Des idées pour transformer une République encore oligarchique

Publié le 13 mai 2013 sur OSIBouaké.org

Le Monde | 06.05.2013 • Propos recueillis par Nicolas Truong

Malaise démocratique, débandade politique et vent de panique dans la République. Un an après l’élection de François Hollande, le bilan n’est pas brillant. D’où l’envie de réunir le philosophe Jacques Rancière et le philosophe Pierre Rosanvallon, l’un des théoriciens les plus écoutés de la "deuxième gauche", deux penseurs incontournables de la question démocratique afin de comprendre notre crise morale et politique.

Comment avez-vous fait de la démocratie et de l’égalité les axes centraux de vos recherches, questionnements et préoccupations politiques ?

Pierre Rosanvallon : Je suis devenu permanent à la CFDT en sortant d’HEC, juste après 1968. J’ai alors commencé à lire énormément sur l’histoire du mouvement ouvrier. Je m’étais lié à un éditeur, Léon Centner, qui avait publié une impressionnante collection de centaines de pamphlets sur la construction du mouvement ouvrier, Les Révolutions du XIXe siècle, en 48 volumes. J’avais fait acheter l’intégralité à la CFDT et je m’étais plongé dedans. Je voyais bien dès ce moment-là qu’on ne pouvait comprendre les tâches du présent - le projet autogestionnaire était alors central - qu’en ayant une vision longue des problèmes. Je voulais par ailleurs comprendre les phénomènes d’entropie démocratique. Savoir pourquoi les structures de fonctionnement collectives ne marchaient pas aussi bien qu’on l’attendait. Toutes ces questions sur l’organisation de la vie démocratique ont constitué mon premier répertoire d’études. Le second portait davantage sur le type de conflits sociaux du début des années 1970, conflits qui redessinaient un nouveau paysage revendicatif et invitaient à reformuler les termes de l’émancipation individuelle et sociale. Dans mon premier ouvrage, Hiérarchie des salaires et luttes des classes, publié sous un pseudonyme, je me suis par exemple intéressé aux différences admissibles dans le travail. Quel était l’écart maximal toléré entre un ouvrier et son PDG ? Comment devait être défini le salaire minimal ? Et à ces questions se sont ajoutées celles des institutions de la solidarité, de la compréhension des conditions dans lesquelles elles commençaient à se délégitimer, au milieu des années 1970. Ces trois piliers de mon travail se sont construits à partir de questions nées de mon expérience syndicale comme de mes lectures sur l’histoire du mouvement ouvrier. Et aussi des voyages que j’avais pu faire pour étudier les kibboutz et les entreprises autogérées en Yougoslavie.

Jacques Rancière : En 1968, on a vu se redéployer des questions que l’on pensait déjà résolues : que veut dire mouvement ouvrier, lutte des classes, etc. Pour en prendre la mesure, je me suis lancé dans un travail de recherche archéologique remontant jusqu’aux années 1830-1840. J’ai pris conscience du rôle fondamental de l’affirmation démocratique dans l’histoire ouvrière, loin de la critique marxiste selon laquelle la démocratie n’était qu’un masque de l’exploitation. C’était l’époque où on célébrait les révoltes sauvages. Or ce qui m’a frappé, c’est le protocole ouvrier, la manière dont la grève naissait historiquement comme une construction rationnelle de gens qui n’exigeaient pas seulement de meilleurs salaires et conditions de vie, mais qui voulaient aussi être considérés comme des personnes capables de penser, parler et de décider. Cela a été un élément essentiel de ma conception de la démocratie, cette affirmation ouvrière d’une capacité de penser et pas simplement de combattre. Les ouvriers s’affirmaient comme des copartageants d’un monde commun ; ils s’affranchissaient d’une identité ouvrière imposée pour gagner une communauté, un collectif ouvrier nouveau. Cela a marqué ma conception de la démocratie et de l’émancipation : ceux qui sont de l’autre côté ne revendiquent pas simplement leur part, mais leur capacité entière d’êtres humains, avec tout ce que cela implique. J’étais philosophe, mais ce qui est devenu La Nuit des prolétaires n’était ni une thèse de philosophie, ni une d’histoire, ni même de sciences politiques. C’était une rencontre singulière qui m’obligeait à rompre avec le modèle académique de l’information qu’on amasse et qu’on traite. Les textes ouvriers n’étaient plus un vecteur d’information sur la condition ouvrière mais une pensée en acte qu’il me fallait prolonger et faire partager.

Il n’y a donc pas d’un côté les intellectuels qui pensent et, de l’autre, les ouvriers ou les cadres qui travaillent. Cette représentation et séparation des rôles et des fonctions a-t-elle encore la vie dure ?

P.R. Au courant des années 1968, il y avait à la CFDT un type de militants ouvriers qui ressemblaient aux ouvriers des années 1830 étudiés par Jacques Rancière, des personnes qui lisaient notamment énormément. J’ai alors découvert qu’il y avait une vraie vie intellectuelle en dehors de la vie académique. La création de La République des idées ou de La Vie des idées s’est inscrite pour moi dans la continuation de ce constat, avec le souci de produire et de faire circuler un savoir socialement appropriable, lié à l’expérience.

J.R. Il faut un certain degré de stupidité pour jouer le rôle de l’intellectuel , c’est-à-dire pour supposer qu’il y a une catégorie de gens qui pensent pendant que les autres ne pensent pas. Ça va de pair avec l’idée selon laquelle les gens sont opprimés parce qu’ils ignorent pourquoi ils le sont. Les gens n’ont pas besoin qu’on leur dise pourquoi et comment ils sont opprimés, ils le savent parfaitement. En travaillant sur l’histoire de l’émancipation ouvrière, j’ai vraiment pris conscience que le problème de ces ouvriers n’était pas de comprendre le système mais de savoir si un autre monde était possible, s’ils étaient capables de le construire .

Nombre d’intellectuels nous disent que le capitalisme que vous avez décrit serait dépassé par la société postindustrielle, où triomphe la consommation sur la contestation. Partagez-vous ce diagnostic ?

J.R. On a vécu pendant plusieurs années dans l’illusion d’avoir dépassé le capitalisme industriel, d’être dans une société postfordiste où le travail matériel aurait disparu et le monde serait devenu un univers de petits bourgeois consommateurs. Mais la réalité du capitalisme n’est pas celle de sociétés où les rapports de dominations se seraient évaporés. Bien au contraire, on retrouve des formes d’exploitation qu’on pensait appartenir au passé. Le travail à domicile, celui des enfants, des esclaves : c’est une partie de l’économie capitaliste. Le dépassement du capitalisme fordiste, c’est l’éclatement organisé des processus de travail, la fabrication d’un monde où tout est fait pour séparer les gens, les cloisonner pour éviter toute rencontre et donc toute lutte collective. C’est aussi une société où les inégalités ne cessent de se creuser contrairement à tout ce qu’on a raconté sur l’égalitarisme triomphant.

P.R. Une ère du capitalisme industriel a pris fin dans les années 1970, celle caractérisée par un mode d’accumulation de capital et d’organisation de la production produisant lui-même la classe ouvrière. C’était un capitalisme où procédures et formes d’organisation standardisées définissaient le travailleur. Un nouveau mode de production s’est développé, qui ne se contente pas d’exploiter la force anonyme de travail. Là où le capitalisme d’innovation mobilise la particularité de chaque individu, le capitalisme industriel convoquait sa généralité. Aujourd’hui, ce qui produit la richesse ce n’est pas seulement l’exploitation mécanique. C’est aussi la valorisation de toutes les formes de singularité : la créativité, l’implication, la responsabilité. Engagement, créativité, autonomie, voilà ce qui conditionne la production moderne. Avec les formes inédites de domination des personnes qui en découlent. Avec la mondialisation, s’exprime aussi toute l’hétérogénéité des formes capitalistes : coexistent ainsi dans nos sociétés des restes du capitalisme fordiste, et même des formes plus archaïques, avec un capitalisme d’innovation très développé. La mondialisation ce n’est pas seulement la multiplication des échanges

Sommes-nous entrés dans une Europe post-démocratique, comme le soutient le philosophe allemand Jürgen Habermas ?

J.R. Aujourd’hui, on impose l’idée selon laquelle les problèmes du monde seraient devenus tellement importants qu’il ne serait plus possible de les confier à une décision populaire. Prenez le second vote sur la Constitution européenne : le président Sarkozy avait affirmé qu’il s’agissait d’une chose trop sérieuse pour la faire voter par les Français. Ce n’est pas simplement une question de règle constitutionnelle, c’est un rapport entre des intelligences opposées qui se joue ici. C’est une cassure irréversible entre deux mondes.

P.R. Quand Jürgen Habermas parle de la tendance à la dissémination de l’idée démocratique dans de simples formes de gestion et de régulation, il cerne l’une des dimensions essentielles de la crise de la démocratie moderne. Aujourd’hui s’est développé ce qu’on appelle la gouvernance, une forme de "dissémination" du politique. On peut parler en ce sens d’une dépolitisation "technique" de la démocratie. Cela peut se justifier dans certains domaines. Dans la mesure où cela correspond parfois à une demande de régulation "objective" pour limiter une politisation-confiscation partisane. Mais le problème est qu’il n’y a pas eu de mouvement inverse de repolitisation authentique autour des problèmes essentiels du vivre ensemble. On assiste aussi simultanément à une lente érosion du modèle démocratique, de plus en plus réduit au seul moment électoral. Le problème, c’est qu’à force d’être sacralisée, l’élection finit par aspirer et réduire l’essence même du politique. Or, la vie démocratique présuppose un espace de délibération sur la construction du commun en matière de redistribution, d’égalité, de justice, de gestion des différences. Et subsiste la question fondamentale de l’organisation du pouvoir citoyen qui ne se limite pas à l’organisation d’une délégation mais implique, sur un mode actif et permanent, des formes de contrôle, de vigilance, d’évaluation.

Quelle est la nature de la crise de la démocratie et de la dépolitisation qui est à l’oeuvre aujourd’hui ?

J.R. Selon moi, il n’y a pas une dissémination du politique mais une confiscation, une appropriation centrale par l’Etat. La question est : que considère-t-on comme premier dans l’idée même de démocratie ? La démocratie me semble être avant tout une pratique qui fait exister un sujet populaire comme tel, indépendamment du peuple qui est représenté au niveau de l’Assemblée et de l’Etat. Démocratie et représentation ne sont pas des concepts normalement liés, à l’origine, ils sont même parfaitement opposés. Il faut garder en tête que "démocratie représentative" est une contradiction dans les termes, il ne faut donc pas attendre la régénération de la démocratie du processus électoral et plus particulièrement de l’élection du président de la République. L’institution présidentielle est une institution clairement pensée comme antidémocratique, créée en France en 1848 pour préparer un retour à la royauté et recréée par De Gaulle pour contrebalancer la "pagaille" populaire. C’est une institution monarchique, greffée sur la République.

P.R. Il ne peut pas y avoir de démocratie s’il n’y a pas de partage des formes de savoir, d’information et s’il n’y a pas de délibération vivante sur tout ce qui constitue un monde commun. Revivifier la démocratie doit se faire aujourd’hui au premier chef sur le mode de ce que j’ai appelé une contre-démocratie. Tous les citoyens ne peuvent pas exercer le pouvoir, mais tous peuvent être vigilants et participer au débat public.

La contre-démocratie n’est pas le contraire de la démocratie, mais ce qui vient la conforter. Il faut mettre un terme à l’illusion qu’on peut créer un mécanisme simple qui serait pleinement représentatif, où les volontés du peuple seraient parfaitement transmises à des intermédiaires transparents et qui produiraient de bonnes décisions. C’est une vision idéaliste ! Il faut qu’il y ait des contre-pouvoirs, des instances de contrôle, des forces de rappel, de rattrapage. Ce n’est pas un hasard si, en Grèce ancienne, on élisait autant de contrôleurs que de gouvernants. Il y a de l’entropie partout dans la démocratie. Et pour qu’elle puisse progresser, il faut la compliquer et rompre avec la vieille conception mécanique, qui ne sert au fond que les intérêts de la classe politique. En même temps qu’elle est une machine à produire de la défiance en creusant l’écart entre les discours et la réalité.

Ensuite, représenter ce n’est pas seulement déléguer mais faire vivre des réalités, faire connaître des existences. Des vies non racontées sont sans dignité. Il y a toute une action sociale qui peut être menée pour produire une autre représentation, toute une vie sociale autonome que l’on peut organiser pour réanimer la délibération, la discussion politique et démocratique.

Les socialistes, qui cumulent presque tous les pouvoirs, sont-ils à la hauteur de cette crise de la représentation ?

J.R. Il n’y a pas de crise de la représentation chez nous. Pendant que les manifestants madrilènes disaient aux candidats "Vous ne nous représentez pas", il y avait une grande ferveur pour les primaires socialistes en France, renouvelant l’illusion que l’élection présidentielle est le coeur battant de la démocratie, alors qu’elle n’est que la dernière figure de la monarchie, de l’homme qui incarne la collectivité dans sa personne. Ces fameuses "primaires" ne sont pas du tout un "renouveau démocratique". Il n’y a pas de démocratie si on l’identifie exclusivement aux formes de partage de pouvoir organisées autour du système parlementaire et présidentiel.

La démocratie, ce n’est pas le choix entre des offres, c’est un pouvoir d’agir. C’est le pouvoir de n’importe qui, de ceux qui n’ont pas de titre - richesse, naissance, science ou autre qui les qualifie pour exercer le pouvoir. Le pouvoir d’Etat ne cesse de réduire ce pouvoir. Il est donc de plus en plus nécessaire qu’il y ait des forces démocratiques autonomes qui aient leurs propres agendas, leurs modes d’expertise, d’évaluation, de contrôle pour armer les gens contre les formes actuelles de la domination. Karl Marx disait il y a cent-cinquante ans que nos Etats n’étaient que les agents d’affaires du capitalisme international. C’était exagéré à l’époque, mais aujourd’hui, c’est parfaitement vrai ! On a des formes d’Etat qui sont complètement asservies aux logiques capitalistes. Il n’y a pas à attendre des partis qui jouent le jeu parlementaire qu’ils se soustraient à cette logique, c’est elle qui les fait exister, ils sont incapables d’imaginer autre chose. Le problème de la démocratie est aussi celui de l’imagination. Il y a eu des partis ouvriers, communistes ou sociaux-démocrates qui ont su créer des contre-pouvoirs au pouvoir de la société capitaliste, des formes d’exercice intellectuel, politique, économique de l’intelligence collective. Cela a totalement disparu. On accuse nos socialistes d’être des sociaux-démocrates. Ils sont bien en dessous de cela.

P.R. Le problème, c’est que le socialisme français n’a rien de social-démocrate au sens authentique du terme. Il ne l’a pas été quand il aurait dû l’être et maintenant, il est trop tard. La social-démocratie, ce n’est pas seulement une autre dénomination du réformisme, c’est le nom donné au projet historique d’une gestion commune de l’Etat-providence entre les forces du travail et du capital ainsi qu’à l’organisation du compromis de classes. Concrètement, elle vise à brider le capitalisme et à rééquilibrer le rapport entre ses formes financière et industrielle. Ce compromis de classe est complètement à réinventer à l’âge de la mondialisation et du capitalisme d’innovation. Dans l’ordre proprement politique, je ne vois aujourd’hui aucun programme qui fasse véritablement avancer les choses dans cette direction. Ils contiennent parfois d’excellentes réformes, mais elles sont limitées, comme le cumul des mandats. Il faut voir plus loin que le perfectionnement de la machine électorale représentative.

Un parti progressiste doit redonner du sens à la démocratie, permettre l’éclosion de toutes ces formes de contre-démocratie, de surveillance, de contrôle et de notation citoyenne dont nous parlions. Il doit faire vivre l’expression de la société et surtout mettre en oeuvre une politique de l’égalité, ce qui manque aujourd’hui cruellement en Europe. C’est un nouveau type de socialisme qu’il faut inventer, un socialisme d’abord promoteur de l’idée démocratique et de celle d’égalité.

Comment régénérer la démocratie, alors ? Faut-il notamment mettre fin au cumul des mandats et à la professionnalisation de la vie politique ?

J.R. Pour instaurer de la démocratie dans le fonctionnement de l’Etat, il faut repenser la représentativité et en finir avec ces réunions de notables locaux, ces députés qui ne représentent que des intérêts particuliers, alors qu’ils sont censés défendre ceux de la nation. La fin du cumul des mandats est une bonne chose, mais c’est tout le processus d’attribution de ces mandats qu’il faut repenser. Finis les mandats à vie, ils ne devraient même pas être renouvelables ! La démocratie demande une rotation bien plus importante pour qu’il y ait le moins de politiciens professionnels possibles. Le problème, c’est que les réformes proposées ne veulent pas fondamentalement repenser le système représentatif. Alors oui, tout ce qui réduit cette confiscation du pouvoir est bon, mais les efforts faits pour la réduire sont tellement minimes qu’on ne peut pas en attendre grand-chose.

P.R. La professionnalisation de la politique est une fâcheuse tendance globale de nos démocraties. A gauche, bien des élus n’ont été que des assistants parlementaires, des permanents du parti ou des salariés de l’UNEF après la fin de leurs études. Mais comment lutter contre ? On peut en effet souhaiter que les élus restent moins longtemps en poste, mais je pense qu’il est plus efficace de développer de nouvelles formes politiques post-représentatives que de viser à une utopique perfection représentative. Le problème n’est pas uniquement de répondre aux défauts des institutions. On ne peut pas tout miser sur les réformes dans ce domaine. Une vie politique et démocratique indépendante des institutions électorales représentatives est essentielle.

Faut-il remettre au goût du jour le tirage au sort ?

J.R. Il faut effectivement mettre du tirage au sort partout où on le peut. Le tirage au sort est une technique pertinente pour choisir des gens qui incarnent non pas une capacité spécifique mais la capacité commune. Et il faut renouer avec l’idée - longtemps considérée juste et normale - de mettre au pouvoir des gens qui n’ont pas de désir du pouvoir et d’intérêt personnel à son exercice. Aujourd’hui, on considère comme normal de porter au pouvoir ceux qui le désirent le plus. L’ère Sarkozy fut une apothéose en la matière ! On doit remettre un peu de précarité en politique. Les partis qui, en principe, regroupent des militants également dévoués à l’idée du commun qu’ils incarnent pourraient parfaitement tirer au sort leurs candidats. Sinon, c’est qu’ils pensent qu’ils n’ont qu’un petit noyau d’hommes compétents et que les autres sont des crétins, mais dans ce cas, il faut le dire clairement ! Il ne s’agit pas de doubler les institutions électorales représentatives par des institutions participatives. Cela ne fait que créer une autre catégorie de professionnels. Il faut donner davantage de place au mécanisme de production du quelconque.

P.R. Le tirage au sort est une technique pertinente pour choisir une personne quelconque, parfaite si l’on considère que n’importe qui est capable de réaliser la tâche (dans un jury criminel par exemple). L’élection est, elle, un mécanisme de sélection qui propose explicitement d’appliquer des critères de choix (l’expertise, la capacité à gouverner, le positionnement politique etc.). Il ne s’agit donc pas seulement de doubler les institutions électorales représentatives par des institutions participatives parallèles. Le but doit être de repolitiser ce qui relève de l’élection et en même temps de donner davantage de place au mécanisme de production du quelconque (en matière de délibération, de contrôle, de jugement). Il y a aussi en la matière un problème de "rendement démocratique". On se rend ainsi compte, aujourd’hui, de l’énorme énergie qu’il faut dépenser à l’intérieur d’un parti politique pour arriver à un résultat, à cause des rivalités de personnes et de courants. Personnellement, je préfère dépenser autrement mon énergie. Je pense contribuer davantage au progrès de la démocratie en dehors d’un parti qu’à l’intérieur. S’il y a eu une professionnalisation de la politique, c’est aussi parce que, pour beaucoup de personnes, l’investissement demandé dans un parti est devenu trop important avec des rendements effectivement décroissants.

Pensez-vous que la gauche au pouvoir à tendance à délaisser une politique d’égalité et à privilégier le sociétal au détriment du social ?

P.R. Opposer le sociétal et le social n’a pas de sens. La réalité, c’est qu’il y a plusieurs scènes de l’égalité qui englobent les deux dimensions : celles de la singularité, de la réciprocité et de la communalité. Il ne s’agit pas de dire qu’il y en a une qui doit absorber toutes les autres. Chacune représente une forme d’égalité, définie comme une façon de produire à la fois de l’autonomie et du commun. Parce que l’égalité c’est la capacité de vivre en égaux, et pas simplement une définition arithmétique, mécanique ou économique du lien social. Si l’idée d’égalité régresse et que la justification de l’inégalité a progressé, ça signifie que la bataille des idées reste à mener dans ce champ. Toute une partie de la crise de l’égalité vient en effet du fait que l’inégalité est rentrée dans les têtes. Notamment à travers les théories de la justice, focalisées sur la question des différences admissibles entre individus. Dans ce cadre sont justes toutes les inégalités supposées tenir à l’engagement, au travail ou à la vertu des personnes, tandis que sont injustes les inégalités héritées. Le problème est d’abord que la réalité de la reproduction des inégalités est essentielle. Mais c’est plus encore le fait qu’il s’agit d’organiser un monde commun, et pas seulement la juxtaposition d’individus.

J.R. L’égalité doit être présupposée, ce n’est pas un objectif à atteindre. Donc ce qui doit être premier, c’est la reconnaissance de la capacité des gens, dits « quelconques », à construire une vie individuelle et une vie commune. C’est la première chose qui traverse ce qu’on appelle social et sociétal, cette question de confiance dans une capacité partagée. Il faut d’abord reconstituer un monde commun intellectuel. Ça ne suffit pas, mais tout passe par là, est-ce qu’on a confiance en la capacité des gens à faire du commun par eux-mêmes ? Il y a une forme de décision première par rapport à un monde où l’inégalité est pensée comme la structure normale des choses et l’égalité comme une espèce d’idéal utopique et fou. C’est aussi ce qui est en jeu à travers la question du mariage homosexuel. Toute idée égalitaire aujourd’hui apparaît comme contre-nature. C’est ça qui traverse toutes les questions, on vit dans un monde où l’organisation d’ensemble et le climat idéologique créé par trente ou quarante ans de contre-révolutions intellectuelles, fait que l’égalité aujourd’hui est considérée comme une espèce d’utopie absolument folle de gens qui voudraient en quelque sorte faire qu’un homme puisse être une femme, et une femme un homme. C’est ce qui est en jeu au-delà de la question du mariage pour tous.

L’affaire Cahuzac a parfois été qualifiée de "crise démocratique" ? En quoi cette affaire est-elle révélatrice du mal qui ronge notre confiance en la politique ?

P.R. La confiance est liée au fait de pouvoir faire une hypothèse sur le comportement futur d’une personne ou d’un groupe. Elle est donc entamée par tout ce qui rompt des engagements comme les promesses non tenues : c’est le problème du langage politique en général qui est là en cause. Elle est encore plus diminuée par toute révélation d’une duplicité ou d’un mensonge structurant. Le problème est que la confiance se construit lentement, par accumulation des preuves, et qu’elle se détruit brutalement. C’est comme la réputation. Pour réduire la défiance, il faut aussi retrouver la notion de responsabilité politique, c’est-à-dire reconnaître le fait de la faute générique de ceux qui ont en charge la régulation d’un système, même s’ils n’ont rien de "coupables". Dans l’affaire Cahuzac, il est ainsi clair pour moi que Pierre Moscovici aurait dû démissionner. Car c’est l’un de ses ministres délégués qui a fauté.

J.R. Il est comique de voir une "crise de la démocratie" dans le fait qu’un oligarque profite de ses fonctions pour son enrichissement personnel : la confusion entre richesse et pouvoir est le principe même de l’oligarchie. En tout état de cause, l’affaire Cahuzac n’est qu’un dommage collatéral du système de symbiose entre pouvoir économique et pouvoir étatique qui nous gouverne. De ce point de vue, ceux qui font le plus de mal sont les politiciens honnêtes qui exécutent, les mains propres, la politique dictée par les grandes institutions financières.

Les mesures de transparence et de lutte contre les conflits d’intérêts vous semblent-elles à la hauteur de l’enjeu ?

P.R. On se trompe si l’on fait de la transparence un objectif et une valeur en soi. Si la transparence des institutions est indispensable et doit se développer de façon illimitée, la transparence des personnes doit, elle, être bien mesurée. Une conception libérale du monde repose en effet sur la séparation du privé et du public. Exposer la vie privée (et donc le patrimoine) n’a de sens que si c’est un moyen nécessaire pour garantir en politique des finalités comme l’impartialité (absence de conflits d’intérêts), la moralité (comportement des personnes), la dignité des fonctions publiques. Mais ce ne sont pas seulement les faits, c’est la perception qu’en ont les citoyens qui compte. Il faut donc souvent redoubler les mécanismes préventifs pour endiguer le soupçon, ce poison de la confiance et de la démocratie, dont se nourrissent les populismes.

J.R. La question est de savoir quel est cet enjeu. S’il est de redorer l’image des gouvernants, elles peuvent avoir une certaine efficacité. S’il s’agit de détruire l’emprise des puissances financières, il est clair qu’elles n’ont aucune chance de le faire puisque, de toute façon, nos gouvernants n’en ont aucunement l’intention.


Pierre Rosanvallon

Né en 1948 à Blois, Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France, où il est titulaire d’une chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique. Après avoir été diplômé en 1969 de l’Ecole des hautes études commerciales (HEC), il fut conseiller économique de la CFDT (1969-1972), puis conseiller politique d’Edmond Maire et rédacteur en chef de l’organe de réflexion de ce syndicat, "CFDT-Aujourd’hui" (1973-1977). Egalement proche de Michel Rocard, il fut l’un des principaux théoriciens de la "deuxième gauche" en publiant "L’Âge de l’autogestion" (1976), puis "Pour une nouvelle culture politique" (1977).

Ayant renoncé en 1978 à se lancer dans une carrière politique, il se tourne vers des activités plus académiques. Ces travaux lui ouvrent les portes de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il est élu maître de conférences en 1983, puis directeur d’études en 1989, fonction qu’il exerce toujours. Pierre Rosanvallon a notamment publié "Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France" (Gallimard, 1998), "La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France" (Gallimard, 2000), "La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance" (Seuil, 2006) et "La Société des égaux" (Seuil, 2011)

Jacques Rancière

Né en 1940 à Alger, Jacques Rancière est professeur émérite de philosophie à l’université Paris-VIII. Elève de Louis Althusser à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, il participe en 1965 à "Lire le capital", avant de prendre ses distances avec l’althussérisme ("La Leçon d’Althusser", 1975 ; réédition La Fabrique, 2012). Sa thèse porte sur les nuits libérées des ouvriers émancipés des années 1830-1840 ("La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier", Fayard 1981). Inspiré par Rimbaud et l’histoire du mouvement ouvrier, Jacques Rancière a animé la revue "Révoltes logiques" de 1975 à 1985, en collaboration avec Jean Borreil, Arlette Farge et Geneviève Fraisse ("Scènes du peuple", Horlieu, 2003). Jacques Rancière ne cesse d’articuler poétique et politique au sein d’une singulière philosophie de l’émancipation ("Le Maître ignorant", Fayard, 1987) et s’attache à définir les conditions d’une politique de l’art en cherchant à dissoudre les hiérarchies qui séparent habituellement les savants des ignorants. Il a publié "La Haine de la démocratie" (La Fabrique, 2005), "Moments politiques" (La Fabrique, 2009), "Aisthesis, Scènes du régime esthétique de l’art" (Galilée, 2011) et "Figures de l’Histoire" (PUF, 2012)

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