En Côte d’Ivoire, le viol comme arme de guerre civile

Publié le 4 mars 2011 sur OSIBouaké.org

Par Elise Anne | Rue89 | 03/03/2011 | 12H43

Alors que les hommes se disputent violemment le pouvoir, les femmes pâtissent discrètement du conflit. En Côte d’Ivoire, pays déchiré entre pro-Ouattara et pro-Gbagbo, le viol est utilisé comme arme de guerre. Gaëtan Mootoo et Salvatore Saguès, deux chercheurs d’Amnesty International en charge de l’Afrique de l’Ouest, ont enquêté sur le sujet.

Dans un camp comme dans l’autre, on profite de l’escalade de violence pour détruire les populations, moralement comme physiquement. Le but ? Affaiblir le camp adversaire. Salvatore Saguès parle d’humiliation :

« On viole des femmes, des fillettes de 5-6 ans aux vieilles dames de 60 ou 70 ans. Et le fait que des femmes de tout âge soient victimes de ce genre d’actes montre bien qu’il y a une volonté de rabaisser la femme et la communauté dans son ensemble. »

Gaëtan Mootoo insiste sur le fait que les femmes sont victimes de violences sexuelles par les deux parties :

« A la fois du groupe d’opposition armé – les membres des Forces nouvelles – et des membres des Forces de défense et de sécurité loyales au Président sortant Laurent Gbagbo. »

Les premiers soutiennent Alassane Ouattara, qui a été internationalement reconnu comme le vainqueur de l’élection présidentielle ; les seconds sont partisans de Laurent Gbagbo, le Président sortant qui refuse de reconnaître les résultats entérinés par l’ONU  .

« Ils se sont jetés sur moi. Ils m’ont tous violée à tour de rôle »

Les deux chercheurs ont recueilli des témoignages de ces femmes, agressées par l’un ou l’autre des groupes. Les récits qui suivent ont été publiés dans un pré-rapport d’Amnesty International.

L’une raconte que le 19 décembre 2010, des hommes ont fait irruption chez elle au milieu de la nuit :

« Ils sont rentrés, ils étaient huit : quatre en civil et quatre au corps habillé, en treillis foncé et cagoulés. Deux ont emmené mon mari dehors et six sont venus vers moi. Ils m’ont demandé de me déshabiller et je ne l’ai pas fait alors ils se sont jetés sur moi. Ils m’ont tous violée à tour de rôle.

Ils ont jeté les enfants par terre. Les enfants pleuraient. Moi je criais. […]

Puis ils sont partis, et j’ai trouvé mon mari couché dehors sur le ventre. Il était mort. Les gens qui m’ont violée m’ont dit que si je voulais me plaindre, je n’avais qu’à aller voir ADO [Alassane Dramane Ouattara, ndlr]. »

Une autre, une jeune fille de 15 ans qui vivait dans un village situé à 600 km à l’ouest d’Abidjan, a eu affaire à des hommes pro-Ouattara en janvier :

« Je rentrais chez moi vers 16 heures. Le commandant FN [Forces nouvelles, ndlr] m’a forcée à monter dans son véhicule et m’a emmenée dans la brousse, à l’extérieur du village et m’a violée à l’arrière du véhicule. Après, il m’a mise dehors et m’a laissée là-bas. »

A Abidjan, la capitale économique, les habitants mettent même en place des stratagèmes pour essayer de faire fuir les agresseurs. Dans le quartier Abobo, considéré comme hostile à Laurent Gbabgo, des descentes des Forces de défense et de sécurité ont régulièrement lieu. La population a mis en place « l’opération casseroles », sur lesquelles ils tapent pour faire un maximum de bruit et faire fuir l’ennemi. Mais le bruit ne suffit pas toujours à épargner les femmes.

« Elles ne peuvent plus exercer leur travail »

Ces femmes à qui on enlève tout : leurs agresseurs pillent leur travail. Gaëtan Mootoo raconte que les Forces de sécurité emportent tout sur leur passage :

« Ce sont des femmes qui sont dans des activités non formelles, qui vendent des chaussures, des vêtements. Elles sont victimes de violences sexuelles et on emporte tout. Elles ne peuvent plus exercer ce qui les lie à la société : leur travail. Aucune activité après, c’est la mort lente. »

Une femme raconte :

« Le lundi 3 janvier, ils sont venus très tôt le matin. […] Ils avaient des couteaux et des machettes. Ils ont cassé la porte de ma maison et sont tombés sur moi. Ils s’étaient masqués le visage avec du charbon.

Ils n’ont rien dit ; ils se sont jetés sur moi. Ils ont fait n’importe quoi avec moi. Ils m’ont violée, trois ou quatre d’entre eux. Ils ont brûlé ma maison, la maison de ma famille et ils ont tué mon frère. Ils ont tout volé dans le magasin et puis ils l’ont brûlé. Le même jour, nous avons fui avec ma maman et la femme de mon frère et ses enfants ».

Leur pays ne condamne pas ces agresseurs. En République démocratique du Congo, des officiers ont été condamnés pour viol en février dernier, mais ces condamnations restent rares. Pourtant, pour Salvatore Saguès d’Amnesty International, c’est la seule issue possible vers la fin de cette méthode ultra-violente d’intimidation. (Voir la vidéo)


Amnesty International sur la Côte d'Ivoire
envoyé par rue89. - L'actualité du moment en vidéo.

Ces viols se déroulent dans une grande indifférence : en dehors de quelques associations militantes pour les droits humains, personne n’en fait une priorité.

« On parle géopolitique, on parle cacao », mais pas des femmes

Pour Gaëtan Mootoo, ce sont des victimes « oubliées » : « On se focalise sur l’impasse constitutionnelle. » Les deux chercheurs constatent que lorsqu’on parle de la Côte d’Ivoire, « on parle géopolitique, on parle cacao, on parle de l’ONU   » mais que l’on oublie que « dans une guerre civile, des deux côtés il y a des hommes qui sont tués, des deux côtés il y a des femmes qui sont violées ».

Mais ces femmes violées sont « niées », raconte Salvatore Saguès :

« On ne reconnaît même pas qu’elles ont été violées. La reconnaissance passe d’abord par le fait de dire : “Oui vous avez été victime, oui ce n’est pas votre faute, oui il y a des agresseurs. Voilà les agresseurs et voilà ce qu’on va faire à ces agresseurs”. »

Une fois le mal fait, elles n’ont pas la possibilité de se retourner vers la justice – celle-ci n’existe quasiment plus de depuis près de dix ans. Salvatore Saguès s’emporte :

« L’impunité est totale : vous pouvez tuer des gens, vous pouvez violer des gens. Quasiment personne n’a été traduit en justice. On ne peut pas reconstruire un pays si la population n’a aucune confiance dans sa justice. »

Pour les deux chercheurs, la reconstruction du pays ne peut attendre la fin du conflit :

« On ne pourra pas régler la question de la Côte d’Ivoire si on ne règle pas le problème du respect des droits humains et de l’Etat de droit. »

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