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Haider Ackermann. Portrait du nouveau prince de la mode, adopté à 9 mois en Colombie

Publié le 1er mars 2012 sur OSIBouaké.org

Libération - 1er février 2011 - par Sabrina Champenois

Haider Ackermann. Le nouveau prince de la mode, annoncé dans les plus grandes maisons, esquive l’hystérie en nomade romantique.

(c) Photo Roberto Frankenberg

La caboche d’un journaliste a ses raisons et ses rhizomes que la raison ignore. Une heure après avoir quitté Haider Ackermann, c’est Gengis Khan qui nous vient ex subito en tête, comme comparaison. Gengis Khan, en boucle. Alors que passés la moustache tombante, le regard noir perçant et le teint mat, le casting ne tient pas. Il n’y a rien de conquérant ou de sanguinaire chez Haider Ackermann qui, à « Ambition ? », répond de sa voix claire et chaude comme le fœhn : « Parvenir à trouver la sérénité avec une personne. » Et à « Rêve ? » : « Continuer de rêver, précisément, ne pas perdre cette disposition. Mais rêver avec d’autres, pas seul. » Dans le suave hôtel du rendez-vous, place des Vosges, le canapé nous happe et Ackermann nous désarme de sa bienveillance lumineuse et surannée, qui tutoie parfois le précieux. Et tant pis si douceur et humilité peuvent relever de l’art de la guerre, paralysantes à souhait.

Haider Ackermann aurait de quoi bomber le torse, se sentir enfin arrivé. Dix ans après le lancement de sa marque de prêt-à-porter féminin, financé par la petite structure belge bvba 32, son nom court dans le milieu de la mode à la manière d’un sésame. Il est celui dont il ne faut pas rater les défilés, qui font l’unanimité, de l’oracle de l’Herald Tribune Suzy Menkes à la blogueuse de base. D’aucuns vont jusqu’à oser un « nouveau Saint Laurent » - autant dire Dieu. Et Ackermann de truster les paris, dans le mercato du chiffon : la rumeur l’annonce chez Dior-post Galliano, ou chez Givenchy post-Tisci (qui, lui, irait chez Dior), ou encore aux manettes de la Maison Martin Margiela… Chanel aussi serait envisageable, dixit sa seigneurie Karl L. elle-même - dans un avenir très très lointain s’entend, vu le contrat à vie qui lie les deux parties et l’appétit non démenti de l’omnicréateur.

Haider Ackermann répond spontanément aux spéculations. C’est à propos de l’époque en cours, « violente » : « Il y a par exemple un côté très très vulgaire dans le fait de déjà évoquer la succession de monsieur Galliano. Où est l’élégance d’une certaine forme de discrétion ? Idem par rapport à l’affaire Strauss-Kahn, cette intimité dont tout le monde se mêle… » Ackermann a été stagiaire chez « monsieur Galliano » au sortir de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, creuset du courant belge qui irrigue la mode depuis les années 90. « J’en ai tiré une des plus belles leçons. Il y avait sa technicité, mais pas seulement. Lors des défilés, chaque mannequin se voyait raconter un personnage et tu croyais en ces histoires, elles t’embarquaient. »

Le voyage : thème clé au sens propre comme figuré à propos d’Haider Ackermann, qui se dit « toujours en partance », qui ne vit dans l’Hexagone que depuis quatre ans alors que de nationalité française. Cela se pressent, dans le télescopage entre le nom qui fait imaginer un Viking et la beauté aztèque enroulée de grège-gris qui le porte. Cela se traduit dans son travail, métissage de lignes claires à la précision géométrique, et de plissés, d’enroulés troublants. Cela se confirme par une géographie personnelle d’emblée globe trotteuse.

Né en Colombie il y a quarante ans, Haider Ackermann se voit « de nulle part », parle quatre langues dont le français avec un accent insituable, prend des notes sur ses mains comme si son corps était un carnet (incarné ?). Mais il pourrait se dire de partout ou presque. Adopté à 9 mois par un couple d’Alsaciens, il a un frère originaire de Corée, une sœur venue du Vietnam. Le métier du père, photogrammètre (qui établit des cartes à partir de prises de vues aériennes), a baladé la famille en Afrique pendant une quinzaine d’années (Tchad, Ethiopie, Algérie) avant virage au nord toute, les Pays-Bas. Et s’il s’est installé à Paris, le « bohémien » localise son « chez moi » au futur, avec une boussole toute personnelle : « Je le trouverai le jour où je vivrai au même endroit que la personne que j’aime. » « La personne » actuelle réside en Espagne, s’agit-il d’un « il » ou d’un « elle », on ne saura pas, il lâche juste un vaporeux : « Rien n’est figé. » Il a déjà livré une collection homme, n’exclut pas de recommencer. « Mais la femme m’intrigue plus, elle m’est même carrément incompréhensible, sa force notamment… Je suis certain qu’il y a une grande femme derrière chaque grand homme, comme l’a été Theodora en Turquie pour l’empereur Justinien. Et je suis convaincu que s’il y avait plus de femmes au pouvoir, l’humanité se porterait mieux. » Et de louer « la dignité, la noblesse » dans l’épreuve de « madame Sinclair ». « Madame Mitterrand aussi a eu cette grandeur dans le passé. »

Une femme revient souvent au côté d’Ackermann : la sublime actrice anglaise Tilda Swinton, 51 ans, Bowie au féminin, femme de tête et à deux hommes. En défilé, ce sont des créatures altières et mélancoliques que l’arpenteur aventureux (« Je n’ai pas peur de me perdre, je sais que je pourrai toujours me retrouver ») fait avancer lentement, avec effet de mirages. « Ma femme est fragile, elle vacille. Mais elle a une tenue, garde la tête haute, elle est giacomettienne. » Ackermann ne parle à aucun moment de coupes ou de matières, plutôt d’attitudes et de « valeurs ». Cérébral ? Tendance sentimental alors, du genre à choisir pour bande-son Love me tender. Mais vertueux. Réticent au futile. Admiratif des tempétueux Visconti, Balthus, Pasolini, Mapplethorpe. Mais subjugué par Serge Lutens, l’esthète maquilleur-photographe-cinéaste-parfumeur qui vit retiré à Marrakech et qu’il évoque avec la ferveur d’un enfant sur la foi d’une unique rencontre.

Enfant, avant de rêver d’être danseur, Haider Ackermann voulait être pape. Non, pas pour les dorures et la tiare. S’il croit « en l’amour, l’amitié, la fidélité » plutôt qu’au divin, ses parents sont catholiques, fervents, « constamment dans le partage ». Aujourd’hui encore, son père reste un membre actif d’Amnesty. « Tout ça est très utile, noble. Du coup, j’ai toujours eu du mal à dire que je faisais de la mode, après tout, on parle de "chiffons"… Mais j’ai fini par me dire que mon rôle à moi, c’était de faire rêver les autres. Le rêve, ça peut avoir une utilité. » D’échappatoire par exemple, comme quand il était ce gosse qualifié de « bizarre ». Gamin qui jouait avec les tissus, s’en drapait à disparaître, solitaire qui préférait observer qu’en être, silencieux qui se racontait des histoires, se fabriquait sa cosmogonie intérieure au sein du foyer-auberge espagnole. Il a depuis constitué sa propre tribu, qui mêle famille, amis dont il porte les colliers offerts comme des gris-gris (« Une quinzaine de personnes, des Américains, des Suédois… »), ex-amours (« Je ne coupe jamais les ponts »), équipe (« Ils sont six à travailler avec moi, japonais, allemands, belges… »). « C’est mon cocon, ma stabilité. » Etant entendu qu’il reconnaît « une peur de l’abandon, liée sans doute à l’adoption ».

Trop tendre pour le monde de brutes de la fashion ? L’idée nous traverse. Mais aussi que Haider Ackermann en a vu d’autres. Et que les hommes-tortues aux bulles-abris intégrés s’avèrent parfois plus solides que bien des néo-Gengis Khan.

Encadré : En 6 dates

29 mars 1971 Naissance, à Santa Fe de Bogotá, Colombie.

1974 Addis Abeba, Ethiopie.

1977 Oran, Algérie.

1988 Amsterdam, Pays-Bas.

1993 Anvers, Belgique.

2007 Paris, France.

(c) Photo Vignette : Haider Ackermann par Jean-Baptiste Mondino

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