon les statistiques de la police, environ 25 000 mineurs sont violés chaque année en Afrique du Sud, près de 70 par jour. Un chiffre trois fois plus élevé qu’en Inde, un autre pays émergent avec un problème aigu de violences sexuelles. Selon les associations, les victimes seraient encore plus nombreuses, car la majorité d’entre elles n’osent pas dénoncer leurs agresseurs.

Cheveux courts, regard fuyant, gestes mal assurés, Thando semble se demander ce qu’elle fait là. Les consultations visent à l’aider à surmonter le traumatisme du viol subi l’an dernier, mais aussi à parler de ce qui s’est exactement passé puisque la clinique est habilitée à recueillir des éléments médico-légaux qui pourront être utilisés au procès. Le mois prochain, son agresseur, un homme de 38 ans, passera devant la cour, et chaque détail comptera. « Il m’a emmenée chez lui et m’a dit que je devais coucher avec lui, comme sa petite amie », lâche la gamine, la respiration qui s’accélère. Les mots, répétés maintes et maintes fois, à la police, aux assistants sociaux, sortent comme automatiquement. « Quand il a terminé, il m’a ordonné de ne rien dire à mon père. Il a dit qu’il me tuerait si je parlais. » Dans son dossier médical, le croquis d’un corps d’enfant est parsemé de marques dessinées à l’encre rouge. Autant de traces des violences subies. Thando affirme avoir été abusée une fois. Mais son dossier médical révèle des viols répétés, sur plusieurs années. S’agit-il du même agresseur ? La gamine se mure dans le silence.

De l’argent ou du bétail en compensation

Sa mère l’a abandonnée quelques mois après sa naissance. Elle habite avec son père qui vit de petits boulots. A l’époque des faits, c’est l’une de ses petites amies qui s’occupe d’elle après l’école. C’est le frère de cette femme qui la violera. « Je le connaissais bien, c’était presque la famille », dit le père de Thando, qui a porté plainte lorsqu’il a eu vent de l’histoire, par une voisine à qui sa fille s’était confiée. « J’espère qu’il croupira en prison. Mais, quelle que soit la sentence, ce ne sera pas assez. Ma fille sera traumatisée à vie. » Thando lève ses yeux bruns jusque-là rivés au sol. « Je suis encore triste. Je ne sais pas quand ça disparaîtra », dit-elle. Elle gardera aussi des séquelles physiques : le violeur l’a infectée avec le VIH  . Son père dit avoir reçu des pressions. « Les sœurs de cet homme m’ont proposé de l’argent pour étouffer l’affaire. Elles m’ont dit qu’il avait des enfants dont il devait s’occuper. Elles ont laissé entendre que la petite était sans doute consentante… Elle a 9 ans ! »

La clinique Teddy Bear, qui compte trois dispensaires autour de Johannesburg, reçoit 400 enfants par mois. « Avant, ces histoires se réglaient au sein de la famille, dit la directrice, Shaheda Omar. Parfois, une compensation, de l’argent ou du bétail, était versée aux parents. Cela se pratique encore, surtout dans les zones rurales, mais davantage de gens osent porter plainte. » Dans plus de 80% des cas, le pédophile connaît l’enfant qu’il agresse. Souvent, il fait partie du cercle familial. Selon une étude réalisée en 2003 dans la province de Gauteng - où se trouvent Johannesburg et Pretoria -, les enfants de moins de 12 ans représentaient 15% du nombre total de victimes de viol dans le pays (64 000 plaintes en 2012). « Un chiffre qui semble correspondre à la réalité », affirme Rachel Jewkes, vice-présidente du Conseil de la recherche médicale d’Afrique du Sud, qui regrette « l’absence de statistiques nationales ». Selon une autre étude réalisée entre 2001 et 2006 dans la province du Cap-Oriental, les moins de 12 ans représentaient 23% des victimes. Les chercheurs s’accordent aussi pour dire que les jeunes filles de 10 à 15 ans sont particulièrement touchées. « C’est à prendre avec précaution, nuance Shaheda Omar. Les viols chez les garçons sont moins souvent déclarés par crainte d’une stigmatisation des victimes. »

Nelson Mandela disait qu’il n’y a pas « plus vive révélation de l’âme d’une société que la manière dont elle traite ses enfants ». Et pourtant… un bébé de 6 semaines violé en novembre 2013 par son oncle dans la ville minière de Kimberley (centre), une petite fille de 9 ans violée et brûlée vive en janvier dans un township du Cap… Il n’y a pas une semaine sans que de tels faits divers s’étalent dans les journaux. La presse met l’accent sur les affaires les plus sensationnelles, mais il y a des milliers de drames quotidiens, devenus tellement banals qu’ils ne provoquent guère plus qu’un haussement d’épaules désolé. « Les statistiques ne sont pas précises, elles regroupent tous les crimes sexuels, sans détails sur leur nature ou l’âge des victimes. Mais il est certain que les plaintes déposées ne représentent qu’une petite partie de ce qui se passe, dit Sarah Strydom, porte-parole de Rape Crisis South Africa, association qui assiste les victimes de viol. Le problème concerne toute la société. Les Noirs comme les Blancs, les riches comme les pauvres. »

Les victimes mal suivies

Violence généralisée et exacerbée par des années d’apartheid, pauvreté, société patriarcale, abus d’alcool, et même un mythe selon lequel des relations sexuelles avec une vierge guériraient du sida  , de nombreux facteurs sont avancés pour expliquer l’ampleur de la « crise du viol ». « La culture machiste est profondément ancrée dans la mentalité du pays. Beaucoup d’hommes pensent que femmes et enfants doivent leur être soumis, estime Sarah Strydom. La situation de certains d’entre eux, peu éduqués, incapables de trouver un emploi, joue aussi un rôle. L’homme est censé être celui qui entretient sa famille. Quand il n’est pas en position de le faire, il se sent émasculé. Le viol devient non seulement une expression de sa frustration, mais aussi une manière de reprendre le contrôle. »

Le faible taux de condamnation crée aussi un sentiment d’impunité. La restauration de tribunaux spécialisés pour les crimes sexuels, l’an dernier, vise à plus d’efficacité. « C’est une bonne chose, mais il y a encore beaucoup de problèmes avec la manière dont fonctionne la justice. Certaines affaires sont jugées plusieurs années après les faits ; dans ces conditions, c’est très difficile pour des enfants de se rappeler les détails », dit Lynne Cawood de l’ONG Childline, qui vient en aide aux enfants victimes de violences. De nombreux cas n’aboutissent pas. « Le taux de condamnation est de 5% par rapport au nombre de plaintes déposées », dit-elle. Manque de moyens, de personnel, les tribunaux sont débordés… Et, souvent, le ministère public ne poursuit que lorsqu’il pense pouvoir obtenir une condamnation.

Un autre problème est l’absence de suivi de nombreux enfants victimes. Il n’est pas rare qu’eux-mêmes abusent par la suite d’autres enfants. A la clinique Teddy Bear, un programme thérapeutique est destiné à ces mineurs auteurs d’agressions sexuelles. La majorité sont des adolescents et préadolescents, mais certains sont âgés d’à peine 7 ou 8 ans. Ils sont amenés par leurs parents ou lorsqu’une mesure éducative est prononcée par un juge. « Il s’agit généralement de violences graves, avec pénétration ou tentative de pénétration sur un autre enfant, souvent plus jeune », dit Sihle Maseko, un travailleur social.

La promiscuité engendrée par la pauvreté est un facteur de risque, avec des enfants qui partagent le lit de leurs frères et sœurs, mais parfois aussi d’un oncle ou d’un cousin plus âgé, pense-t-il. « Parfois, la mère a un compagnon qui n’est pas le père des petits et qui ne se soucie pas de leur présence lorsqu’il a envie d’avoir des relations sexuelles. Quand celles-ci sont violentes, l’enfant grandit avec ce modèle en tête. » Sihle Maseko estime que, « quand il s’agit d’enfants jeunes, il est possible de leur montrer qu’il y a d’autres manières de fonctionner ». Avec les adolescents, c’est plus compliqué. « Certains ont tellement de colère en eux. Et ils n’ont aucun respect pour les femmes. Beaucoup estiment qu’il est acceptable de coucher avec une femme qui n’a pas donné son accord. C’est vu comme une preuve de virilité », constate le travailleur social qui reconnaît son « impuissance face à certains cas », alors transmis à des établissements fermés pour mineurs.

« Pas de modèle positif »

Amelia Kleijn, une chercheuse sud-africaine, a interviewé dix hommes condamnés pour viol sur des enfants de moins de 3 ans. « Ils se conduisent en psychopathes, n’ont aucune capacité d’empathie pour autrui, dit-elle. A aucun moment, ils n’ont pensé à la douleur ressentie par le bébé, ils ne le considéraient pas comme un être humain mais comme un objet leur permettant d’extérioriser leurs frustrations. » Un acte que, contrairement à ce qu’on voit généralement dans les crimes de pédophilie, la plupart ne reproduiront pas, estime la chercheuse : « Il ne s’agit pas de plaisir sexuel, mais de revanche. Souvent, l’enfant est celui d’une ex-compagne qui les a quittés, ou d’une femme qui a refusé leurs avances. L’un d’entre eux, père de trois enfants, a violé sa nièce de 3 mois parce qu’il était jaloux de sa sœur qui s’occupait mieux de ses enfants que lui. » Elle ajoute : « Tous ont des souvenirs de terribles maltraitances de la part de leurs parents. Ils ont souvent vu leur mère se faire violenter par son mari ou compagnon. » Pourtant, des millions de Sud-Africains, élevés par une mère célibataire, ont grandi dans la pauvreté, entourés d’adultes violents sans devenir des violeurs. « Ce qui ressort des interviews, c’est l’absence de modèle positif, d’un adulte qui donne l’exemple d’alternative à la violence. »

L’apartheid et la systématisation du travail migrant ont détruit les structures sociales et familiales parmi la population noire sud-africaine. « Déracinés, les hommes n’ont que la brutalité pour s’affirmer. Cela a engendré un vrai problème dans la conception de l’identité masculine. Etre un homme, c’est être agressif et imposer sa volonté. » Le travail d’Amelia Kleijn a été critiqué, certains lui reprochent de chercher des circonstances atténuantes à ces violeurs. Ce n’est pas le cas : son objectif est de chercher à comprendre les mécanismes de leurs actes afin d’aider, peut-être, à trouver des solutions.

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