L’immense solitude de l’acquitté du "Carré-d’As"

Publié le 13 décembre 2011 sur OSIBouaké.org

Le Monde - Benoît Hopquin - 11.12.11 - Dans sa petite chambre d’hôtel, à Châtillon, Abdulahi Ahmed Guelleh a trop de temps pour réfléchir. Dans ces heures vides, il remâche sans cesse les événements qui l’ont précipité des côtes de Somalie, des immensités de l’océan et du désert, à ce cagibi de cinq mètres carrés dans les Hauts-de-Seine, bercé par le bruit continu du trafic.

L’homme, âgé de 36 ans, en viendrait presque à regretter la prison de la Santé, où il était encore il y a dix jours. Au moins cette vie offrait-elle quelque chose de rassurant pour cet homme déraciné, arraché de son pays par un commando de militaires français en 2008, transporté à Paris une cagoule sur le visage, emprisonné plus de trois ans comme un présumé pirate, acquitté par une cour d’assises, mercredi 30 novembre, puis jeté le soir même dans les rues de Paris, libre mais sans papiers, sans argent et sans presque parler la langue.

Abdulahi, fils d’Ahmed, petit-fils de Guelleh, est originaire de Luuq, une ville du sud de la Somalie. En 1996, il émigre à 2 000 km de là, à Bossasso, la grande ville du Puntland, dans le nord du pays. Il vivote de petits métiers puis devient pêcheur, achète sa propre embarcation en 2006 et s’installe dans le village d’Hourdiya.

Une nuit de la mi-septembre 2008, il observe des lumières immobiles à quelques encablures de la côte. "Le lendemain, en repartant pêcher, j’ai constaté qu’un voilier était amarré. Sur le pont, des hommes armés m’ont demandé de leur apporter du poisson." Le Carré-d’As a été intercepté par des pirates le 2 septembre, avec à son bord un couple français, Jean-Yves et Bernadette Delanne.

Avec les années, la piraterie s’est développée sur la côte. "J’en entendais parler, assure le Somalien. Parfois, nous croisions des hommes armés, au large. Mais nous les évitions. C’était deux mondes parallèles."

Le lendemain, en fin d’après-midi, le pêcheur répare ses filets à terre quand quatre hommes armés lui demandent de les emmener à bord du voilier, à la tombée de la nuit. Le pêcheur assure que les pirates l’ont ensuite incité à rester à bord jusqu’au lendemain. Lors du procès, l’avocate générale, Anne Obez-Vosgien, y verra sa complicité : "Il a fourni aide et assistance."

Abdullahi Ahmed Guelleh dort sur le pont du Carré-d’As, dans la nuit du 15 au 16 septembre, quand un bruit d’hélicoptère le réveille, aussitôt suivi du martèlement des balles sur la mer et la coque. L’homme à ses côtés est tué dans l’assaut des militaires français. Les pirates sont menottés serrés : le prisonnier montre les cicatrices qui lacèrent encore ses poignets. Débute un long périple d’une semaine qui s’achève sur l’aéroport de Villacoublay.

Le Somalien est enfermé à la maison d’arrêt de la Santé. "Je ne comprenais pas ce qu’on me disait. Je suis resté prostré plusieurs jours, assis, replié sur moi-même. Les autres s’appropriaient ma gamelle. J’avais froid." Par l’intermédiaire de détenus parlant l’arabe, avec en sus trois mots d’anglais, il apprend les règles de vie carcérales. Des détenus profitent de sa détresse, détournent les bons de cantine qu’ils remplissent en son nom. Il est tabassé quand il proteste enfin.

"Une semaine est devenue un mois, puis une année, puis deux, puis trois. Rien ne se passait. Je disais que j’étais innocent mais personne ne m’écoutait." Les pirates somaliens, mais aussi le couple Delanne, l’exonèrent pourtant. "La justice s’est obstinée, estime Me Florent Loyseau de Grandmaison, son avocat. Il fallait faire un exemple." "J’étais convaincu qu’il y avait à l’oeuvre des forces contre lesquelles je ne pouvais rien", raconte, fataliste, le pêcheur.

De la France, Abdulahi Ahmed Guelleh ne connaît que ce qu’il voit de la fenêtre de la cellule 227, ou à travers le grillage du fourgon qui l’emmène aux auditions. "Je devinais que c’était un pays où il y avait de la lumière partout, un pays fertile où il pleuvait tout le temps. A la télévision, je regardais le football." Avec le temps, il apprend quelques mots de la langue locale.

Par l’intermédiaire de son frère, réfugié au Kenya, il parvient à prévenir sa famille. Il est autorisé à travailler dans un atelier et envoie un peu d’argent à Luuq où vit toujours son fils, Mohammed, aujourd’hui âgé de 7 ans, un garçon qu’élève la grand-mère.

Le procès débute enfin devant la cour d’assises de Paris, le 15 novembre. Les témoins le dédouanent à nouveau, mais 6 ans de prison sont requis à son encontre. Le verdict tombe le 30 novembre. Les cinq autres Somaliens sont condamnés à des peines de 4 à 8 ans. Il est acquitté. "Je n’ai pas réalisé sur-le-champ. Puis, je me suis dit qu’il y avait donc une autre France."

Le Somalien est ramené dans sa cellule dans la soirée. "Les surveillants m’ont dit : "Tu sors tout de suite." Moi, je ne voulais pas." L’homme résiste, paniqué à l’idée de se retrouver seul dans Paris. Quatre hommes le poussent finalement dehors vers minuit. Yusuf Khawaje, l’interprète somali qui l’a assisté pendant les interrogatoires et le procès, a été heureusement prévenu. "Il était terrifié à l’idée de sortir", décrit-il.

Le compatriote le conduit chez lui, au septième étage d’un immeuble de Châtillon. "C’est la première fois que je prenais l’ascenseur", assure Abdulahi Ahmed Guelleh. Après trois ans de confinement, il découvre la ville immense à ses pieds. Puis l’interprète lui trouve une chambre d’hôtel à cent mètres de chez lui. "Il me suivait partout. Je lui ai laissé un portable où il m’appelait toutes les deux heures pour se rassurer."

Plus d’une semaine a passé et Abdulahi Ahmed Guelleh n’ose guère s’aventurer au-delà de la portion de rue qui relie l’hôtel à l’appartement de l’interprète. Il vit terré dans le refuge de sa chambre. "Il est plongé dans une civilisation qui n’est pas la sienne, résume Me Loyseau de Grandmaison. Il est dans un enfermement culturel, linguistique et social."

Le 5 décembre, un nouveau coup de massue attend l’exilé. Le parquet général de Paris fait appel. Il estime que les peines prononcées contre les cinq condamnés "ne sont pas à la hauteur de l’extrême gravité des faits" et des moyens militaires mobilisés. Il regrette également "une mauvaise application de la notion de complicité qui pouvait être retenue à l’encontre de l’accusé qui a été acquitté".

Aujourd’hui, Abdulahi Ahmed Guelleh doit donc attendre que la justice tranche définitivement, pas avant six mois sans doute. Son avocat envisagera ensuite de demander une indemnisation pour ces trois ans et deux mois de détention provisoire. Il espère que la France sera également condamnée pour un enlèvement qu’il juge illégal.

La situation administrative du Somalien est inextricable. Enlevé, l’homme n’a évidemment aucun papier prouvant son identité ou son entrée sur le territoire. "Il n’existe pas", résume Martin Pradel, l’un des avocats des Somaliens pendant le procès. Il ne peut pas voyager, quand bien même il aurait les moyens de payer son billet. Pour aller où, d’ailleurs ? Au Puntland, le commanditaire de l’acte de piraterie, dont le nom a été évoqué lors du procès, pourrait se venger. A Luuq ? La ville est aujourd’hui l’objet de combats entre les milices islamiques et les soldats du croupion de gouvernement.

Abdulahi Ahmed Guelleh aimerait finalement rester en France, dans ce pays qui l’a fait venir contre son gré. Il envisage une demande d’asile mais doit d’abord trouver un domicile fixe. Or, la semaine prochaine, son petit pécule - 600 euros - sera épuisé et il ne pourra plus payer les 38 euros de sa chambre. Tout cela, il le ressasse jour et nuit : "J’ai l’impression de flotter, que tout ce que je vis là est irréel."

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