"Faut-il manger les animaux ?", de Jonathan Safran Foer : on achève bien les animaux

Publié le 15 janvier 2011 sur OSIBouaké.org

Le Monde des Livres - 06.01.11 - Adieu dinde, foie gras, saumon fumé ? Quelques jours seulement après les agapes de fin d’année, la lecture du dernier livre de Jonathan Safran Foer risque de provoquer des haut-le-coeur chez un certain nombre de lecteurs, y compris - et surtout - parmi ceux qui ne se sont jamais vraiment posé la question du végétarisme. Faut-il manger les animaux ? C’est à partir de cette question, simple en apparence et pourtant révolutionnaire, que l’écrivain américain s’est livré à un impressionnant travail d’enquête et de réflexion. Connu jusqu’ici pour deux romans qui avaient mis en évidence la force de son écriture et la vigueur de son imagination, ce jeune auteur (il a 33 ans) s’est attaqué, cette fois, à un sujet extra-littéraire, totalement dénué de poésie.

Son livre, cependant, n’est pas un essai classique. Bien qu’il ait amassé des quantités de données considérables, bien qu’il se soit rendu sur le terrain pour visiter des élevages (y compris de nuit, à l’insu des propriétaires), bien qu’il ait interrogé de nombreux acteurs du secteur aux Etats-Unis, Jonathan Safran Foer n’a pas écrit un livre de journaliste, pas plus qu’un traité scientifique. Et pas un livre de philosophe non plus, bien que les questions d’éthique y tiennent une place importante. Cet ouvrage "hybride", selon sa propre expression, est l’essai d’un écrivain non spécialiste, qui s’est senti concerné par un problème banal et très largement ignoré : avons-nous le droit de faire souffrir et mourir des êtres vivants pour notre plaisir collectif, alors que notre survie n’est pas en jeu ? Pouvons-nous sans "honte" supporter la cruauté, mais aussi les problèmes sanitaires qu’engendre une recherche de productivité (et donc de profit) frénétique ? L’intention de Foer n’est pas de convertir la terre entière au végétarisme (qu’il pratique lui-même) ni d’édicter des règles intangibles, mais d’attirer l’attention sur cette question. Avec ses moyens d’écrivain, sa subjectivité, ses imperfections, son pouvoir d’invention. Une attitude dont la juriste Marcela Iacub souligne l’intérêt, mais aussi les limites, reprochant à Foer de ne pas prendre la question morale suffisamment au sérieux.

D’abord, il y a les chiffres. Effarants. Certains placés en tête des différents chapitres : "Le secteur de l’élevage industriel participe au réchauffement planétaire pour 40 % de plus que l’ensemble des transports dans le monde." D’autres glissés à l’intérieur du texte : "En tout, le monde élève aujourd’hui 50 milliards de volailles" par an. Puis vient le commentaire : "Chaque année, on oblige 50 milliards d’oiseaux à vivre et mourir de cette façon-là." Cette "façon-là", il faudrait être sourd, aveugle ou habiter sur Mars pour ne pas en connaître au moins les grandes lignes : l’empilement d’animaux dans des espaces ridicules, le bricolage de leur code génétique à des fins de productivité, leur surconsommation de médicaments "non-thérapeuthiques" (c’est-à-dire administrés de manière entièrement préventive), la manière dont ils sont transportés, puis abattus comme s’ils n’étaient pas des êtres vivants, mais de vulgaires objets. "Les animaux sont traités juridiquement et socialement comme des marchandises", constate l’auteur. Tout le monde le sait. Tout le monde l’ignore.

D’où l’utilité d’un travail d’écrivain. Car au-delà des statistiques, très frappantes, c’est l’orchestration des faits qui donne au livre sa force de conviction et son originalité. L’auteur ne se contente pas d’aligner des chiffres, il les met en scène en les croisant avec sa propre histoire, son rapport au judaïsme, le fait d’être devenu père et son admiration pour sa grand-mère, cette femme qui, étant jeune, a erré dans l’Europe envahie par les nazis. Pour elle, écrit Safran Foer, la nourriture est "un mélange de terreur, de dignité, de gratitude, de vengeance, de joie, d’humiliation, de religion, d’histoire et, bien entendu, d’amour."

Dominé par l’emploi de la première personne, ce texte ne prétend pas faire autorité sur la question, mais seulement rendre visible et presque palpable le drame de la "chair torturée". Pour reprendre la formule du peintre Paul Klee, Foer ne peint pas la réalité, il cherche à la "rendre visible ".

"Je suis le lieu ouvert où s’entremêlent la raison et l’émotion." De passage à Paris pour quelques jours, l’écrivain new-yorkais ne se cache pas d’avoir voulu "convaincre" en rédigeant cet essai. Mais à sa manière, en visant seulement une forme d’efficacité. Ce qu’il voudrait, c’est que les gens s’alimentent "un peu différemment", suggère-t-il très sérieusement. Entendez : en ayant conscience de ce qu’ils mangent et en prenant leurs distances avec les excès de l’élevage industriel. Reste que, pour "convaincre" (et quelles que soient les paroles plus ou moins lénifiantes dont il use pour éviter de heurter ses lecteurs ou de les faire fuir par trop de radicalisme), il emploie les grands moyens.

D’abord, en plongeant au coeur des problèmes éthiques, qui font appel à la conscience du lecteur, à son sens des responsabilités. "Nous vivons une situation étrange, écrit-il dans son livre. Nous sommes pratiquement tous d’accord pour dire que la façon dont nous traitons les animaux et l’environnement est importante, et pourtant rares sont ceux parmi nous qui prêtent une grande attention à notre principale relation aux animaux et à l’environnement."

Ensuite en montrant de quelle manière, aux Etats-Unis (son champ d’investigation principal), la toute-puissance des forces économiques a réussi à créer des enclaves de non-droit, à l’intérieur desquelles les éleveurs peuvent bafouer en toute impunité les règles en vigueur. Le département de l’Agriculture, indique-t-il par exemple, "exclut les poulets de son interprétation des dispositions de la loi sur les méthodes d’abattage ". Enfin, en suscitant la peur : l’énumération des problèmes sanitaires engendrés par l’élevage industriel et ses conséquences sur la santé humaine ont de quoi faire froid dans le dos.

En bon romancier, Safran Foer sait faire surgir les images les plus saisissantes, solliciter les émotions de son lecteur, conduire une enquête comme un véritable récit. Pourquoi, dans ces conditions, n’avoir pas choisi la forme romanesque ? "Je n’aime pas les romans qui ont un objectif politique, explique-t-il. La fiction, dans ces cas-là, devient un moyen, alors qu’elle doit être une fin." Il est concentré, le regard malicieux derrière les lunettes d’écaille qui ne parviennent pas à le vieillir. "Sans compter que l’imagination à l’oeuvre dans ce livre n’est pas la mienne : c’est celle de l’industrie. Beaucoup des choses que je décris dépassent ce que j’aurais pu imaginer. Si je les avais incorporées dans un roman, personne ne m’aurait cru !"

De fait, la description des hangars ultra-sécurisés où perchent des milliers de volailles qui ne verront jamais la lumière du jour, celle du bain électrique qui les attend à leur arrivée dans les abattoirs, puis de la "soupe fécale" où sont plongés les poulets morts, celles des précautions que prennent les éleveurs pour se protéger des regards indiscrets, tout cela ferait bonne figure dans un livre de science-fiction - ou dans un roman d’horreur. Seulement c’est là, sous nos yeux, dans nos assiettes, jour après jour. S’il ne va pas jusqu’au bout des questions qu’il soulève, Safran Foer a au moins le grand mérite de faire en sorte que nous ne puissions plus être protégés par notre ignorance.

FAUT-IL MANGER LES ANIMAUX ? (EATING ANIMALS) de Jonathan Safran Foer. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gilles Berton et Raymond Clarinard. L’Olivier, 360 p., 22 €.

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