Les enfants malades du sida

Robert Belleret - Le Monde - Edition du 25.10.2005

Publié le 25 octobre 2005 sur OSIBouaké.org

Les branchages secoués par le vent griffent la tôle de la case et brisent parfois d’oppressants silences. Recroquevillée sous des cotonnades, le visage décharné, Flora n’a que 40 ans mais approche du terme de sa vie. Jadis elle vivait au pied du mont Kenya avec son mari et ses cinq enfants. Hélas, son mari l’a quittée. Elle est venue à Isiolo, au nord de Nairobi, vendre des fruits sur le marché. Pour nourrir sa famille, elle a dû "aller avec plusieurs hommes" et a contracté le virus du sida  .

Depuis plusieurs jours, prise de vomissements, elle ne retient plus les médicaments. Théoriquement débloqués en septembre 2004, les premiers antirétroviraux (ARV  ) sont arrivés trop tard à Isiolo. Comme ses voisins, le Kenya ne produit pas d’ARV   génériques d’un prix accessible, et les rares trithérapies disponibles proviennent d’Inde ou du Brésil. Faute de suivi, par manque de personnels qualifiés, elles ne sont pas toujours tolérées. Alors, comme Flora, les patients vomissent, perdent du poids et, en interrompant leur traitement, accentuent la résistance du virus. "Voilà une semaine, elle pouvait encore se déplacer, mais elle s’est affaiblie d’un coup", soupire Danina, une soignante de l’association Pepo qui va à vélo, de case en case, pour assister six malades. "Elle souffre de plus en plus", ajoute-t-elle en faisant l’inventaire de sa dérisoire boîte à pharmacie : des antiseptiques, des vitamines, du paracétamol, du talc...

L’histoire de Flora illustre les ravages de la pandémie qui, au Kenya, atteint d’abord les femmes et, par ricochet, les enfants, bien que les hommes soient les principaux vecteurs. Depuis 2001, un million et demi de Kényans sont morts du sida  , laissant plus d’un million d’orphelins, et un doublement de ces chiffres est redouté d’ici à 2010. L’espérance de vie a chuté de 65 à 46 ans. Sur les bords du lac Victoria, certains villages sont devenus fantomatiques.

Après la mort de leur famille, les enfants isolés et sans ressources sont de plus en plus nombreux. On rencontre des "chefs de famille" juvéniles, comme Saba, 12 ans, qui a perdu ses deux parents et sa grand-mère et a désormais la responsabilité de sa sœur et de ses deux petits frères.

C’est d’abord pour ces orphelins du sida   que l’association Pepo a été créée à Isiolo, mais aussi pour accueillir les femmes qui peuvent trouver ici un réconfort et parler sans tabou de sexualité. La plupart subissent des premiers rapports sexuels imposés souvent par la violence. Dans certaines ethnies, les veuves passent sous la dépendance de leur beau-frère, et si celui-ci est séropositif elles sont contaminées, stigmatisées et rejetées. Pis encore, elles sont victimes d’une abominable rumeur selon laquelle un rapport avec une vierge pourrait guérir un homme infecté. Ainsi, Pauline, 9 ans, a été violée par son père et porte sur le visage les marques d’une maladie favorisée par le virus.

"Je ne supporte pas que les femmes soient la propriété des hommes et que la violence qu’elles subissent en fasse aujourd’hui les principales victimes", s’indigne Hadidja Hassan, la fondatrice de Pepo, une militante exemplaire. Ancienne institutrice, Hadidja avait un frère pilote, mort du sida   en 1994. Percevant des indemnités de l’Etat, elle a décidé de les consacrer aux victimes du virus et de recueillir, sans discrimination, des malades de toutes origines, sociales, ethniques ou religieuses. Une ouverture d’esprit qui, ici, a été mal ressentie au point de susciter des haines. "Voilà trois mois des hommes armés ont attaqué ma maison, raconte-t-elle. J’ai pu me réfugier sur le toit avec ma fille, mais mon mari a été tué à coups de revolver."

Ce drame n’a pas ébranlé sa détermination. Depuis 1997, Hadidja a réussi à ouvrir, à la lisière de la savane, une nursery puis une demi-douzaine de classes en tôles sur terre battue. Seule structure d’aide pour toute la région, la communauté ne dispose pas d’adduction d’eau. Elle assure néanmoins un repas par jour à ses membres, avec l’aide de l’Unicef, qui lui fournit des sacs d’Unimix, une farine riche en protéines.

Ce jour-là, les enfants de Pepo ont préparé un petit spectacle pour accueillir une mission de l’Unicef. La comptine récitée par les plus petits est un "appel au secours" explicite, et les chansons des écoliers sont aussi poignantes. "Pourquoi les médicaments sont-ils si chers ?/ Pourquoi je ne peux pas être soigné ?...", entonne en anglais Salim, un frêle lutin de 11 ans. Les chœurs reprennent en swahili, et tous concluent, poing levé : "Freedom/I want my freedom" ("Liberté, je veux ma liberté").

Quelle liberté ? Salim fait partie des 72 orphelins séropositifs de Pepo. Au mur, une fresque résume la philosophie de l’association : "Refusez le mariage précoce. Finissez vos études. Ne stigmatisez pas les victimes. Soutenez-les." Paroles d’évangile laïc.

Dans le quartier des enfants, Joseph, 10 ans, regarde ses copains taper dans une balle de chiffon. Ses chaussettes de foot flottent sur ses jambes squelettiques. "Le traitement ne semble pas agir sur lui, souffle Hadidja, il ne prend pas de poids. Son petit frère est aussi mal-en-point, mais faut-il effectuer un test de dépistage si, après, on ne peut pas le traiter ?"

On touche là au cœur de la tragédie. Si chacun sait que les médicaments sont au Nord et les malades au Sud - ­ l’Afrique regroupe les trois quarts des femmes infectées dans le monde ­-, on méconnaît la situation désespérée des enfants. Au Kenya, 630 000 enfants sont séropositifs, 120 000 malades et seulement 1 200 bénéficient de traitements. Près de la moitié des petits malades non traités meurent ainsi avant leur deuxième anniversaire. Si, pour les adultes, grâce aux ARV   génériques, le coût a diminué ­ - il avoisine 150 dollars par an ­-, le prix des formulations pédiatriques reste très élevé, de l’ordre de 1 300 dollars par an. Une fortune pour des familles non solvables.

"Dans les pays développés, la transmission du virus de la mère à l’enfant n’existe quasiment pas", explique le docteur Chris Ouma, responsable santé au bureau de l’Unicef de Nairobi. Du coup, l’industrie pharmaceutique néglige la recherche pour les enfants, et il n’existe pour eux aucun générique. Le traitement pédiatrique, en sirop, coûte plus de dix fois plus cher qu’un traitement pour adulte, et, en volume, il représente cinq cents fois plus. "On doit donc se débrouiller avec les moyens du bord en coupant des doses comme on peut." Ce bricolage a ses limites, et les enfants de moins de 25 kg sont condamnés.

A l’hôpital de brousse d’Isiolo, où travaillent deux médecins, le directeur, Joël Edalia, évoque une politique de lutte contre le sida   "agressive". Sans convaincre : malgré le doublement du budget de la santé du Kenya, les ARV   n’y sont distribués qu’au compte-gouttes. En avouant que "l’hôpital suit vingt enfants de moins de 25 kg pour lesquels rien ne peut être fait", le directeur affirme que les disponibilités de traitement permettraient de faire "face aux besoins" pour 61 adultes du district correspondant aux critères d’"éligibilité". Les autres devant se contenter d’un antibiotique qui réduit la charge virale. Le directeur assure également qu’on ne refuse pas de traitement à ceux qui produisent un "certificat d’insolvabilité". Devant l’hôpital, de jeunes patients affirment pourtant que ceux qui n’ont pas d’argent sont "renvoyés vers une pharmacie" et évoquent même un odieux trafic.

Dans la très spartiate maternité de l’hôpital, un médecin explique que les parturientes séropositives sont mises sous Niverapine (l’un des composants des trithérapies) au moment de l’accouchement, mais, comme celui-ci s’effectue presque toujours à domicile, on n’a aucune garantie que le traitement est bien pris.

"La transmission du virus de la mère à l’enfant peut se produire durant la grossesse, au cours de l’accouchement ou par l’allaitement, précise le docteur Ouma. Pour les risques d’infection au moment de l’accouchement, la Niverapine a l’avantage d’être peu chère et très efficace. Mais, pour l’allaitement, nous sommes confrontés à un dilemme. Le lait en poudre est cher et beaucoup moins nutritif. De plus, lorsqu’on en dispose, on n’a pas forcément d’eau saine pour le diluer. Nous conseillons donc aux mamans de donner le sein, avec les risques que cela comporte. Il faut toujours choisir entre deux maux..."

La cruauté de ce choix est ressentie partout. "On assiste à un crime qui prend parfois les allures d’un génocide", n’hésite pas à lâcher Sœur Mary, une religieuse irlandaise qui, dans un quartier populaire de Nairobi, dirige avec autorité et dévouement le Children of God Relief Institute-Nyumbani. Fondée aux Etats-Unis, cette institution dispose d’un petit centre médical et d’une résidence abritant 94 enfants.

Depuis 1992, Nyumbani a pris en charge 2 000 enfants, dont 1 550 sont toujours en vie. Plus d’un tiers des jeunes patients sont déjà orphelins, et 71 seulement bénéficient d’ARV  . Ce jour-là, Eliakim, 13 ans, reçoit ses premières pilules. En ingurgitant sa dose salvatrice, le garçonnet essaie d’afficher un sourire sur son visage creusé par la souffrance.

"Si tout va bien, dans quelques semaines il aura repris du poids et pourra mener une existence quasi normale, se réjouit Sœur Mary. Il faudra qu’il le prenne à vie, mais il peut à nouveau rêver d’un futur..." Soeur Mary ne se risque pas à critiquer les positions du Vatican ­ - réitérées par Benoît XVI ­-, mais confie quand même que, face à un couple "sérodiscordant", elle conseille les préservatifs. En prenant quelques arrangements avec les voix de l’Eglise, Sœur Mary prend aussi le risque d’enfreindre les règles imposées par son principal donateur.

Si Nyumbani dispose d’ARV  , c’est en effet dans le cadre du President’s Emergency Plan for Aids and Relief (Pepfar  ), le programme de George W. Bush mettant en oeuvre 15 milliards de dollars sur cinq ans pour combattre le sida   dans quinze pays d’Afrique et des Caraïbes. Or le Pepfar   ne connaît que deux préceptes : abstinence et fidélité. En outre, les Etats-Unis n’hésitent pas, via le Pepfar  , à favoriser les laboratoires privés en ne diffusant que des médicaments de marque, beaucoup plus onéreux que les génériques.

Si le sida   est si meurtrier au Kenya, c’est que, loin des plages de sable blanc ou des safaris de rêve, le pays est en proie à une effroyable misère. Plus de la moitié de ses 31 millions d’habitants, dont 9 millions d’enfants, vivent sous le seuil de pauvreté. Dans les trois bidonvilles de Nairobi, survivent près d’un million et demi de déshérités, parmi lesquels beaucoup de réfugiés des pays voisins (Rwanda, Soudan, Somalie) ravagés par la guerre ou la famine.

Au cœur du bidonville de Korogocho, dans un chaos de planches et de tôles rouillées, un petit centre de santé, soutenu par l’Unicef, s’efforce de secourir 1 600 patients infectés ­ dont 90 sont sous traitement ARV  . Quatre malades sur dix ont la tuberculose et deux à trois en meurent chaque semaine.

Près de l’entrée, une pièce nue constitue la salle de soins. Sur une planche qui tient lieu de lit d’examen, les malades trop faibles sont mis sous perfusion, gratuitement. Dans le cagibi qui sert de cuisine, des femmes font cuire, dans deux énormes marmites, l’un des repas (farine et légumes) qui sont distribués trois fois par semaine à soixante familles. La solidarité qui règne ici permet aux malades de bénéficier au moins du réconfort ultime d’une présence.

"Notre premier but est de rompre leur isolement et de leur redonner une dignité", insiste Charles Thumi, coordinateur du centre, un petit homme inlassable qui passe, de pièce en pièce, remonter le moral des plus atteints. Vera, 9 ans, tuberculeuse, vient d’être mise sous ARV   "coupé". Sa voisine Caroline, 28 ans, est aussi sous traitement depuis un mois grâce à des génériques indiens, délivrés gratuitement par le gouvernement. Mais, pour les plus jeunes enfants de Korogocho, l’impuissance est totale.

Dans un autre bidonville, Matharé, où s’entassent 250 000 miséreux, Geneviève Macquet, infirmière de Médecins sans frontières (MSF  ), est la seule expatriée d’une équipe de 39 volontaires. "Les ravages du sida   dans la région représentent un tsunami tous les ans, souligne-t-elle. Je trouve que Matharé ressemble beaucoup à un camp de réfugiés. La population qui y survit dans la boue, avec des problèmes de drogue, d’alcool, de prostitution et de violences sexuelles est constituée à 75 % de femmes, veuves ou mères célibataires isolées, et d’enfants rejetés." Pourtant, Geneviève Macquet ne désespère pas : "L’arrivée des antirétroviraux a tout changé. Si l’on arrive à endiguer le fléau à Matharé, on aura démontré qu’il est possible de lutter dans n’importe quel contexte."

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